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Affaire Sangharé : Des Intellectuels Et De Ceux Qui Leur Ressemblent

« Es-tu de ceux qui assistent au spectacle ou de ceux qui mettent la main à la pâte ? – ou bien encore de ceux qui détournent les yeux et se tiennent à l’écart ?… »

Tous ceux qui revendiquent ce statut dans ce pays doivent être interpellés par ces propos de Frederich Nietzsche et assumer une fois pour toute la pensée dont il a reçu la charge au moment où des personnes mal intentionnées et les faux-monnayeurs de tout acabit ont décidé de mettre en danger la vie d’un homme, de le vilipender sans l’avoir lu, de l’exposer à la vindicte populaire, de l’obliger à avoir honte et à s’excuser publiquement dans les médias publiques dont certains sont allés jusqu’à organiser des débats orientés aux titres incitateurs du genre « Faut-il brûler le Professeur Sangharé ? » . Et cette cabale devient insoutenable lorsque certaines personnalités politiques ayant déjà sollicité le suffrage des sénégalais au lieu de consolider le débat démocratique sénégalais, fragilisé par les revendications confessionnelles et ethniques qui menacent le vivre-ensemble, participent à ce lynchage médiatique.

A moins d’appartenir à une quatrième catégorie, l’intellectuel qui choisit de fermer les yeux face à la réalité !

Et la seule manière pour un intellectuel de porter sa charge qui lui est dévolue sans fard ni contrefaçon, de parler sans hurler avec les loups c’est d’être lucide et courageux en refusant les allégeances compromettantes et la quiétude du consensus car sa prise de parole ne saurait être entravée ou balisée par une autorité quelle qu’elle soit encore moins être une rampe de lancement pour acquérir le statut social de « leader d’opinion ». S’il ne peut plus parler sans montrer patte blanche, rassurer que sa parole peut être sur le marché et espérer la bénédiction de ceux qui ont presque un pouvoir terrifiant de vie et de mort sur les citoyens c’est qu’il a failli non seulement dans sa conquête des espaces de la prise de parole libre, mais qu’il a lamentablement déserté les lieux du débat sur les enjeux de société comme l’Islam, devenus la propriété exclusive des enturbannés parfois cravatés et d’une tradition savante plus préoccupée à défendre l’orthodoxie musulmane qu’à impulser une véritable pensée novatrice de l’Islam.

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Par exemple, les falasifa, ces penseurs arabes et musulmans qui s’étaient donnés pour maîtres de grands philosophes de la Grèce Ancienne se sont naturellement invités et pris parti dans le débat sur le sens vrai du Coran confrontant deux principales écoles : le Kalam sunnite et le Kalam shi’ite. L’unanimité faite autour faite autour du Texte coranique depuis les IVème/Xème siècle, loin de renvoyer à l’unité de la communauté musulmane, traduit une adhésion à une situation de fait, non de droit, puisqu’elle minimise la gravité et la complexité des circonstances politiques, sociales et culturelles à travers lesquelles la volonté officielle (…) a imposé une version « orthodoxe » de la Révélations’appuyant exclusivement sur la tradition prophétique, la Sunna, alors que l’école shi’ite, considérant l’insuffisance de la démarche sunnite à rendre contre du sens véritable du Coran, en appelait à une herméneutique, à un dépassement de l’aspect exotérique pour dévoiler le sens caché du Coran, partant d’un Hadith, attribué au prophète de l’Islam qui constitue une arme de choix dans le dispositif argumentaire du Shi’isme et du soufisme :

Le Coran a une apparence extérieure et une profondeur cachée, un sens exotérique et un sens ésotérique ; à son tour ce sens ésotérique recèle un sens ésotérique (cette profondeur à une profondeur à l’image des sphères célestes emboîtées les unes dans les autres) ; ainsi de suite, jusqu’à sept sens ésotériques (sept profondeurs de profondeurs cachée).

Lorsque la raison s’est faite inquisitrice pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, ce fut en terre d’Islam sous la dynastie des Abbâssides (750-1258) précisément sous le khalifat d’Al-Ma’mun marquée par la controverse soulevée par l’école des mu’tazila qui, en accordant à la raison le primat sur le dogme religieux, remet en cause l’orthodoxie et va jusqu’à poser la question de savoir si le Coran est-il créé ou incréé. Loin de déplaire au Khalife Al Ma’mun, celui-ci imposa cette doctrine rationnelle pendant plus d’une décennie ; ce qui fut à l’origine de l’inquisition dirigée contre les cadis dont l’illustre représentant Ibn Hanbal, fondateur d’une école juridique s’opposant vigoureusement à toute argumentation rationnelle. Cette période s’acheva en 849 avec le khalifat de Motawakkil qui restaura le dogme du Coran incréé.

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Ces rappels me paraissent essentiels pour révéler ce qui ressemble à une forme d’amnésie structurale se traduisant dans la modernité islamique par l’occultation d’un esprit critique, très tôt présent dans l’Islam qui permis à la civilisation musulmane d’être en avance sur le reste du monde pendant près de sept siècles tant sur le plan scientifique que culturel grâce à une démarche d’assimilation syncrétique sans aucun lien particulier avec une religion donnée. Cette tension est à l’origine de la plus grande entreprise de traductions des œuvres et des commentaires d’Aristote effectuées dans la grande bibliothèque de Baghdâd, Bayt al-Hikma (maison de la sagesse) où travaillèrent des chercheurs dont la rigueur méthodologique et l’érudition sont rarement égalées dans le monde arabo-musulman actuel. Si la civilisation musulmane arabo-persane, après tant d’années de rayonnement politique et intellectuel s’est trouvée enfermée dans un immobilisme sans précédent, c’est peut-être parce qu’elle a voulu rejeter purement et simplement les emprunts faits au Judaïsme, au Christianisme, à la tradition grecque, persane et hindouiste. Évoquer ces tensions et ces échanges ce n’est pas assujettir l’Islam à une quelconque civilisation voire de chercher à le valider à partir d’un point de vue, mais c’est montrer comment la Weltanschauung coranique s’inscrit parfaitement dans les dynamiques rationnelles et multiformes des civilisations qui l’ont précédées.

L’hérésie ne serait-elle pas alors de vouloir rompred’aveccette tradition intellectuelle de l’Islam traversée par des confrontations doctrinales issues d’une situation herméneutique exprimant la quête d’un sens véritable du Texte référence sacré (Coran) énoncé dans un idiome particulier, l’Arabe, au profit d’un mode de production de l’Un plus apte à instituer le semblable qu’à ré- impulser une pratique vivifiante de la déliaison ?

Préservons ce modèle de l’Islam qui a, jusqu’ici fait de notre pays, une alternative heureuse aux fondamentalismes et aux extrémismes de tous bords.

 

Dr. Blondin Cissé

Université Gaston Berger,

UFR C.R.A.C. | Centre d’étude des religions.

F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Paris, Flammarion, in Œuvres complètes, 2000, p. 1029.

Le faux-monnayage est souvent utilisé par Nietzsche pour désigner une opération psychologique qui consiste à tricher sur la vérité de soi-même, sur la réalité pulsionnelle et la force de certains désirs. (Cf. Crépuscule des idoles, « Le problème Socrate » §10). Sa conséquence est donc de l’ordre du déguisement et de l’aveuglement, de la capacité à transformer la laideur la plus noire à une blancheur la plus éclatante. Mais ici, j’entends plus l’opération inverse.

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Cf. Dominique Lecourt, Les piètres penseurs, Paris, Flammarion, 1999, p. 14.

Constitué dès le khalifat de Ûthmân (644-656) dans la Vulgate officielle, le Coran est, en termes de foi musulmane la Parole divine révélée à Muhammad par « descentes » successives sur près de vingt-trois ans (610-632). S’étalant de la Mecque à Médine, les fragments de la Révélation sont mémorisés, au fur et à mesure, par les Compagnons du prophète et transcrits par certains d’entre eux qui maîtrisaient l’écriture, jusqu’à sa mort en l’an 632. Un premier Corpus réunissant les divers fragments est alors établi, à la demande du premier Khalife, Abu Bakr (632-634), puis recueilli et conservé par Omar (634-644) qui succéda à Abu Bakr. A la mort du deuxième calife de l’Islam, le « Corpus d’Abu Bakr » est confié à Hafsa, fille d’Omar et veuve du prophète, avant de servir de base à la recension définitive du Coran, décidée par Ûthmân, troisième Khalife, version qui fut définitivement adoptée par l’ensemble des musulmans.

Arkoun, M., La pensée Arabe, Paris, Puf, coll. Q.S.J ?, 1975, p. 13.

Désigne les propos du prophète Muhammad, rapportés par ses Compagnons, apportant des précisions sur les données coraniques.

Cf. Corbin, H., Histoire de la philosophie islamique, Paris, Folio, 1964, p. 28.

Première école constituée, le mu’tazilisme prit naissance dès la première moitié du IIème siècle de l’hégire (VIIIème siècle), au début de la période abbasside, dans la ville de Basra et se développa très rapidement englobant dans sa mouvance une bonne partie de l’élite musulmane. Il fut adopté à Baghdâd, sous plusieurs règnes, comme doctrine officielle, notamment avec Al-Ma’mun qui, en 827, proclama l’une des thèses centrales de cette école – en même temps qu’il favorisa le développement de la pensée grecque – l’origine créée du Coran.

Cette question n’a cessé d’agiter la communauté islamique entre le VIIIème et le IXème siècle.

Ibn Hanbal fut persécuté sous le règne de Al Mu’tasim (833-842), successeur de Al Ma’mun.

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