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Emission De Sukuk Par L’etat Du Sénégal : Une Rampe De Lancement De La Finance Islamique Dans L’espace Uemoa ?

“I don’t just want London to be a great capital of Islamic finance in the Western world, I want London to stand alongside Dubai and Kuala Lumpur as one of the great capitals of Islamic finance anywhere in the world“. (Mr David Cameron, Premier Ministre de Grande Bretagne, 29 octobre 2013

L’émission de Sukuk par l’Etat du Sénégal, au lendemain du Sommet tenu à Dakar, les 14 et 15 juin, sur le financement des infrastructures en Afrique est un événement d’importance qui mérite une certaine attention. Les paroles du Premier ministre anglais, que nous avons citées plus haut, montrent, si besoin en est, que la finance islamique, au-delà de sa dimension religieuse, représente aujourd’hui un enjeu économique incontestable.

Dans cet article nous tenterons, dans un premier temps, d’analyser les opportunités économiques du marché des Sukuk. Ensuite, nous discuterons du concept de Sukuk. Enfin, nous émettrons quelques recommandations par rapport à certains défis qui ont été identifiés.

La décision de l’Etat du Sénégal d’émettre des Sukuk est d’une portée politique évidente en ce sens que le Sénégal, à travers cette émission, devient le premier Etat francophone à intervenir au niveau du marché des Sukuk. Il s’agit d’un signal fort envoyé à l’ensemble des acteurs de l’industrie de la finance islamique, manifestant ainsi la volonté des autorités de notre pays à promouvoir cette forme de financement innovant. Les retombées économiques sont potentiellement énormes. Les Sukuk constituent une nouvelle source de financement des projets d’infrastructures de l’Etat mais aussi ceux d’investissement des entreprises.

Les Sukuk représentent un instrument pertinent pour mobiliser davantage d’épargne publique, particulièrement celle de cette catégorie de citoyens qui, pour des raisons, religieuses ne souhaitent pas placer leurs fonds dans des instruments qui paient de l’intérêt.

Conformément au principe de réalisme qui caractérise la finance islamique, l’émission de Sukuk nécessite l’existence d’un actif sous-jacent. Il va sans dire qu’une telle condition renforce le lien entre le secteur financier et le secteur réel de l’économie, ce qui est de nature à rendre le système beaucoup plus stable et plus résilient face aux crises.

Avec la perspective de l’ajustement du cadre réglementaire bancaire de la l’UEMOA pour prendre en compte les spécificités de la finance islamique, la multiplication d’institutions offrant des produits financiers islamiques pourrait être envisageable. Du fait que ces institutions sont exclues du marché monétaire classique, dont les instruments sont basés sur le mécanisme de l’intérêt, un marché des Sukuk dynamique dans l’UEMOA constituerait une plateforme de gestion de la liquidité pour ces établissements financiers islamiques. Sous ce rapport, la récente décision de la BCEAO, d’accepter les Sukuk au niveau de ses guichets comme instruments de refinancement est un pas important dans la bonne direction pour l’élargissement et l’approfondissement du marché monétaire.

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Avantages

Un autre avantage des Sukuk, et non des moindres, est la possibilité de réduction du coût du capital qui survient lorsque l’actif ou le projet sous-jacent a une notation plus élevée que celle de l’entité initiatrice. L’autre facteur qui rend le financement via les Sukuk potentiellement moins cher est le fait que la population d’investisseurs des Sukuk est plus vaste que celle des titres financiers classiques. Cela est dû au fait que certains investisseurs dans le marché des Sukuk s’abstiennent d’intervenir dans les marchés des titres financiers classiques à cause du caractère illicite de certains titres.

Alors que les investisseurs classiques interviennent dans le marché des Sukuk si le profil du risque-rendement est intéressant pour eux ou, simplement, pour diversifier leurs portefeuilles. Cependant, dans certains cas l’émission de Sukuk peut être plus coûteuse, particulièrement si le montage est peu attrayant et complexe pour les investisseurs, nécessitant l’intervention de plusieurs conseillers (Chariah, juridiques, financiers…).

Sukuk qui est un mot arabe – pluriel de Sakk – constitue en réalité des certificats d’investissement représentant une part de propriété sur des actifs tangibles ou de l’usufruit ou de services ou une combinaison d’actifs précités ; ils donnent, ainsi, droit à des paiements futurs sur la base d’un contrat endossé par la Chariah.

Trois genres de montage

Pour illustrer, supposons qu’on veuille financer l’autoroute Thiès-Touba au moyen d’une émission de Sukuk. Au moins trois montages simples seraient possibles : Montage basé sur la vente : les investisseurs, à travers leurs représentants, construisent l’autoroute puis la cèdent à l’Etat ; les parties conviennent des conditions de l’opération (marge bénéficiaire, périodicité des paiements, …) ; Montage basé sur la location : les investisseurs, à travers leur représentant, construisent l’autoroute puis la louent à l’Etat ; les parties conviennent des conditions de l’opération (montant et périodicité des loyers, la durée du contrat, …) ; Montage basé sur la participation : dans ce cas, les investisseurs et l’Etat s’associent pour réaliser l’opération. Chaque partie amène sa contribution et ensemble les partenaires se partagent les profits et les pertes éventuelles.

C’est le lieu de faire remarquer, à travers ces exemples simples, qu’il s’agit d’une aberration en assimilant les Sukuk à des «obligations islamiques». Du point de vue légal comme économique, les différences sont substantielles.

La prise en compte des spécificités du marché des capitaux islamiques au niveau du Règlement général relatif à l’organisation, au fonctionnement et au contrôle du marché régional de l’UMOA, la mise en place d’une fiscalité adaptée constituent des mesures d’accompagnement nécessaires pour le développement d’un marché financier islamique dans l’espace UEMOA.

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S’agissant des limites d’ordre juridique et réglementaire, il ressort à la lumière des dispositions de l’article 111 du Règlement général relatif à l’organisation, au fonctionnement et au contrôle du marché financier de l’UMOA, du Conseil Régional de l’Epargne Publique et des Marchés Financiers (CREPMF), que les titres Sukuk ne sont pas considérés comme des valeurs mobilières.

Limites

En effet, le dit article stipule que « Sont considérées comme valeurs mobilières, les titres émis par les personnes morales publiques ou privées, transmissibles par inscription en compte ou par tradition, qui confèrent des droits identiques par catégorie et donnent accès directement ou indirectement à une quotité de capital de la personne émettrice, à un droit de créance général sur son patrimoine ».

Compte tenu de leurs caractéristiques, les Sukuk ne peuvent pas être logés à la même enseigne que les actions ou obligations. Ils n’accordent pas un simple droit de créance sur l’émetteur ou sur une quotité de son capital. Ils confèrent un droit de co-propriété sur un actif titrisé, soit sorti du patrimoine de l’émetteur, soit mis à la disposition de ce dernier.

Contrairement, au Règlement général du CREPMF, l’Acte uniforme de l’OHADA relatif au droit des sociétés commerciales et des groupements d’intérêt économique dans ses articles 744 et suivants, semble plus ouvert. Selon cet article, les valeurs mobilières sont des titres négociables qui représentent des droits identiques par catégories, acquis par ceux qui ont apporté à la société des espèces ou des biens nécessaires à son financement. Cette approche n’exclut pas les Sukuk du champ de définition des valeurs mobilières. En effet, les certificats d’investissement islamiques sont des titres négociables sous certaines conditions et qui concourent au financement de la société émettrice ou initiatrice.

Bien que le nouveau Code général des impôts ait fait une avancée significative, en tenant compte de certains aspects du financement islamique notamment en son article 292 sur la fiscalisation des Sukuk, il n’en demeure pas moins que le texte ne semble prendre en considération les variantes des montages de Sukuk qui sont aujourd’hui possibles. Cette question mérite d’être élucidée à travers un texte de la DGID qui traiterait de façon claire et précise la fiscalisation des différentes catégories des produits financiers islamiques.

L’exemple malaisien

Par ailleurs, il peut paraître surprenant d’affirmer que notre pays a démarré en même temps que la Malaisie à adopter la finance islamique. En effet, la première banque islamique de la Malaisie «Bank Islam Malaysia Berhad» qui a été mise en place par le Gouvernement malaisien, a vu le jour en 1983. A la même année, l’Etat du Sénégal et le Royaume d’Arabie saoudite avaient signé un protocole d’accord pour la création de Massraf Fayçal Al Islami à travers le groupe bancaire Daar Al Maal Al Islami devenue par la suite la Banque Islamique du Sénégal (BIS).

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Aujourd’hui, la Malaisie, leader mondial dans ce domaine, compte quatorze banques islamiques et neuf compagnies takaful au moment où la finance islamique au Sénégal est au stade de balbutiement avec toujours au compteur une seule et même banque offrant des produits financiers islamiques. Ce retard accusé en dépit de la forte proportion de musulmans au Sénégal (95% au Sénégal contre 60% en Malaisie) mérite que nous nous y attardions un instant pour méditer profondément sur la question.

Recommandations

En attendant d’avoir le détail du montage, il nous semble utile de formuler les recommandations et propositions suivantes :

  • encourager l’émission de Sukuk par les Etats de l’Union, les collectivités locales, les entreprises notamment celles qui sont cotées à la BRVM pour lesquelles une étude sur le filtrage islamique a révélé que 74% de ces sociétés sont potentiellement shari’a compliant (conformes aux normes de la Chariah) ;
  • accélérer à l’échelle communautaire les avancées significatives qui ont été faites par le Sénégal relativement à la revue du cadre réglementaire et au renforcement des compétences dans le cadre du projet de promotion et de développement de la finance islamique initiée depuis 2008 ;
  • considérer au regard du Règlement portant sur l’organisation, le fonctionnement et le contrôle du marché financier de l’UEMOA, les titres Sukuk comme des valeurs mobilières et prévoir dans ledit Règlement l’avis d’un Conseil de la Shari’a avant toute émission de Sukuk afin d’attirer le maximum d’investisseurs;
  • éviter des montages de Sukuk qui reproduisent les caractéristiques des obligations classiques sous un habillage ‘islamique’. Une telle approche est, non seulement, inefficace mais risque de jeter le discrédit sur l’industrie de la finance islamique dans le long terme ;
  • renforcer la vulgarisation et la sensibilisation auprès des institutions financières, des instituts de formation et des populations au moyen de supports médiatiques ;
  • Prévoir dans le PSE le financement de certains projets d’infrastructures au moyen des Sukuk et dans la section relative à l’approfondissement du secteur financier du chapitre sur les fondamentaux de l’émergence, un volet concernant la promotion et le développement de la finance islamique.

 

Amadou Tidiane BOUSSO, spécialiste en finance islamique

Docteur Abdoul Karim Diaw, directeur de ACOFFIS (Al-Itqan Conseil et Formation en Finance Islamique)

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