De nombreux pays asiatiques m’ont fasciné. Mais le Vietnam sort nettement du lot. Je ne connaissais de ce pays que ce que j’avais lu dans les livres lorsque je m’intéressais, il y a quelques années, à sa trajectoire de développement dans une approche comparative avec d’autres pays en développement. Avant cela, ce sont bien sûr les images des films sur la guerre au Vietnam ou mes leçons d’histoire sur la décolonisation qui me donnaient une vague connaissance de ce pays de l’Oncle Hò. Et je crois que c’est le cas pour beaucoup d’entre vous.
Vous seriez aussi fascinés que moi si vous découvriez ce pays, non pas à travers ce qu’il fut, mais ce qu’il promet de devenir. En revenant du district de Chau Duc, une petite ville située dans la province du Ba Ria Vung Tau, où je suis allé visiter une usine qui importe des noix de cajou de l’Afrique de l’Ouest et les transforme pour les revendre sur le marché international- en captant au passage toute la valeur que nous avons été incapables de mettre sur nos produits- j’ai passé une bonne partie du chemin à me demander pourquoi ces asiatiques réussissent-ils aussi facilement là où nous échouons continuellement. Sont-ils plus patriotes que nous ? Sont-ils plus disciplinés ? Sont-ils plus organisés? Travaillent-ils plus? C’est peut être tout cela à la fois.
Nos conditions économiques et sociales n’étaient pourtant pas si différentes de celles des pays asiatiques lorsque nous accédions à l’indépendance. Comme nous, nombre d’entre eux ont été colonisés. Certains, comme le Vietnam, ont vécu plusieurs années d’une guerre dévastatrice. Ils se sont pourtant tous relevés et se développent à pas de géant pendant que nous stagnons.
Je disais hier matin à des amis, en rigolant, que l’Asie émergente se réveille lorsque l’Afrique se couche et rêve d’émergence. Mais croyez-moi ce n’est pas seulement à cause du décalage horaire que je l’ai dit. Les Vietnamiens m’ont renforcé dans ma conviction selon laquelle l’émergence n’est pas le slogan vague et creux que nos dirigeants utilisent à longueur de discours en répétant les mots que quelques-uns de leurs conseillers ont ramassés dans des livres sans même savoir ce que ça signifie vraiment. Si vous avez écouté notre Président dans son discours du 31 décembre, vous avez dû entendre plusieurs fois le mot « émergence » ou Plan Sénégal émergent. Malheureusement, rien dans ce qu’il a dit ne permet de créer les conditions de l’émergence.
La première raison, et la plus simple, c’est que le cadre politique et social dans lequel cette émergence doit se réaliser est incohérent, instable et donc forcément non durable et inapproprié pour porter et mettre en œuvre le processus de transformation structurelle qui sous-tend l’émergence. On a démarré avec Yoonu Yokkuté. On est ensuite passé à la Stratégie Nationale de Développement Economique et Sociale (SNDES). On vient de rentrer dans la phase du Plan Sénégal Emergent. Tout cela en moins de deux ans. Je ne parle même pas de la Stratégie de croissance accélérée (SCA) qui n’a jamais rien accéléré depuis son lancement par Wade et que Macky semble vouloir garder. Plus grave encore, toute cette vision très « court-termiste » doit être portée par une coalition politique « soupou kandia », qui se partage des privilèges plus qu’elle ne partage les bienfaits du développement avec le peuple dont près de la moitié végète encore dans les affres de l’indigence. Cette coalition qui nous gouverne s’épie plus qu’elle ne travaille et, peu à peu, elle fait passer les partis avant la patrie. Notre gouvernement ne sait pas que l’émergence ne se décrète pas. Elle est tout sauf une affaire d’experts ou de cabinets de consultants, fussent-ils les plus réputés du monde ! L’émergence est le fruit du mouvement d’ensemble d’un peuple qui se transforme et transforme la réalité dans laquelle il vit ; qui se projette dans un futur qu’il conçoit et se donne les moyens de réaliser, et qui suit la cadence donnée par des leaders visionnaires, intègres et profondément patriotes.
Ce n’est donc qu’une étape vers un développement inclusif et partagé. Pour un pays comme le Sénégal, avant d’émerger, il faut d’abord sortir de la catégorie des pays les moins avancés (PMA). Car lorsque qu’on est au fond de l’eau, le plus raisonnable c’est de remonter à la surface d’abord, sortir la tête de l’eau, et ensuite nager. J’aurai certainement été plus en phase avec notre cher Président s’il avait dit le 31 Décembre : « Mes chers compatriotes, dans 5 à 8 ans, le Sénégal sortira de la catégorie des PMA et rejoindra le Botswana, le Cap Vert et les Maldives, les trois seuls pays à avoir réussi la prouesse de sortir des PMA depuis la création de cette catégorie en 1971…. Voici ma stratégie…. ». Il a préféré parler des 2000 logements sociaux qu’il envisage de construire pour régler la crise du logement dans la capitale. Dans la seule province de Dong Naï, située à une heure d’Ho Chi Minh Ville, où j’ai été cette semaine, des dizaines de milliers de logements sont en construction et les immeubles s’alignent sur des dizaines de kilomètres, dans des quartiers bien urbanisés et traversés par des routes et autoroutes d’une qualité remarquable. J’espère que vous avez bien vu en passant notre manque d’ambition.
Je visite le Vietnam dans le cadre d’un programme de développement de la coopération économique et commerciale entre les pays du Sud. J’y ai donc visité des entreprises, dont une qui transforme des noix d’acajou. Elle est dirigée par un jeune vietnamien d’une trentaine d’années. Son chiffre d’affaire est de près de 30 millions de dollars, rien que dans la noix de Cajou. Elle transforme plus de 25.000 tonnes de cajou par an, dont les 20.000 viennent de l’Afrique de l’Ouest; une certaine partie venant même de la Guinée Bissau et de la Casamance.
Pendant tout le temps que je visitais les entrepôts dans lesquels sont empilés des sacs de noix de cajou venus de nos brousses ouest africaines et estampillés « Product of Ghana » ou « Produit de Côte d’Ivoire », et les grandes salles de machines ou d’autres dans lesquelles les ouvrières, telle dans une ruche, s’acharnaient au travail, je me suis dit que tout emploi créé au Vietnam dans cette filière est un emploi perdu par nos pays. Mais notre problème est encore plus compliqué. Même dans les rares cas où nous transformons certains de nos produits, les asiatiques nous battent quand même sur tous les marchés où nous rentrons en compétition en dépit de l’insondable longueur d’avance que nous avons sur eux : Ils viennent acheter les matières premières chez nous ; les transportent en bateau et payent l’assurance et toutes sortes de taxes ; perdent en cours de route une partie de la marchandise qui se dégrade à cause des conditions de transport ; etc…Et à l’arrivée, il vendent moins cher et donc plus que nous. S’il en est ainsi, c’est parce qu’ils sont nettement plus compétitifs.
La raison est toute simple : le coût de l’électricité plombe nos industries ; le prix du carburant plombe l’activité économique en générale (transport) ; notre improductivité et notre manque d’ardeur au travail nous enlève toute possibilité de progrès. Le laisser-aller, la corruption, les grèves et chantages des enseignants, étudiants, personnels des hôpitaux, de la justice, des transporteurs, etc., sur fond d’intérêts corporatistes, viennent s’ajouter à la cacophonie politique, à la faiblesse de la gouvernance et à l’inconsistance des politiques publiques pour faire le reste.
Le jeune Cao Thuc Uy qui dirige l’une des entreprises que j’ai visitées est un entrepreneur peu ordinaire. Il y a quelques années, lorsqu’il modernisait ses installations, les technologies disponibles et les conditions du marché mondial l’obligeaient presque à se séparer de près de 2000 employés. Il a préféré négocier le départ de quelques centaines et garder plus d’un millier d’emplois dont près de 90% sont des femmes. La raison qu’il m’a donnée m’a simplement laissée bouche bée : «Certaines de ces employées sont avec nous depuis plus d’une dizaine d’années. Elles étaient déjà là du temps de mon père. Je ne peux accepter qu’elles perdent leur emploi du jour au lendemain juste pour que j’augmente mon bénéfice… ». Vous conviendrez avec moi qu’on est loin du capitalisme sauvage.
J’ai remarqué au passage, partout où nous sommes allés, que nous avons été reçus par les plus grands dirigeants des entreprises et des provinces que nous avons visitées ; des dirigeants que nous pourrions pourtant prendre comme n’importe lequel des travailleurs si l’on considère leur humilité et leur comportement. On ne devine leur statut qu’à travers la déférence avec laquelle les autres les abordent. C’est parce que le respect de l’autorité et la discipline sont des valeurs profondes de cette société. Nous les avions aussi ces valeurs. Mais nous les perdons peu à peu. Le Vietnam m’a donné une leçon bouleversante. On revient de ce pays forcément différent.
Cheikh Tidiane Dieye
Docteur en Etudes du Développement
Directeur exécutif du Centre africain pour le commerce, l’intégration et le développement (CACID)