Résumé
Depuis les années 1990 (Conférence de Jomtien), il y a un large consensus international sur la nécessité d’adjoindre à l’objectif d’expansion quantitative de l’éducation, l’impératif d’amélioration de la qualité. Cependant, allier ces deux objectifs peut s’avérer difficile dans les pays africains soumis à de fortes contraintes financières et humaines. Dans le cas du Sénégal, l’article montre que les autorités éducatives ont tendance à faire un arbitrage en faveur du développement de l’accès à l’éducation, option qui a affecté la qualité et créé des inégalités en matière de qualité de l’éducation entre différentes franges de la société. L’article présente l’émergence de la notion de qualité de l’éducation et ses différentes représentations à travers les conférences internationales et la littérature scientifique et technique ainsi que les modalités de prise en compte du concept dans les politiques publiques au Sénégal. Puis à travers des données d’enquêtes qualitatives en zone urbaine et rurale au Sénégal, il s’agira d’étudier l’état de la qualité de l’éducation dans les écoles enquêtées au-delà du discours des politiques publiques ; et ainsi, montrer comment les politiques de recrutements des enseignants, le recours aux classes spéciales, la construction et l’entretien des infrastructures scolaires et le développement de l’offre privée, ont augmenté le taux de scolarisation tout en créant des normes différenciées en matière de qualité pour les populations et des disparités entre écoles et classes.
Introduction
1 S’il est théoriquement admis que l’élargissement de l’accès à l’éducation devrait aller de pair avec l’amélioration de la qualité, réaliser conjointement ces deux objectifs peut être difficile pour les pays d’Afrique subsaharienne (Chimombo, 2005). Ces derniers, soumis à d’importantes limites en matière de ressources économiques et humaines, sont parfois conduits à effectuer un arbitrage entre quantité et qualité. L’article présente et analyse l’exemple du Sénégal qui, grâce à la mobilisation internationale en faveur d’une éducation primaire universelle de qualité, a élaboré et mis en œuvre un Programme de développement de l’éducation et de la formation (PDEF) sur la période 2000-2015. Ce programme ambitionne clairement une stratégie visant à « démocratiser l’accès à l’éducation de base – améliorer la qualité des apprentissages – rendre plus efficiente la gestion du système » (MEN, 2003 : 8).
2 L’objectif d’universalisation de l’école a été formulé au Sénégal dès les années 1960 avec le constat que beaucoup d’enfants en âge scolaire n’avaient pas accès à l’école. Alors que la massification n’était pas encore achevée, s’est ajoutée, à partir des années 1990, la question de la qualité des apprentissages à l’école. Du point de vue de l’offre scolaire, l’élargissement de l’accès implique le recrutement de nouveaux maîtres et la disponibilité d’infrastructures scolaires. L’amélioration de la qualité renvoie à une problématique plus large, les facteurs qui contribuent à la qualité étant nombreux (niveau de qualification des enseignants, curricula, qualité de l’environnement scolaire, intrants pédagogiques, etc.), et à des investissements supplémentaires par rapport à l’extension de la couverture scolaire. Dans un contexte de contraintes budgétaires fortes s’exprimant en particulier sur la prise en charge d’une demande croissante d’éducation, notamment pour les groupes défavorisés jusque-là en marge ou hors du système, se pose la question de savoir : dans quelle mesure est-il possible d’allier les objectifs de démocratisation et d’amélioration de la qualité de l’éducation ? L’article cherche à comprendre comment les autorités sénégalaises ont fait face à ces deux impératifs, étant donné les ressources disponibles et la demande familiale d’éducation. Ont-elles procédé ou non à des arbitrages entre accès et qualité ?
3 Il s’agira dans un premier temps de situer l’émergence de la notion de « qualité de l’éducation », ses différentes représentations à travers les conférences internationales et la littérature scientifique et technique, puis dans un second temps d’examiner les modalités de la prise en compte de la notion dans la politique éducative sénégalaise. L’enjeu est d’analyser la manière dont le discours sur la qualité est mis en œuvre dans la pratique, en mettant en évidence les dynamiques en cours, les différentes stratégies et contraintes du système et des acteurs. L’intérêt portera notamment sur les politiques de recrutement et de formation des maîtres, l’organisation pédagogique des classes et la qualité des infrastructures. Par ailleurs, le positionnement des collectivités locales, des parents et du secteur privé face à la demande de qualité fera l’objet d’une attention particulière.
4 Outre la littérature scientifique existante, l’article s’appuie sur les résultats d’une série d’enquêtes qualitatives réalisées au Sénégal en 2009 et entre octobre 2011 et novembre 2013. Ces enquêtes ont été menées dans trois régions, Dakar, Diourbel et Tambacounda, en zone rurale et urbaine. Elles ont consisté en premier lieu en des entretiens semi-directifs menés auprès d’un échantillon de 143 personnes. Les personnes interrogées ont été choisies au sein de l’administration scolaire (centrale et décentralisée), parmi les directeurs d’écoles, enseignants, parents d’élèves et élèves du primaire. Des représentants de syndicats d’enseignants, d’associations de parents d’élèves ainsi que des acteurs des collectivités locales ont aussi été interrogés (tableau annexe 1). En complément, des observations ont été réalisées dans une quarantaine d’écoles primaires et une centaine de classes (tableau annexe 2). L’article a également eu recours aux rapports publiés par les autorités administratives du Sénégal, de manière à comprendre les orientations de la politique éducative et obtenir des statistiques scolaires correspondant aux données sur lesquels se fondent ces politiques.
L’émergence de la notion de qualité de l’éducation en Afrique Subsaharienne
Évolution de la prise en compte de la qualité de l’éducation dans les recommandations internationales
5 En Afrique Subsaharienne, la problématique de la qualité de l’éducation est intrinsèquement liée aux organisations internationales et à l’évolution des politiques d’Éducation pour tous (EPT). Retracer l’émergence de la qualité de l’éducation implique de se pencher sur la littérature technique produite par ces derniers et la littérature scientifique qu’ils mobilisent. À partir de la Conférence de Jomtien en 1990, les organisations internationales ont adjoint à l’objectif d’expansion quantitative de l’éducation l’impératif d’amélioration de la qualité. Cet intérêt pour la qualité est lié au constat que des millions d’enfants et d’adultes achèvent l’école sans acquérir les compétences de base et que, « dans l’ensemble, l’éducation actuellement dispensée présente de graves insuffisances et qu’il importe d’améliorer la qualité tout en rendant l’accès universel » (Unesco, 1990 : 7). Toutefois, la déclaration de Jomtien reste vague et ne précise pas les objectifs à atteindre pour que l’on puisse parler de qualité de l’éducation. Ce n’est qu’à Dakar, en 2000, lors du Forum mondial sur l’Éducation pour tous, que la « qualité » va être au centre du débat sur le développement de l’éducation, en particulier en Afrique subsaharienne. Le sixième objectif de Dakar prévoit en effet d’« améliorer sous tous ses aspects la qualité de l’éducation dans un souci d’excellence, de façon à obtenir pour tous des résultats d’apprentissage reconnus et quantifiables – notamment en ce qui concerne la lecture, l’écriture et le calcul et les compétences indispensables dans la vie courante » (Unesco, 2000 : 17). Cependant, la qualité de l’éducation ne fait pas l’objet d’une approche unifiée. C’est une expression qui fait consensus par son caractère générique. Tous les acteurs nationaux et internationaux s’accordent pour affirmer qu’il faut fournir une éducation de qualité ; mais qu’est-ce que la qualité de l’éducation ? Et surtout, sur quels leviers agir pour l’atteindre ?
6 Répondre à ces différents questionnements requiert de se tourner vers la littérature scientifique qui fonde le discours des organisations internationales sur la qualité de l’éducation, en particulier les travaux des économistes. Ce retour sur la littérature permet de mettre en évidence les raisons de l’émergence relativement tardive des préoccupations concernant la notion de qualité de l’éducation dans les recommandations internationales, et de comprendre la manière dont va se dégager le consensus minimal qui fonde aujourd’hui ces recommandations. Comme l’explique N. Henaff (2008 : 15), « l’émergence de la qualité comme condition nécessaire au développement de l’éducation est […] la résultante à la fois d’évolutions théoriques et de leurs validations empiriques, et des évolutions concrètes des systèmes éducatifs ». Dans cette littérature, la qualité de l’éducation se décline d’abord en indicateurs chiffrés, dont le premier est la mesure des performances des élèves à des tests nationaux et/ou internationaux. Dès les années 1950, les économistes s’intéressent au rôle de l’éducation, qui est l’un des éléments constitutifs du capital humain, dans la croissance économique. Dans les années 1960 émerge le souci de dépasser les évaluations quantitatives pour comprendre ce qu’apprennent réellement les élèves (Mons, 2007). La pratique des tests internationaux commence ainsi en 1959 avec la création de l’IAE1. T. W. Schultz (1960, 1967) et G. S. Becker (1964) établissent un lien positif entre la durée de scolarisation d’une personne et ses gains sur le marché du travail. À partir de là se multiplient les travaux sur l’impact de l’éducation sur les différents facteurs influant le capital humain, comme par exemple la mortalité infantile et la fertilité (Barro & Lee, 2000). Les théories sur le lien entre la durée de scolarisation et la croissance vont être confirmées par R. J. Barro (1991). Ce dernier démontre, à partir des données de l’IAE sur 98 pays collectées entre 1960 et 1985, que la croissance économique est positivement liée au capital humain, qui peut être mesuré par la durée de scolarisation. La nécessité de disposer de données permettant de comparer les différents systèmes éducatifs en termes de performances économiques va conduire à une multiplication des tests internationaux dans les années 1990-2000. C’est à cette période qu’apparaissent le PISA, le PASEC, le SACMEQ, le MLA2, etc. Pour les théoriciens de la croissance endogène, c’est le stock d’éducation, c’est-à-dire le nombre moyen d’années d’études dans un pays, qui a un impact sur la croissance. Pour les néoclassiques à l’inverse, c’est la qualité de l’éducation qui explique la croissance : E. A. Hanushek et D. D. Kimko (2000) vont dépasser les mesures quantitatives de l’éducation pour s’intéresser aux acquis cognitifs, une mesure qualitative selon eux plus appropriée pour mesurer le capital humain. Ils partent de l’idée qu’une année de scolarisation dans un pays i n’a pas le même rendement qu’une année de scolarisation dans un pays j et que, de ce fait, les études qui prennent uniquement en compte la quantité de scolarisation sont biaisées (Altinok, 2006). Reprenant les résultats de l’IAE, ils montrent que la qualité de l’éducation, telle que mesurée par les tests d’acquisition en mathématiques et en sciences, est une mesure du capital humain et un facteur explicatif de la croissance économique plus pertinent que la durée de scolarisation. Ces travaux vont avoir un impact déterminant sur la définition de la qualité de l’éducation retenue lors du Forum de Dakar. Ils se multiplient au cours des années 1990 et démontrent l’importance des acquis cognitifs pour la croissance et établissent une hiérarchie entre ces acquis. Accessoirement, l’argument renforcera la nécessité de donner la priorité à l’éducation primaire au cours de laquelle les acquis de base doivent être maîtrisés.
7 À côté des tests d’acquisition scolaires, la qualité de l’éducation s’apprécie aussi à partir d’autres indicateurs chiffrés mesurant l’efficacité interne des systèmes scolaires. Les plus utilisés sont les taux de survie, d’abandon, d’achèvement, de promotion et de redoublement, le pourcentage d’enseignants formés, le ratio enseignants/élèves, ou encore l’espérance de vie scolaire. Ces indicateurs seront appréciés à l’aune de leur capacité à permettre l’acquisition par les élèves de connaissances de base « reconnues et quantifiables ».
8 Une fois déterminés les indicateurs chiffrés de la qualité de l’éducation, de nombreuses études ont tenté d’en déterminer les facteurs explicatifs dans différents contextes. Ces facteurs, aussi appelés intrants de la qualité, sont multiples et peuvent être agencés en facteurs scolaires et extrascolaires. N. Mons (2007 : 412) résume ainsi cette démarche : « […] Elles [les statistiques internationales] visent à mettre en évidence les facteurs déterminants des performances des systèmes éducatifs. Pour cela, elles mettent en relation les performances des organisations scolaires avec à la fois les caractéristiques socio-économiques des publics scolaires accueillis, les caractéristiques générales sociétales, comme le niveau de développement économique des pays, et les conditions d’enseignement analysées à travers le double prisme des politiques éducatives – étude macro – et des pratiques pédagogiques – analyse micro au niveau des classes et des établissements scolaires ».
9 La qualité de l’éducation est un concept difficile à cerner, car à la fois restreint et englobant. Restreint, parce qu’il est mesuré principalement en termes d’indicateurs chiffrés, et englobant, puisqu’une fois les indicateurs de qualité déterminés, les études cherchent à identifier la multitude de facteurs qui influent sur ces indicateurs. La qualité de l’éducation, à travers ses composantes, finit par englober l’ensemble du système scolaire. La conséquence directe en est qu’il n’y a de consensus ni sur le poids à donner aux facteurs et indicateurs, ni sur leur hiérarchisation, ni sur les réformes à mettre en œuvre pour améliorer la qualité.
10 L’Unesco (2005), dans son Rapport mondial de suivi de l’Éducation pour tous intitulé L’Exigence de qualité, préconise un cadre holistique de la qualité et considère que tous les facteurs et indicateurs de la qualité sont importants. L’Unesco considère ainsi que la qualité, bien que mesurée in fine par les acquis cognitifs des élèves, est complexe et dépend autant de l’offre que de la demande d’éducation dans des contextes locaux particuliers. La définition de l’Unesco a le mérite d’être complète mais elle est peu opérationnelle, ne donnant aucune indication aux États sur la marche à suivre pour améliorer la qualité de leur éducation. La Banque mondiale, dans le cadre de l’Initiative Fast Track, offre une vision plus réductrice de la qualité qui, de son point de vue, est essentiellement une question de statistiques d’efficacité interne (redoublement, abandons, etc.) et de rapport coût/efficacité du système scolaire. J. Y. Martin (2006), résumant la position des institutions de Bretton Woods, explique qu’« il est ainsi suggéré aux États de se concentrer sur le niveau de recrutement des maîtres (respectivement pas trop élevé et pas trop rémunérés, et la pression va donc dans le sens d’une réduction du niveau de formation initiale des enseignants et du niveau des salaires), le mode de groupement des élèves (pas moins de 40 ou 50 par classe), les bâtiments scolaires (ne pas y investir des sommes importantes), les manuels (surtout lecture/grammaire), la pré-scolarisation (pas de nécessité et pas sur fonds publics), les cantines scolaires (à créer avec mesure), les activités d’inspection (à redéfinir) ». Les recommandations sont claires et les progrès simples à mesurer.
11 Ces différentes positions montrent que la qualité de l’éducation reste une notion polysémique et mal définie. Les composantes de la qualité de l’éducation varient selon les pays et leur conception des finalités des systèmes éducatifs.
La qualité de l’éducation dans la politique éducative au Sénégal
12 En 1996, le Sénégal a lancé la procédure d’élaboration et de mise en œuvre du Programme décennal de l’éducation et de la formation, plan d’opérationnalisation de la politique éducative. Ce plan sera modifié en 2000 et rebaptisé Programme de développement de l’éducation et de la formation (PDEF), modification expressément justifiée, entre autres, par l’impératif d’intégrer le sixième objectif de la Conférence de Dakar. Le PDEF est articulé autour de trois axes principaux que sont l’accès, la qualité et la gestion du secteur de l’éducation. Pour l’accès, son ambition est d’augmenter le taux brut de scolarisation de 54 % en 1995 (MEN, 2005a) à 100 % à l’horizon 2010. De nombreuses pistes de mesures sont élaborées dans ce sens, notamment la construction et la réhabilitation de salles de classes, la rentabilisation des locaux et du personnel par un recours plus important aux classes spéciales (classes multigrades ou à double flux), le recrutement et la formation de nouveaux enseignants volontaires, l’accroissement de l’appui institutionnel et financier aux écoles privées et le renforcement de la scolarisation des enfants des zones pauvres et des filles (MEN, 2003 : 55).
13 Concernant « le diagnostic de qualité » (MEN, 2003 : 24), l’approche retenue par le PDEF est large et englobe de nombreux paramètres, au-delà des indicateurs de résultats. Le PDEF déplore le caractère élevé du ratio maîtres-élèves (59 en 1997), l’état délabré du patrimoine immobilier des écoles (plus de 50 % des écoles sont « en mauvais état »3), le faible niveau des ratios manuels-élèves, avec un livre de lecture pour trois élèves et un livre de calcul pour cinq élèves. Les résultats d’acquisitions des élèves sont jugés limités, avec un taux d’admission au Certificat de fin d’études élémentaire (CFEE) faible, de 47 %. Par ailleurs, les taux de redoublement en 2000 sont élevés, de l’ordre de 13 % dans les cinq premières années du cycle élémentaire et le taux d’abandon y atteint 8 % en 1999/2000 (MEN, 2003 : 23). Le PDEF s’intéresse également au programme d’enseignement, qu’il juge peu pertinent malgré les différentes réformes. La formation et le suivi pédagogique des maîtres sont un autre axe de préoccupation important. Le PDEF s’inquiète enfin de la faiblesse de la couverture médicale scolaire et s’intéresse à l’introduction des langues locales et à l’utilisation de l’outil informatique ou encore à l’enseignement télévisuel en langues locales (MEN, 2003 : 24).
14 Les mesures à mettre en œuvre pour l’amélioration de la qualité visent en priorité la mise en place d’un nouveau curriculum qui s’inspire de l’approche par les compétences et rompt avec la pédagogie frontale. Les autres mesures en faveur de la qualité sont l’introduction des langues nationales dans l’enseignement formel, l’adaptation et la production de manuels pour parvenir au ratio d’un manuel par élève, une meilleure évaluation des apprentissages, notamment par des évaluations standardisées, des actions pour la réduction des taux de redoublement et d’abandon, qui doivent être ramenés respectivement à 2 % et 0 % en 2015, le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication à l’école, l’amélioration de la prise en charge des classes spéciales, et l’adoption d’une approche genre, favorable aux filles (MEN, 2003 : 55). Le PDEF sera remplacé par le Programme d’amélioration de la qualité, de l’équité et de la transparence (PAQUET) pour la période 2013-2025, mais ce programme n’est pas encore mis en œuvre.
15 La politique publique d’éducation du Sénégal reflète une conception holistique de la qualité qui correspond à la vision proposée par l’Unesco. Cependant, dans la pratique, les autorités peinent à allier l’objectif de massification et l’amélioration de la qualité et tendent à favoriser l’élargissement de l’accès dans un contexte de pression démographique forte et de ressources financières limitées.
La priorité au développement quantitatif de l’éducation
La politique de recrutement des enseignants volontaires
16 En 1995, le gouvernement met en place un nouveau mode de recrutement des enseignants sous la forme du Programme des volontaires de l’éducation (PVE) (Barro, 2009). Le projet est officiellement justifié par la nécessité de contrer le déclin observé du taux brut de scolarisation, qui est passé de 58 % en 1990 à 54,6 % en 1995, l’ambition de lutter contre les disparités régionales et de sexe en matière de scolarisation, ainsi que l’amélioration de la qualité de l’éducation (MEN, 2005 a). La seconde justification est l’objectif de maîtrise de la masse salariale : « le ratio entre le salaire d’un volontaire et celui d’un enseignant titulaire est de 1 à 5,4 et de 1 à 6,8 lorsqu’il s’agit d’un enseignement en classes alternées » (MEN, 2001 : 21). Cette politique tient sa source de la crise économique des années précédentes et des politiques d’ajustement structurels et a été mise en place à différents degrés dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne (Henaff, 2003). Entre 1996 et 2000, 1 200 volontaires ont été recrutés par an ce qui a contribué, selon le ministère, à porter le taux brut de scolarisation à 68,3 % en 2000 (MEN, 2003 : 22). Après 2000, le PDEF intensifie cette politique de recrutement des volontaires et prévoit d’enrôler 20 000 nouveaux maîtres sur la période 2000-2010 (MEN, 2003 : 38), de manière à pouvoir étendre rapidement la couverture scolaire et atteindre l’objectif d’éducation universelle en 2010, cinq ans avant la date d’échéance prévue de l’EPT.
17 La création du corps des volontaires a permis d’améliorer de manière significative les chiffres de la scolarisation avec, en 2011, un taux brut de scolarisation de 93,9 % (MEN, 2011a). Cependant, du point de vue de la qualité de l’éducation, les données de terrain montrent une situation contrastée. Le premier point concerne le niveau de recrutement et la formation des volontaires de l’éducation. Tandis que les enseignants étaient, avant 1995, recrutés après le brevet des collèges et formés à l’École normale supérieure pour une durée de quatre ans, les corps émergents sont recrutés après le brevet des collèges, le baccalauréat ou un diplôme d’enseignement supérieur4et bénéficient d’une formation, de un à trois mois entre 1995 et 2000 dans les inspections départementales de l’Éducation nationale, de six mois après 2000 dans les nouvelles écoles de formation d’instituteur (EFI), et d’un an dans les années récentes ; une année qui reste théorique, car la formation dure dans la pratique de six à huit mois, du fait de retards dans le démarrage des cours. La formation des volontaires est ainsi largement réduite par rapport à celle préalablement dispensée à l’École normale et les enseignants déplorent le niveau de formation, qu’ils considèrent insuffisant :
« Ce n’est pas le diplôme qui fait qu’on est un bon enseignant. On peut avoir le baccalauréat et ne pas être un bon enseignant ; c’est que la formation qu’on nous donne à l’EFI n’est pas suffisante, et il faut la formation continue, qui n’est pas souvent assurée par l’État » (M. D., enseignant, responsable syndical, mai 2012).
18 De même, cette formation est différente selon les générations de volontaires. C’est ce que déclare un autre enseignant :
« Moi, je n’ai pas eu la chance de faire la formation à l’EFI, je suis de la sixième génération de volontaires, c’est la génération de 2000. Pour ce qui est de notre cas, en ce moment, il n’y avait pas d’EFI à proprement parler, ce sont des inspecteurs seulement qui nous prenaient en charge au niveau d’une école pour nous donner une formation, et elle n’était pas aussi complète, on a fait un mois complet. Les gens de la sixième génération, ce qu’ils savent de l’enseignement, ils l’ont appris eux-mêmes, parce que tu fais un mois de formation accélérée, on te balance dans les écoles, on te laisse avec une responsabilité entière ; à partir de là tu côtoies les enseignants, tu leur soumets tes difficultés, ils apportent des remédiations, petit à petit, ils te forment en pédagogie » (M. N., enseignant, Tambacounda, décembre 2011).
19 Ce problème de la formation professionnelle des enseignants est exacerbé par la question du quota sécuritaire (Barro, 2009 : 132). Il s’agit de maîtres qui ont été recrutés, souvent sur la base d’un clientélisme politique, sans avoir passé le concours d’entrée à l’EFI et sans formation. Le recrutement par quota sécuritaire a été abandonné en 2010, suite à des pressions des différents acteurs de l’éducation sur le gouvernement central, mais les enseignants recrutés par ce biais sont toujours en fonction.
20 En 2011, les corps émergents représentent la grande majorité des enseignants : 64,7 %, contre 34,6 % de fonctionnaires (MEN, 2011b : 52). Les observations de classe ont montré que beaucoup d’enseignants ont un niveau académique faible. Les fautes de français, de syntaxe et en mathématiques chez les enseignants sont légion. Par exemple, à l’occasion de la participation à une commission d’examen en juin 2012, un enseignant après un avoir fait un cours de mathématiques sur « le triangle », n’arrivait pas à identifier la base et le côté du triangle, lorsque l’inspecteur retournait le triangle. Dans le cadre d’une observation de classe, un autre enseignant qui faisait un cours sur les concordances de temps a expliqué à ses élèves que la phrase « les élèves sont dans la cour tandis que le maître soit dans la classe » est juste car « tandis que » et « après que » sont toujours suivis du subjonctif quelle que soit la situation. Par ailleurs, le diplôme professionnel s’acquiert souvent de justesse, avec une moyenne autour de 10 ou 11 après délibération intense de la commission d’inspection. Pour les inspecteurs, la plupart des enseignants n’ont pas le niveau académique et pédagogique pour obtenir leur diplôme. Cependant, compte tenu du nombre important d’enseignants à examiner5, de la difficulté et des moyens financiers nécessaires pour organiser une commission d’inspection, et aussi du fait que les enseignants sont en classe depuis parfois plusieurs années, « Quand on se déplace, on est presque obligé de leur donner le diplôme » (Groupe de trois inspecteurs, mai 2012). Voici la décision de la commission d’examen pour cet enseignant :
« Donc, globalement, à l’issu des trois prestations, vous avez une moyenne de 9,22. Le décret est clair, la commission devrait t’ajourner, parce que le décret dit qu’il faut 10 pour réussir ; mais la commission a dit que vous n’avez pas fait une formation initiale, vous êtes issu de la formation diplômante quatorzième génération ; la commission a remarqué aussi que, malgré tout, vous avez fait un affichage règlementaire pour corriger les cahiers. C’est la raison pour laquelle la commission a décidé de te donner ; de faire en sorte qu’il y ait ces circonstances, qui seront moins aggravantes pour vous […] » (Commission d’examen professionnel, mai 2012).
21 Les résultats désagrégés des tests du PASEC Sénégal (PASEC, 2007 : 91) montrent que presque la moitié des élèves en fin de deuxième année (48,1 %) sont au-dessous du minimum requis de 40 sur 100 en français. La même observation est à faire en mathématiques à la fin de la cinquième année, où ce taux monte à 51,5 % des élèves. Le système scolaire n’arrive à inculquer le seuil minimum de connaissances qu’à la moitié des élèves inscrits et qui se sont maintenus à l’école. En 2012, le gouvernement a relevé le niveau de recrutement des enseignants au baccalauréat minimum, pour essayer de limiter les problèmes liés aux compétences académiques.
22 Par ailleurs, la création des corps émergents a fragilisé la fonction enseignante en créant une précarité et une inégalité chez les enseignants. Dans une même école, plusieurs statuts peuvent coexister, du volontaire à l’instituteur adjoint ou titulaire en passant par le maître contractuel. Les corps émergents se considèrent lésés et démotivés car, pour le même travail, ils n’ont pas des salaires et avantages équivalents. Outre le salaire, la prise en charge des corps émergents diffère de celui des fonctionnaires. Les fonctionnaires sont payés par le ministère des finances et reçoivent leur salaire régulièrement en fin de mois. Par contre, le paiement des corps émergents obéit à une autre logique, ce qui entraîne des retards récurrents de paiement des salaires et, par conséquent, des grèves qui déstabilisent les écoles. Ces difficultés sont expliquées ainsi par un cadre de l’administration scolaire :
« La raison fondamentale qui justifie le retard [des salaires], c’est qu’on a un système qui a commencé à recruter depuis très longtemps des volontaires, des maîtres contractuels. Mais ces derniers ne sont pas payés par la fonction publique, ils étaient payés à partir du budget du ministère de l’Éducation, par la direction de l’administration générale et des équipements. Mais elle déléguait les crédits aux inspections départementales et aux inspections d’académie qui les paient. Le Sénégal ne pouvait pas mettre cet argent dans son budget parce qu’il y a la loi de l’UEMOA6, qui avait normé la masse financière salariale, qui était limitée. Or, si le Sénégal mettait tout ce qu’il utilisait pour payer ces vacataires et volontaires, ça allait faire exploser la masse salariale et l’UEMOA était très strict sur ça, et le Sénégal a presque triché en disant je prends l’argent que je vais mettre dans un autre titre du budget, au lieu de le mettre dans le titre des salaires, on le met dans le titre des matériels, titre 3, qui permettait d’acquérir du matériel. On avait nos écoles qui avaient besoin d’enseignants, donc il fallait le faire […] » (M. F., cadre du ministère, juin 2011).
23 À côté du salaire, les motifs de grève des enseignants sont nombreux, majoritairement liés à des revendications pécuniaires, et plongent le système dans un climat d’instabilité permanente, les grèves pouvant prendre jusqu’à un mois effectif de cours par an. Un ancien responsable syndical résume la situation des enseignants au Sénégal : « […] On ne peut pas avoir un enseignement de qualité avec des enseignants sous-recrutés, sous-formés et sous-payés » (M. C., ancien responsable d’un syndicat enseignant, mai 2009).
La politique de recours aux classes spéciales : la classe à double flux et la classe multigrade
24 Conjointement à la politique de recrutement des corps émergents, le Sénégal eut recours aux classes spéciales (classe à double flux et classe multigrade). Une classe à double flux (CDF) est une classe dans laquelle un seul maître donne cours à deux cohortes d’élèves (A et B) en alternance. La cohorte A vient le lundi, jeudi et vendredi matin, et le mardi après-midi. La cohorte B a cours le mardi, mercredi, samedi matin et le jeudi après-midi. Les CDF sont principalement présentes dans les zones urbaines à forte population. Elles ont été introduites au Sénégal en 1986 pour répondre à une expérimentation de la Banque mondiale, relayée par l’État Sénégalais dans le but de réduire les coûts unitaires et d’augmenter rapidement les taux de scolarisation (Bianchini, 2004). La CDF pose cependant un problème évident pour la qualité des apprentissages à travers le temps scolaire. Le temps d’apprentissage officiel dans ces classes est de 600 heures, ce qui est bien en-deçà des 900 heures prévues pour les classes simples. Cela entraine dans le secteur public une inégalité entre élèves des classes simples et élèves des CDF. Un directeur d’école explique :
« Vous prenez un CM2 qui doit faire un examen, c’est une compétition pour toutes les écoles, alors qu’il a un volume très réduit, donc ça peut influer sur les résultats ; ils ont les mêmes charges de travail mais ils divisent le temps, donc ce n’est pas équitable qu’ils fassent le même concours que ceux qui apprennent le temps normal » (M. C., directeur d’école, Tambacounda, décembre 2011).
25 Le double flux s’est aussi heurté à une forte résistance des familles urbaines qui arguent que les enfants ne sont pas suffisamment présents à l’école. Et les syndicats enseignants ont déploré la fatigue engendrée pour les enseignants, les deux cohortes pouvant rassembler jusqu’à 110 élèves. Pour l’État Sénégalais « cette stratégie a fortement contribué à l’élargissement de l’accès dans la première phase du PDEF. La deuxième phase qui s’inscrit dans une dynamique d’amélioration de la qualité [a] opté pour une réduction progressive des classes à double flux considérées comme un obstacle à un enseignement de qualité, compte tenu de la réduction des heures d’apprentissage qu’elles généraient » (MEN, 2011b : 55). En 2004, les CDF scolarisaient 22,9 % des effectifs (MEN, 2005b : 11). En 2011, ils n’en scolarisent plus que 8,75 % (MEN, 2011c : 56).
26 À la différence de la CDF, la classe multigrade (CMG) est un regroupement d’élèves de deux niveaux dans la même classe avec un seul enseignant ; le temps d’apprentissage total des élèves est considéré comme identique à celui des classes à flux simple. Le développement des CMG a été décidé dans le PDEF pour rationaliser les ressources en fonction du manque d’élèves en zone rurale et pour étendre la couverture scolaire. En 2000, les CMG scolarisaient 2,3 % des élèves (MEN, 2003 : 23). Ce chiffre a connu une augmentation constante pour atteindre 12,5 % des effectifs en 2011 (MEN, 2011c : 56). Les travaux de recherche portant sur les CMG considèrent ces derniers comme de bonnes combinaisons pour l’autonomie et l’apprentissage, avec des élèves de plusieurs niveaux qui peuvent s’entraider (Dembélé & Ndoye, 2006). Aussi, la CMG en tant que telle ne pose pas problème, ce qui pose problème est son organisation au Sénégal. Pour M. Dembélé et M. Ndoye (2006), dans la plupart des pays africains, cette stratégie a été inspirée pour des motifs davantage quantitatifs que pédagogiques, dans l’optique d’améliorer les indicateurs d’accès en permettant d’enregistrer de nouvelles inscriptions chaque année dans certaines zones rurales. Ce n’est cependant pas toujours le manque d’élèves qui constitue la justification principale de la mise en place de CMG. Il n’est pas rare en effet de trouver des CMG pléthoriques, fait reconnu dans les rapports sur l’éducation (MEN, 2011b : 56). Sur le terrain, l’une des justifications de la mise en place des CMG est le manque d’enseignants en milieu rural, lié à un problème de déploiement des maîtres sur le territoire. Ainsi, dans les zones rurales, des CMG sont créées par manque de maîtres et non d’élèves. C’est ce qu’explique cet inspecteur :
« Voilà, c’est ce que j’ai dit, en réalité, ce n’est même plus des classes multigrades pour l’objectif premier des multigrades mais c’est une classe multigrade parce qu’on n’a pas de solution. Il faut faire des combinaisons, donc, à l’ouverture des classes, vous n’avez pas les enseignants qu’il faut, et à chaque année, on fait la tournée de rentrée ; à l’issue de la tenue de rentrée, on fait peut être les 95 % des classes du département pour nous rendre compte de la réalité concrète du terrain, et sur la base de ce premier niveau de rapport, ce sont les premières combinaisons de CMG que nous faisons au départ, en attendant le retour des rapports de début d’année. Alors, là aussi, il faut opérer une deuxième combinaison, due aux cas d’effectifs, il y a toujours des CMG qui respectent les combinaisons » (M. D., inspecteur, décembre 2012).
27 Contrairement à la plupart des pays qui regroupent en CMG les classes consécutives (CI/CP-CP/CE1, CE1/CE2, CE2/CM1, CM1/CM2), dans le système scolaire sénégalais, toutes les classes peuvent être rassemblées. Les inspecteurs expliquent qu’« il y a quinze combinaisons possibles » (Groupe de deux inspecteurs, novembre 2013). Les regroupements, au lieu d’obéir à la seule question du faible effectif des élèves, se font selon les contraintes du moment (manque d’enseignants, d’élèves, ou de salles de classe). Ainsi, on peut trouver des CI mélangés avec des CM1, des CP avec des CE2 etc. D’autre part, la majorité des CMG sont en zone rurale, zone d’affectation des nouveaux enseignants peu expérimentés. Les observations de classe montrent que les enseignants ne travaillent pas simultanément avec les groupes d’élèves, mais alternativement ; un groupe a depuis longtemps fini ses exercices et attend ou bavarde avant que l’enseignant ne termine avec l’autre groupe. Le temps de la classe est souvent divisé par deux car les enseignants n’arrivent pas à garder la fluidité. Lorsque les combinaisons de CMG associent des classes de fin et de début de cycle, les enseignants se concentrent sur les premiers, qui seront évalués aux examens nationaux. La CMG apparaît ainsi comme une classe par défaut. Cependant, les parents d’élèves en milieu rural ne perçoivent pas en mal ces classes, parce qu’ils ne comprennent pas réellement ce type de regroupement. Mais pour un inspecteur, « Justement la CMG risque de devenir comme les doubles flux, ils n’auront pas meilleure presse… » (M. D., inspecteur, décembre 2012).
Retrait de l’État central et hétérogénéité de la qualité dans les écoles
La construction et l’entretien des infrastructures
28 L’augmentation des chiffres de l’accès a entraîné une croissance de la demande en matière d’infrastructures et d’intrants pédagogiques, dépenses que l’État et les collectivités locales peinent à satisfaire et qui se répercutent sur les familles. Des salles de classe ont été construites par les autorités dans le cadre de l’Initiative Fast-Track et par les programmes de coopération, mais leur nombre reste en deçà des besoins. Ainsi, beaucoup des nouvelles infrastructures ont pris la forme d’abris provisoires, locaux en paillote construits par la population en demande d’école, en attendant que l’État leur fournisse des infrastructures en dur. Les abris provisoires posent des problèmes évidents de qualité de l’environnement scolaire, avec des conditions d’hygiène et de sécurité difficiles pour les élèves et les enseignants (poussière, pluie, serpents et animaux divers, feu, etc.) et des difficultés de stockage du matériel scolaire. En zone urbaine, les abris sont construits par des ouvriers grâce à la contribution financière des parents au début de l’année scolaire et, en zone rurale, les parents les réalisent eux-mêmes avec les épis de mil tirés de la récolte. Ce système crée des retards pour la rentrée scolaire car les abris ne sont effectivement mis en place qu’à la fin du mois d’octobre en zone urbaine et à la mi-novembre dans la zone rurale, respectivement trois à six semaines après la rentrée scolaire officielle. Par ailleurs, les abris ne sont pas étanches et cessent de fonctionner à partir de la fin du mois de mai, date des premières pluies dans les zones rurales des régions du sud, marquant la fin de l’année scolaire. En définitive, un abri provisoire n’est fonctionnel que six à sept mois sur les neuf mois de l’année scolaire, ce qui désavantage les élèves de ces écoles. Dans une majorité de cas, les handicaps se cumulent : les abris sont en général situés en zone rurale et scolarisent des élèves en CMG. Ils représentaient 15,5 % des classes de l’ensemble du parc scolaire en 2011, avec de nombreuses disparités. Dans les régions pluvieuses du Sud, ce pourcentage atteint 27 % à Sédhiou, 18,9 % à Tambacounda et 22,1 % à Ziguinchor alors qu’il n’est que de 0,4 % à Dakar (MEN, 2011b : 46). L’accroissement rapide des chiffres de scolarisation cache ainsi des réalités de terrain très différentes. À côté des abris provisoires, 15 % des salles de classe sont utilisées bien que non fonctionnelles. Il s’agit de salles en dur qui, par manque d’entretien, souffrent de différents problèmes de vétusté, qu’il s’agisse des fenêtres, des fuites du toit, de l’état du sol, etc. La politique des abris est justifiée ainsi par un cadre du ministère :
« Je vais vous donner la même réponse que le ministre de l’Éducation, monsieur Kalidou Diallo avait donné : quand les gens parlent d’abris provisoires – parce qu’il y a eu des moments où toutes les attaques contre le système portaient sur les abris provisoires –, ça venait des parents d’élèves, des syndicats, des personnes de la communauté éducative ; mais il a dit : « Je préfère, dans un village, avoir des enfants qui sont en âge d’aller à l’école dans un abri provisoire que de les avoir dans la rue. […] Nous avons dit : “Mieux vaut avoir une classe, puisque l’État est en mesure au moins de mettre un enseignant et des table-bancs” ; on met les enfants dans ces abris sachant que ce n’est pas une condition pour une éducation de qualité, mais la mise à niveau comme je peux dire les constructions, les annexes et autres s’inscrivent dans les programmes de construction, mais dans la durée, en fonction des ressources » (M. F., cadre du ministère, juin 2011).
29 L’entretien des écoles est une compétence qui a été transférée aux collectivités locales en vertu de la loi de décentralisation de 1996. Il couvre une variété d’activités, allant du désherbage de l’école à la rentrée et de la réhabilitation des salles de classes et des tables-bancs au paiement d’une personne chargée du nettoyage des toilettes, du gardien de l’école, de l’eau et de l’électricité. Les collectivités locales sont censées puiser dans leurs ressources propres pour l’éducation et reçoivent par ailleurs un soutien de l’État à travers un fonds annuel appelé « fonds de dotation ». Dans la pratique, entre une collectivité locale d’un quartier de Dakar et celle d’une zone rurale de Tambacounda, les moyens disponibles et les mesures mises en œuvre sont contrastées. Mais, en général, du fait de fonds insuffisants résultant de ce qu’elles appellent une « décentralisation sans moyens » ou parce qu’elles allouent les fonds à d’autres fins, les collectivités locales ne remplissent pas totalement le rôle qui leur est imparti :
« L’État a décentralisé beaucoup de compétences, on a fait des assises sur ça, les évaluations ont été faites depuis 1996, et le constat récurrent, c’est que les collectivités locales ont en charge beaucoup de préoccupations, elles n’ont pas les moyens » (M. A., secrétaire général d’une collectivité locale urbaine, mai 2012).
30 En conséquence, la charge financière de l’entretien des écoles est dévolue aux parents d’élèves. Ces frais sont perçus à la rentrée sous la forme de droits d’inscription directement par les directeurs d’école ou les comités de gestion des écoles7, malgré la politique officielle de gratuité de l’école publique. Ils oscillent en moyenne entre 3 000 et 1 500 FCFA selon les régions, mais ce montant peut aller jusqu’à 5 000 FCFA dans des écoles de la banlieue de Dakar. Décidée par le directeur, le président du comité de gestion de l’école et le trésorier, l’allocation de ces ressources est nébuleuse : certaines écoles utilisent effectivement ces fonds pour l’entretien des écoles, tandis que d’autres ne peuvent pas justifier de leurs dépenses. Face au désengagement de l’État central du financement des écoles, celles-ci sont livrées à elles-mêmes, ce qui crée des inégalités entre écoles ; les infrastructures, tables-bancs, tableaux, etc., sont réparés dans une poignée d’écoles et pas dans d’autres. M. F. Lange (2006) montrait déjà que « […] partout, si les lois sur l’enseignement obligatoire garantissent la gratuité, on observe de fait la disparition de cette gratuité et l’augmentation continue des frais d’inscription à l’école publique, les populations étant de plus en plus sommées d’investir dans la scolarisation de leurs enfants ». Du fait de la contestation grandissante de parents d’élèves, une circulaire ministérielle est intervenue en 2010 pour interdire formellement le paiement des frais d’inscription dans les écoles. Cependant, la circulaire est restée dans l’ambigüité car, tout en interdisant au directeur d’école de percevoir des paiements, elle admet que les comités de gestion des écoles peuvent demander des contributions à la communauté. Aussi, les directeurs d’écoles et les comités ont-ils changé la dénomination des frais, qui s’appellent désormais : « participation à la coopérative, cotisation à la gestion, contribution des parents, etc. » Mais pour les parents d’élèves, ces frais sont toujours des frais d’inscription. Lors de la rentrée scolaire, ils constituent un obstacle à la présence effective des enfants de familles démunies, car les parents retiennent les enfants jusqu’à ce qu’ils puissent réunir l’argent, faute de quoi, les enfants ne sont pas acceptés en classe : « S’il va à l’école, on le renvoie, on lui dit : “Va demander l’inscription à ta mère” » (Mme. F., parent d’élève, octobre 2012).
Quantité dans le public, qualité dans le privé ?
31 Le développement du secteur privé a été encouragé dans le cadre de la massification, et la part des effectifs scolarisés dans le privé a régulièrement progressé, passant de 10,9 % en 2003 à 14,4 % en 2011 (MEN, 2011b : 59). Cependant, le privé est principalement présent en zone urbaine, où il scolarise 24,8 % des effectifs, alors qu’il ne représente que 5,7 % en milieu rural. Dans la région de Dakar en particulier, le secteur privé scolarise 39,9 % des effectifs (MEN, 2011b : 59). L’école privée présente des figures très disparates entre le privé laïc, le privé catholique, les établissements franco-arabes et le secteur associatif. Il existe aussi une grande différence entre les établissements privés d’élite, une poignée d’écoles reconnues et qui ont de très bons résultats aux examens nationaux, par rapport aux autres écoles privées, plus dispersées dans leurs résultats. Le coût de la scolarisation dans le privé varie selon la situation de l’école (centre-ville, banlieue) et son prestige ; il peut aller de 3 500 FCFA/par mois dans une école privée de banlieue à 25 000 FCFA et plus à Dakar centre, la moyenne étant située autour de 10 000 FCFA. Les frais de transport, de cantine, les blouses, tenues de sport, etc., peuvent s’ajouter à ces frais de base.
32 Malgré ces coûts élevés, les familles qui le peuvent y envoient leurs enfants. Les raisons de ce choix tiennent d’abord à la stabilité du privé, qui ne connait pas de grèves et dont les absences d’enseignants sont rares et suppléées. La seconde raison du choix du privé par les familles est qu’il obtient généralement de meilleurs résultats aux examens que les écoles publiques, constat fait également dans les résultats des enquêtes du PASEC, qui montrent que les performances du privé dépassent généralement celles du public (PASEC, 2007 : 76-82). Cela est lié, selon les directeurs des écoles privées, à une obligation de résultat pour pouvoir continuer à attirer les élèves. Le privé offre aussi souvent un meilleur environnement de travail. Pourtant, dans la majorité des cas, à l’exception du privé confessionnel, les enseignants du privé gagnent en moyenne 100 000 FCFA, une rémunération plus faible que dans le public, et ne bénéficient d’aucune indemnité. Ils ne bénéficient pas non plus de la formation de quelques mois dispensée par les écoles de formation des instituteurs. C’est ce qu’explique ce directeur d’école :
« Pour les maîtres du public, on a une école de formation, mais le privé est formé sur le tas. Il appartient au maître de suivre des cours pour obtenir les diplômes professionnels. Nous avons juste une autorisation d’enseigner, qui est un papier administratif. On nous le délivre si on n’a pas de casier judiciaire et qu’on a le brevet. Une fois dans les classes, on a l’aide d’un conseiller pédagogique » (M. V., directeur-adjoint d’une école privée laïque, avril 2009).
33 Les écoles privées bénéficient d’une meilleure gestion des personnels, d’un temps de travail des élèves maximisé et d’intrants pédagogiques grâce au financement des parents. Le Sénégal a ainsi une école à deux vitesses, les familles socialement favorisées se tournant vers l’enseignement privé. Les résultats du privé sont cependant à nuancer, car certaines écoles privées ne sont pas autorisées par l’État et fonctionnent en dehors de tout cadre officiel. Pour un inspecteur, « les écoles privées poussent comme des champignons » (M. S., inspecteur, octobre 2011) ; des entrepreneurs créent des écoles avec quelques salles de classe qui n’obéissent pas aux normes et reçoivent les paiements des parents. Ces cas exceptionnels n’atteignent pas l’aura du secteur privé, qui bénéficie de la perte de confiance dans le secteur public. Un acteur de collectivité locale résume la situation ainsi :
« Vous savez, au Sénégal, vous comme moi, aujourd’hui, nous avons perdu espoir en l’école publique ; nous sommes tous des produits de l’école publique, tous nos enfants sont dans le privé. Les gens se décarcassent, se serrent la ceinture pour économiser le maximum pour amener les enfants au privé » (M. A., secrétaire général d’une collectivité locale urbaine, mai 2012).
Conclusion
34 Malgré le discours politique voulant allier accès et qualité, l’État sénégalais s’est concentré sur le développement de l’accès, option qui a créé des normes différenciées en matière de qualité pour les familles. Aussi, si d’importantes avancées ont été faites vers l’école universelle, avec un taux brut de scolarisation primaire qui est passé de 54 % en 1995 (MEN, 2005a) à 93,9 % en 2011 (MEN, 2011a), la qualité de l’éducation demeure hétérogène et reste un privilège réservé à certaines populations. Le glissement vers les politiques éducatives pour le développement de l’accès n’est pas particulier au Sénégal. Il a été documenté dans d’autres pays africains, par exemple au Kenya et en Tanzanie (Sifuna, 2007), où les interventions pour atteindre l’éducation primaire universelle depuis les années 1970 ont permis d’élargir l’accès, mais où, conjointement, les indicateurs de qualité ont stagné ou régressé. Le manque de financement n’a, en effet, pas permis aux écoles de disposer d’infrastructures appropriées, d’intrants pédagogiques de qualité et d’enseignants qualifiés en nombre suffisant. Au Sénégal, cet arbitrage entre la quantité et la qualité est explicité de la sorte par un cadre de l’éducation :
« Si on compare les ressources qui sont injectées pour l’accès – la construction de salles de classes, les salaires des enseignants –, l’accès prend presque 80 % des ressources ; donc, il y a moins de 15 % sur le budget de l’éducation annuel qui sont consacrés à la qualité directement. Quand je dis la qualité, il faut comprendre tous les intrants, c’est-à-dire la formation des enseignants, les outils, le matériel didactique, les manuels, d’autres intrants comme les cantines, les tables-bancs, etc. Dans le cadre du financement global, s’il y a une proportion de ressource réservée, c’est infime, on a toujours déploré ça, mais au début du PDEF, le Sénégal avait des problèmes d’accès et on avait donné la priorité à ces problèmes. Maintenant, on a renversé la tendance, disant que la priorité, c’est la qualité. Mais cette priorité donnée à la qualité ne s’est pas traduite dans l’allocation des ressources, sur la plus grande partie, c’est toujours dépensé par les questions liées à l’accès » (M. F., cadre du ministère, juin 2011).
35 La priorité à la massification pose la question de savoir si le Sénégal avait le choix d’une autre politique. Dans la rhétorique des organisations internationales, il faut atteindre un taux d’accès de 100 % à l’horizon 2015 sans que la qualité soit sacrifiée (Unesco, 2005). Mais il s’agit d’un discours incantatoire et ce sont finalement les gouvernements qui ont la charge mettre en place des mesures concrètes pour atteindre ces objectifs, et qui se retrouvent devant le choix de scolariser une majorité d’enfants avec les moyens dont ils disposent ou bien de fournir une meilleure éducation à une minorité. L’option de la massification retenue par le Sénégal a permis à des enfants en marge du système scolaire, en l’occurrence ceux des zones rurales et de quartiers urbains défavorisés, d’être scolarisés. La massification est le premier élément de la réduction des inégalités scolaires puisqu’elle permet au plus grand nombre d’accéder à l’école. Cependant, « si l’accès à l’école est une condition incontournable pour l’acquisition des savoirs scolaires, ce n’est pas une condition suffisante. Les élèves doivent non seulement aller à l’école, mais y acquérir les connaissances qui leur permettront de s’y maintenir et d’y progresser » (Henaff & Lange, 2011). Aussi, pour le Sénégal, maintenant que l’universalisation de l’école est en phase d’être atteinte, l’investissement dans la qualité paraît envisageable et pourrait permettre de rendre une expansion scolaire durable, de stimuler la demande d’éducation et de former des élèves avec de meilleures compétences.
Fatou Niang
Doctorante en sociologie
Université de Paris Descartes-INED-IRD.
fatimniang@gmail.com