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Politique(s) De La Misère, Misères De La Politique Au Sénégal: A Quand Les Miséricordes?

Politique(s) De La Misère, Misères De La Politique Au Sénégal: A Quand Les Miséricordes?

Lorsqu’il publiait son Misères de la philosophie en 1847, le penseur allemand Karl Marx ne faisait pas qu’administrer une critique en règle à la Philosophie de la Misère publiée l’année précédente par le philosophe français Pierre-Joseph Proudhon.

Au-delà de régler ses comptes avec ce qui apparaissait comme une disculpation intellectuelle de l’ordre politique bourgeois de l’époque, Karl Marx proposait une façon intellectuellement plus efficace et socialement plus légitime de considérer les problèmes politiques qui lui étaient contemporains. Il s’agissait en l’occurrence de la dialectique qui proposait théoriquement les deux préceptes que voici : d’une part, il convenait selon Marx de sortir de la philosophie comme moyen pour les savants et pour les politiques d’appréhender les défis posés par la question de l’ordre social. La philosophie était inapte selon lui pour fournir la grille de lecture et les outils politiques viables pour résoudre le problème politique majeur qui était celui de la « transformation » de l’ordre social dont le moment était venu de dépasser la « formation » (cf. sa onzième thèse sur Feuerbach). D’autre part, pour s’acquitter de cette mission que la philosophie était incapable de résoudre, il fallait précisément considérer l’ensemble des rapports de force qui se nouaient entre les groupes sociaux, les pouvoirs en place et les masses, à partir des diverses activités d’extraction et de distribution des biens.

En parlant de manière aussi terre à terre de la pensée et des catégories conceptuelles que mobilisaient cette confrontation intellectuelle du XIXè siècle, nous avons l’intention de nous livrer à un exercice beaucoup plus modeste dont les motivations et les objets divers ne sont pas néanmoins trop éloignées de ceux des penseurs que furent Marx et Proudhon.

Empruntant à Karl Marx la méthode de sa critique, nous pensons qu’au Sénégal le peuple s’est pendant trop longtemps fait promettre et raconter ses miséricordes par un establishment politique inchangé dans sa structure d’ensemble. Pourtant celui-ci n’est jamais parvenu à lui résoudre ses misères bien que cela est censé être sa tache suprême et permanente. Nous estimons qu’il est temps de sortir de la politique comme schéma intellectuel, non pas la pratique sociale en tant que telle, mais comme une façon d’imaginer et de s’adonner à cette pratique sociale fondamentale qui modèle l’ordre social dans le temps et dans l’espace. Bien qu’il semble évident que la politique constitue la seule façon de résoudre les misères et de les partager, en idée comme en pratique, jusqu’ici il s’est établi et développé au Sénégal une pratique politique contraire. On a assisté depuis les premières heures de notre jeune Etat, pour nous limiter à cette période, à une « politique de la misère » dont la seule symétrie ou l’unique dialectique parfaite est sans doute celle qui ne cesse d’entretenir un horizon de misères.

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L’illusionnisme de la politique spéculative : la misère intellectuelle

Les hommes, n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux, de ne point y penser », Blaise Pascal, Pensées. Livre IV, 5ème éd. Havet (Extrait du Littré, Edition 2010, Entrée Misère)

La manière de faire la politique au Sénégal est assez connue de tous. Pour autant, il semble que l’on n’est pas parvenu jusqu’ici à répandre une compréhension assez nette de ce en quoi elle consiste et des racines de sa nature fondamentalement spéculative et violente. Cet aspect qui est en même temps connu et incompris se trouve être dans le fait suivant : il n’y a jamais eu de la part des dirigeants et des professionnels de la politique un effort pour considérer les catégories socio-économiques, la dimension sociale du bien être dans l’action politique. Cette dernière est naturellement conçue ici au sens de l’activité gouvernementale destinée à accumuler et à distribuer des biens, mais aussi au sens de l’activité de représentation et de défense de l’intérêt général et de l’intérêt national à travers les différents organes de la mobilisation politique.

La construction de l’Etat comme un ordre fondamentalement aspirant à l’égalité reste inconsidérée en relation avec la productivité et le bien-être, même si notre pays revendique les valeurs de la république et de la démocratie. La raison en est que notre élite dirigeante s’est limitée, aux fins de sa propre reproduction et de son maintien au pouvoir, à des modes de réappropriation, d’assimilation et d’adaptation, voire de travestissement de schémas intellectuels étrangers dans un substrat culturel qui évolue lui dans des dynamiques qui lui sont propres. De ces outils superstructurels fantasmés, on a voulu avec persistance faire des formules de toutes sortes pour résoudre la question politique nationale. Depuis les indépendances, la liste de ces artifices magiques n’a pas cessé de s’allonger : développement, modernisation, socialisme africain, démocratie populaire, sursaut national, libéralisme, bonne gouvernance, réduction de la pauvreté, développement humain, objectifs du millénaire, droits de l’homme, etc.

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La conséquence a été précisément de réduire la politique à une sacralisation sophiste de la construction nationale. Autrement dit, un projet dont le caractère mythologique et l’effet slogan révèle toute la portée tribale et le fétichisme d’Etat qui a permis à la classe dirigeante d’accaparer à lui tout seul l’Etat et les divers moyens de survie qu’il procure. Cette misère intellectuelle n’est pas donc une absence ou une carence du sens que l’on donne au projet national. En revanche, elle reste bel et bien une façon élitiste et dynastique de penser la politique, d’en faire l’apprentissage, d’en transmettre et d’en pratiquer une conception exclusive dans le cadre d’une idéologie autoritaire de domination des masses par les élites dirigeantes. Le fétichisme d’Etat, c’est-à-dire une façon de mythifier l’Etat et les hommes qui l’incarnent et l’accaparent, est le soubassement intellectuel et idéologique par lequel la construction de l’Etat demeure un projet hégémonique pour la seule classe dirigeante. Ce fétichisme consiste à penser et faire croire que l’Etat est au-dessus de tout et que, par conséquent, tous les privilèges que les hommes de l’Etat s’arrogent sont justifiés et ne sauraient être remis en cause par le temps, ni par l’aspiration irrépressible des masses longtemps asservies et affamées.

Pour faire perdurer cet ordre idéologique et la forme politique qui en découle, en l’occurrence une démocratie électorale de sous-développement économique au seul profit des élites, il a fallu faire admettre l’idée que l’opposition politique ne saurait être autre chose qu’une forme de participation et de soutien à l’Etat, et non sa remise en cause ou sa réinterprétation, encore moins sa transformation. D’où la propension de notre élite dirigeante à dissoudre le pluralisme politique, fut-il artificiel, dans une culture du compromis et de la négociation. Puisque la grammaire profonde de ce pluralisme biaisé est de garantir les conditions de la reproduction des élites dirigeantes à travers une logique de partage du gâteau, la politique ne peut effectuer sa propre remise en cause pour propulser la transformation sociale. Cet état de fait est illustré à la fois dans son historicité et dans sa triste splendeur institutionnelle. D’abord, par l’absence de démocratie et la fréquence des successions patriarcales controversées au sein des partis politiques. Ensuite, par la culture d’un dialogue politique qui n’a jamais lieu dans les cadres institutionnels prévus à cet effet. Au lieu des chambres parlementaires et des hautes instances de l’Etat, le dialogue politique a lieu dans des conciliabules et des conseils de guerre érigés au sein et entre des coalitions politiques et des mouvements soi-disant citoyens.

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Il est d’ailleurs assez symptomatique que la notion de dialogue politique soit demeurée un fourre-tout et un vœu pieux souvent invoqué, tandis que, paradoxalement, les luttes politiques persistent autour des mêmes enjeux. En effet, la vie politique au Sénégal tourne toujours autour d’élections, de lois controversées, de la corruption et bien entendu du maintien ou la suppression d’instances représentatives dont la fonction essentielle qu’on leur attribue est le recasement et le contrôle d’une clientèle politique souvent indocile du fait de son inculture et de sa voracité incompressible. Cette façon de faire la politique donne l’illusion d’une effervescence et d’une entente salutaire au sein de la classe politique et de son dévouement à la cause nationale. Mais, comme l’illustre l’usage qu’on y fait de la communication et de l’information, c’est une politique qui se nourrit du bavardage et du bruit, de la clameur et du spectacle, de la ritualité rébarbative. Par ces procédés, la politique spéculative dissimule la violence des désaccords et des affrontements politiciens et distrait les attentes et les suspicions de la multitude.

La politique spéculative, consistant d’une part dans un intellectualisme évidée autour de notions délibérément indéfinies et tenues dans le flou idéologique, et d’autre part, dans la règle du négoce politique et du pluralisme artificiel, est inséparable de la misère idéologique de notre classe dirigeante dont elle reflète en fin de compte la mentalité élitiste.

 

Aboubakr TANDIA

Aboubakr TANDIA

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