Certes, une grande partie de notre peuple a souffert des hiérarchies de nos sociétés ancestrales. Peut-être même qu’on n’a pas encore fini de faire les frais des inégalités a priori qui infusent de l’implacable deus ex machina de la stratification sociale. Ce qui ne saurait justifier l’ingratitude impardonnable d’en oublier les facettes civilisatrices dont l’héritage nous vaut aujourd’hui de n’avoir pas été entièrement à la merci de la supercherie universaliste dont la géométrie fluctuante n’a jamais cessé de converger vers l’impérialisme culturel.
Il n’en reste pas moins que les « castés » dans leur totalité ainsi que les « nobles » ou « affranchis » de la royauté, puis du colon, ont tous été soumis au joug de la politique de l’invisibilité, du désir et de l’avantage du sang. Tous ont laissé des descendances qui en portent et subissent encore de nos jours les marques profondes et douloureuses. Y a sans doute été pour quelque chose la rencontre de notre société avec des systèmes plus sophistiqués tels que l’islam et le christianisme, le socialisme et le libéralisme, sans oublier le scientisme. Mais le constat est horripilant : notre société est écartelée entre ses désirs de progrès et ses démons, ces mauvaises habitudes confortables ainsi qu’une fierté pour un présent souvent réifié, si bien que l’on n’en ignore encore le sens véritable. Si ce n’est pas pire, des pans entiers y exaltent le pouvoir des hiérarchies, aussi bien à travers l’oralité nostalgique que par les pratiques créolisées. Quitte à inverser les rôles d’hier à des fins qu’il importe de comprendre sans trop tergiverser. C’est cela la grande contradiction.
On a vu de jeunes amoureux voir s’envoler leur rêve de s’unir à vie du fait de l’appartenance de l’un ou l’autre à une famille de castés. De jeunes lutteurs, marchands ambulants, ouvriers, paysans, pêcheurs, etc., ont vu leurs labeur, leurs richesses, leur dignité, leurs rêves et d’autres prétentions légitimes violemment rejetés et niés, du simple fait de leurs identités proto-coloniales de sous « évolués » d’« ignares », d’illettrés ou de « broussards ». Identités pourtant fabriquées et reproduites par les habitus d’une société mise en difficulté par la turbulence de son périple entre le monde féodal des « céddò » et la culture tribaliste des colons. De même, des villageois ont-ils vu leur combat pour la liberté et leur aspiration aux fruits de la décolonisation allègrement méprisées et réduites à la misère par des hordes urbanisées, elles-mêmes plus ou moins asservies aux mœurs et aux intérêts étrangers. Combien de danseurs, musiciens, artistes, et autres aspirants du folklore ont vu leur art et leur personnalité indistinctement associés à celui-ci, rejetés et estampillés « traditionnels », « archaïques », « contre-productifs » ou d’aucune noblesse pour la seule cause de leur origine sociale de griots et d’autres clans de « castés » ? Combien de saints, de savants, de braves, de soldats, de fonctionnaires, et autres bras et têtes valides ont été bridés en deçà ou au milieu de leur fulgurance pour peu qu’ils furent « castés » : « ñééño », broussards ou « sous-évolués » ?
Autant on ne saurait y compter ni se réjouir du nombre des victimes directes ou collatérales de cette politique des castes, qu’elle fut ancestrale ou coloniale, autant on peut s’étonner qu’aujourd’hui ces victimes d’hier, semblent se lancer dans un mouvement presque identique, sinon plus destructeur et moins légitime de domination socioculturelle: une sorte de revanche sociale contre une société nationale dont le mode de structuration et de fonctionnement n’est plus celle dans laquelle pourtant ses auteurs ou militants se voient triomphant et révoltés ? Auraient-elles une présomption malheureuse d’avoir bien identifié leurs bourreaux et être parvenus à leur imposer l’égalitarisme de la modernité multiple ?
De même, autant tous les castés n’ont pas directement été victimes de cette gouvernance tribale, autant certains parmi les « non castés » en ont vécu le violent diktat des principes et des modes opératoires. En un mot, il ne faudrait pas que l’on oublie les tentatives héroïques de remise en cause et d’insoumission au régime de la stratification sociale aussi bien par les castés que par les non castés, lequel n’a d’ailleurs pas totalement disparu. Ce qui amène à poser la question de savoir pourquoi une « revanche » des castes, si jamais elle existait, et si elle profite vraiment à ses partisans potentiels.
Pourquoi donc, au nom d’une nécessaire transformation sociale ou d’une modernisation démocratique, tout le Sénégal des générations présentes et à venir devrait-il subir la révolte insidieuse des castes, une revanche sociale qui ne dirait pas son nom et cacherait à peine ses tentations totalitaires et ses ramifications avec des enjeux politiques soustraits à l’examen de l’opinion publique nationale ? Les « figures de la réussite » se seraient-elles muées en des guérilleros de la dictature des castés ?
Dans tous les cas, un tel projet, plus que la gouvernance inégalitaire des castes d’antan de laquelle elles se seraient libérées, nous paraîtrait alors plus dangereux et plus politiquement sujet à circonspection, car étant fondé sur une volonté de domination et non pas seulement sur un désir d’émancipation légitime.
Les « castés » d’hier à aujourd’hui : ñééño, mbër, banlieusards et stars
L’effacement des frontières sociales et ethniques, en dépit de l’approfondissement de la wolofisation—paradoxe s’il en est de l’ouverture démocratique entamée depuis le détour des années 90—a consacré une présence et une inclusion spontanées et indifférenciées des gèèr et des ñééño dans les sphères de la vie politique, sociale et culturelle. De quoi peuvent se réjouir les idéalistes de la construction nationale. L’effervescence culturelle qui va avec la croissance d’une industrie culturelle plus que jamais florissante laisse prospérer des processus d’assimilation sociale très intéressants, même s’ils ne sont pas plus égalitaristes qu’ils ne le laissent penser. Les individus et les familles de plus en plus mixées passent d’une classe à une autre, d’une caste à une autre. Les uns sont « ñééñoisés », les autres « gèèrisés ». Par ailleurs, dans les magazines Icône, Thiof ainsi que les sites Facedakar ou Vidéopeoples, on relève assez distinctement cette impression d’assimilation. Toutes les castes semblent être forcées de lutter pour se muer en de nouvelles, ne serait-ce que d’un point de vue politique : les stars, les icônes, les « thiof » v-i-p, jet-seteurs et fortunés convoitées ou cajolés par tous les centres de pouvoir.
La figure du « buur géwël » assume la même visée émancipatrice que celle du danseur, chanteur, prêcheur, dont l’art ou le métier se veut être une plateforme de pédagogie humaniste et démocratique pour la mixité et la cohésion sociale qui empêcherait l’affirmation des frontières et des différences ethniques. Sauf que, paradoxalement, la libéralisation des médias et de la presse, emblématique de l’ouverture démocratique et de la modernisation des institutions politiques et sociales, donne l’occasion aux « castes » d’affirmer leurs origines et leurs identités d’exclus qui seraient aujourd’hui nouvellement affranchis.
Pour commencer, ainsi des nombreuses chansons—chez Raam Daan et Seng Seng par exemple—qui louent le rôle du griot tout en soulignant son indépendance et sa fierté de casté: « gewël laa » (je suis griot !). Ainsi également du lutteur qui prétend que son art est passé de divertissement et de relique traditionnel à un « facteur de développement ». Il en est de même de la figure du « bùl faalé » incarnée à travers le nom du boxeur américain Mike Tyson : elle semble retranscrire l’art des arènes sous un mode américanisé pour ne pas dire moderniste, en en faisant une entreprise individuelle et un tremplin d’émancipation et de réussite sociale. Même si demeure vivace l’envie de paraître comme l’évolué de l’école dont on veut pourtant nier le pouvoir, notamment en riant de sa misère sociale. Qu’il me plait de citer le jeune roi des arènes, nouveau faiseur de paix en Casamance au service de sa patrie et de son gouvernement. Il s’épanchait lors de l’Emission « Thiow Lii Thiow Lii » du Vendredi 06 Décembre 2013, sur « la construction de l’Arène Nationale: la lutte est-elle un facteur de développement? » Sur la 2STV : « Ça me fait plaisir. C’est une nouvelle dimension de la lutte qu’on montre. Nous devons affirmer notre personnalité. Les lutteurs perçoivent maintenant des honoraires ou émoluments plus élevés que les salaires des ministres ou des députés. Nous sommes des nobles. Il faut que les lutteurs se respectent et croient en Dieu ».
On avait entendu des propos semblables pendant le panel sur la lutte sénégalaise, facteur de développement qui fut réuni le Vendredi 18 décembre 2009 à Dakar. Voudrait-on à ce point lapider l’évolué, cadre ou petit fonctionnaire ? Faudrait-il voir les tensions qui entourent la construction de l’arène nationale comme l’expression de ces affrontements de classes et de perspectives de ce qu’est la modernité et la révolution sociale? Les partisans du Oui ne verraient pas de mal à ce que le cocktail politiciens-lutteurs-entrepreneurs capitalistes ne fasse ses preuves, comme d’habitude, avec un gout pour la force, l’impromptu et la controverse. Quant à eux, très souvent sensibles à l’éthique de la politique et du développement ainsi qu’aux hiérarchies dans la transition révolutionnaire, ceux du Non se montrent très dubitatifs et méfiants à l’égard du nouveau trio gagnant de la modernisation démocratique. Quoi qu’il en soit, les deux camps se jettent les uns les autres les perles ensorceleuses du bréviaire développementaliste.
Et les danseuses dont la tendance à se reconvertir en mannequin n’est pas sans conforter l’interrogation de ce liminaire, même s’il reste encore beaucoup à comprendre sur ce phénomène ? En effet, selon ces filles qui n’en sont pas toutes des ñééño, encore moins des banlieusards ou des infortunées de la rue, la danse et le mannequinat sont des métiers comme tous les autres. On peut y trouver de la dignité, de la fortune et du pouvoir, bien sûr. Cela n’est pas en tout cas l’avis de nombre de prêcheurs et d’adeptes de la morale révolutionnaire ambiante.
Comment accommoder tout cela au projet de restauration des valeurs de la société dont se réclame si fièrement le pouvoir, celui-là même qui trinque et jouent avec ces castes révolutionnaires ? Tantôt avec les corps des femmes dans l’ambiance torride du jet-setting de la capitale et de la Petite-côte, tantôt avec les muscles ravageurs des gladiateurs en ngémb, tantôt avec la prestance vocale et vestimentaire des griots dans les couloirs du palais, les émissions de télé et les gradins de quelques arènes, tantôt avec le modèle de réussite de ces icônes présentées en audiences aux enfants et aux jeunes par des gouvernants qui trouvent quelque peine à convaincre par leur propre prototype.
Une revanche sociale entre ambiguïté et controverses
Au demeurant, ce sentiment de revanche sociale a toute l’ambiguïté d’un statut social encore mal défini, incompris et qui reste visiblement à conquérir. Ce qui est largement exprimé dans les connivences vestimentaires et les vices ludiques de la caste des « mbër », pour ne prendre qu’un exemple éloquent: Modou Lô est de plus en plus « représenté » en mode intello avec des lunettes qui en font de même que le « costard » mi-star mi-big man de Balla Gaye 2. Le roi des arènes récemment reconverti en Monsieur Casamance en succession à des sommités de la République telles que l’architecte Atépa Goudiaby ou encore de nombreux chefs religieux. Il faut reconnaître que c’est un bouleversement, même si cela peut vouloir dire un échec de la politique, selon le sens que l’on donne à celle-ci. Que signifie alors le passage du « ngémb » au « costard », si ce n’est une tension transitive entre l’ordre de la démocratie et celui de la révolution, entre deux modes de transition sociopolitique qui s’affrontent en s’interpénétrant? A ce stade, il n’est pas encore permis de prétendre y voir clair.
Ainsi ensuite d’une opinion diffuse qui s’avère plus pensée que dite, pour paraphraser l’ancien Président de la République Léopold Sédar Senghor à propos de l’hégémonie du wolof et des clercs musulmans. D’aucuns pensent tout bas que le développement fulgurant de l’industrie culturelle et de la presse doit non seulement au travail de l’oralité du ñééño, mais aussi et surtout à son esprit d’entreprise, sa créativité et son capital financier grossissant. D’autres disent tout haut que ce retournement social est simplement évocateur de l’affranchissement des castés, lesquels seraient enviés par leurs anciens maîtres. Coalisant dans l’anonymat des réseaux sociaux, des voix plus amères et pas moins alarmistes crient au drame : la poussée des ñééño est une menace pour les valeurs, celle des « mbër » un danger pour les enfants et la sécurité des personnes et des biens, celle des enfants de chœur affiliés aux corrals de quelques marabouts un signe de l’étiolement de la laïcité et de la décadence de l’école.
Le fait est que l’erreur n’est pas souvent loin : l’on continue de croire que tout ce qui danse, loue, chante, lutte, reste l’apanage du ñééño, du mbër, du talibé et que sais-je encore. Mais, là encore, l’erreur n’est pas totalement inévitable ni infondée. En fait, elle a une part de vérité. Si la modernisation démocratique a la vertu d’inclure, elle n’en donne pas moins l’envie de s’exclure et d’exclure à la fois. Elle génère des progrès si fulgurants qu’on en prend peur à force de mal ou de peu comprendre. Et il se pourrait que cela soit encore notre cas. Il reste à notre plume de tremper dans la pensée critique et réflexive, dans l’imaginaire historique. Mieux vaudrait alors se limiter à ces quelques incertitudes pour espérer plus grande lumière sur les mutations orphelines de notre société. La science n’a pas encore sauvé sa place à coté du pouvoir, plus précisément de la géométrie sociale de celui-ci.
De quelques horizons…
Que pourrait-on vraisemblablement comprendre par la modernisation démocratique au-delà des quelques idées éparpillées ici ? L’émancipation des minorités sur les majorités et / ou bien le repentir des majorités que pourrait avoir reconfigurées la démocratisation et son corollaire de la paupérisation (i.e. les conséquences du nivellement des revenus et des aspirations de classe) ? S’il émerge de plus en plus des labels ou des stéréotypes rassembleurs, inclusifs, il n’en demeure pas moins que l’on note quand bien même le caractère parfois pseudo-égalitariste, comme le montre les origines sociales, les parcours personnels ainsi que les activités socio-économiques des « castés » : stars, personnalités ou personnages publics, les querelles de prestige et de positionnement engendrent des luttes de factions qui n’en défigurent pas moins les concepts et les stratégies identitaires des uns et des autres.
S’il y a une base intellectuelle pour parier sur l’existence d’une dynamique de revanche sociale, on ne sait pas tout à fait comment opèrent et se légitiment les stratégies pour renverser les rôles, affirmer ou renouveler les identités, définir et allouer de nouveaux statuts de classe ou de caste, de maître ou d’esclave, de dominé ou de dominant, d’exclus ou d’inclus.
Les dérives culturelles qui auraient lieu en marge d’une simple percée industrielle du folklore ne sont pas sans rapport avec le contexte transitoire de turbulence politique, fut-il prolongé ou lent : l’économie politique libidinale, celle de la quête de la visibilité et du désir de signifier quelque chose dans le tas de la société, celle de l’échange chaotique des représentations des corps sociaux et charnels, pose également une problématique de la « revanche » du corps sur l’esprit, un esprit intellectuel et social à la fois. On semble y voir également une révolte, peut-être encore en gestation, des envies pour le sens de la vie sociale sur les besoins de l’ordre des lois : celui de la morale, de la politique et des croyances. « Sénégal bénn bòpp là » (Le Sénégal est un et indivisible!): cela reste un mythe pour construire la nation idéale, un mythe dont on a peut-être perdu le sens depuis longtemps.
Aboubakr Tandia
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