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(re)fondation Du Sénégal : « Imaginer » La République ?

Prologue : penser et démarcher la « République »

Ce texte fait œuvre de contribution de ma part au débat dit de la « refondation institutionnelle et territoriale du Sénégal » initié par un groupe de citoyens déterminés et sans réserve sur leurs moyens intellectuels et matériels—il y va du temps précieux dont ils n’ont pas toujours le luxe. Qu’ils en soient remerciés ici. Pour aller vite, je me permets d’emblée de douter de l’opportunité conceptuelle du préfixe « re » dans le terme « refondation ». J’estime que la République n’a pas encore été fondée pour être « refondée ». Cela n’exclue pas les tentatives pour en bâtir une qui se sont succédées depuis les colonisateurs jusqu’aux décolonisateurs. Par ailleurs, l’idée même de « refondation » me parait tenir d’une vision qui s’arc-boute aux usages conceptuels et méthodologiques dans le discours scientifique, surtout ceux de l’histoire institutionnelle de notre pays. Une république fondée est une existence entière, là et maintenant, et ne peut éprouver par conséquent le besoin de ré-exister. Pendant que j’adhère aux dimensions « institutionnelles et territoriales » à travers mon expression de « topographie » et d’économie politique des structures morales et matérielles de notre société, je voudrais inviter à élargir le champ en prenant en compte les dimensions morales, intellectuelles, psychiques et symboliques de l’entreprise. Ce qui si l’on en convient conforte l’idée que je me fais de la « refondation ». Voila pourquoi, je me suis permis de proposer d’« imaginer » la République ; c’est-à-dire examiner les discours et les pratiques de la mise en place de la République ; lesquels comportent ceux passés, ceux en cours et ceux envisageables. Comment pourrait-on voir la « République » ? Comment pourrais-t-on procéder à la penser et à l’ériger sur ses piliers?

Pour exprimer ma pensée de manière assez « kócc-bàrmà-le », c’est-à-dire allégorique, je pense qu’on peut voir la République, non pas comme la « moule » à faire le gâteau, mais comme le matériau qui sert à fabriquer la moule elle-même: métal, poterie ou bois, selon la disponibilité du matériau, la température du four, et selon la nature de la farine : blé, riz, mil, maïs, etc. Or tout cela indique quoi? Un processus et une démarche qu’il est plus facile d’imaginer que de déployer à l’échelle nationale, bien qu’il soit à la fois possible et indispensable de s’y mettre.

L’influence des avoirs et des savoirs faire, ces ingrédients que nombre d’entre nous ici avons bien nommés à travers des concepts tels que la culture, les valeurs, etc. La nuance entre le matériau de la moule et la moule est importante. Car j’ai le sentiment qu’au Sénégal, les intellectuels en premier, ont la certitude que la « République » est une moule dans laquelle la farine, quelle qu’elle soit, ne saurait prendre qu’une seule forme : celle importée et trop rigide de la République coloniale française. Travailler sur le matériau permet de choisir d’abord le bon matériau qui s’adapte aux diverses variétés de farines et selon les saisons qui influent sur la récolte. Ensuite, on pourrait penser aux techniques de cultures des différentes variétés de céréales. Mieux, il serait possible, si les avoirs et les savoirs sont mobilisés autour de la compréhension et de la maitrise des saisons, de la récolte, de la fabrication des farines et de la moule elle-même, nous pourrons faire sortir de notre four (l’Etat) plusieurs variétés de gâteaux pour un seul peuple (la nation) avec la moule ou l’assemblage de moules confectionnées à partir de divers matériaux (le système politique).

En effet, avec divers matériaux, pourquoi ne pas maximiser les fondements de l’auto-transformation et de l’autosuffisance en disposant de plusieurs moules à la fois: en bois, en métal, en poterie; en forme de triangle, de carré, de rectangle, de cône, de pyramide, etc.? Enfin, cette approche vise à montrer un peu l’importance de la division du travail qui est nécessairement impliquée dans un projet de re-fondation de la « République ». Qui dit division du travail, dit statuts et rôles sociaux. Nous retournons donc à la question fondamentale de savoir qui et comment (le pourquoi étant l’exigence de construire une société juste et démocratique) pour situer et distribuer les rôles en tenant compte des statuts à travers lesquels les avoirs et les savoirs sont bien répertoriés et organisés, mobilisés et soumis à leur usage ultime : bâtir une République libre et indépendante à tout point de vue. Les structures de la connaissance et des savoirs (au sens pastoral où la valeur fonctionnelle de la connaissance importe plus que sa valeur structurale: traditionnel / moderne, laïc / religieux, par exemple), les structures de la production(accumulation et distribution des biens symboliques et matériels), et les structures de la régulation (justice, représentation politique (i.e. gouvernement et société civile compris) et bureaucratie) doivent être réinvesties, réinterrogées et reformatées pour être aptes à effectuer le travail qui attend. Permettons-nous quelques exemples pour ne pas demeurer dans un allégorisme platonicien qui visualise plus qu’il n’explique.

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Structures de la connaissance et des savoirs

Prenons d’abord les structures de la production des savoirs, on peut buter volontiers sur la question devenue lancinante de la conciliation et de l’égalité entre, d’une part les structures de culture religieuse ou spirituelle, islamiques (daaras, daahiras, tariqas), traditionnelles (initiation en classes d’âges, khoy, etc.) chrétiennes (écoles privées catholiques) et celles laïques (écoles publiques, universités, centres de recherche spécialisés, clubs de partis politiques) d’autre part. Il faut reconnaitre, et interroger en conséquence, le fait que les structures dites traditionnelles et celles de culture arabo-islamiques sont peu prises au sérieux quant à leur potentiel pour contribuer à la reformulation de l’infrastructure intellectuelle, morale et économique de notre société. Au nom d’une laïcité elle-même diffuse sans être infuse, ces structures seraient au contraire devenues une menace, en dépit de leur rôle dans l’ajustement au colonialisme et dans la décolonisation. De mêmes, les institutions divinatoires sont bousculées aussi bien par l’Islam, le Christianisme que le modernisme étatique. À travers ces quelques exemples, on voit donc que c’est tout un système de caniveaux et de tuyautages de l’infrastructure épistémique de notre société qu’il convient de diagnostiquer et de restructurer avec des statuts et des rôles précis. Bien entendu, c’est l’objet même de ces illustrations, il faudra tenir compte du fait qu’une République a besoin de refléter tout ce qu’elle est censée incorporer et unifier.

Structures de la production

Venons-en ensuite aux structures de la production des biens spirituels et matériels. Si étrange que cela puisse paraître, je pencherais pour un exemple tout aussi « actuel », mais un qui pose une question aussi vieille que celle de l’impuissance de la « République » par opposition à l’omnipotence de la « res tribus ». Aujourd’hui, les questions de l’apport économique des lutteurs, artistes, ouvriers , marchands ambulants et « arabisants », celle du patriotisme du secteur privé dit « national », celle de la bureaucratie, de l’école/université (pour ceux qui voit en elle une industrie de biens symboliques), sont articulées presque de façon concentrique au problème de l’emploi, bref de la productivité globale de notre économie. On voit bien que c’est en réalité le problème de la tension entre les structures « traditionnelles » et celles « modernes » de production des biens qui est ainsi formulé. Il s’agit de la nécessité de restructurer et de revaloriser chaque structure, mais surtout l’assemblage entre elles, afin d’ériger une structure cohérente de mise en place des droits de propriétés sur nos ressources de notre territoire national, ainsi que les mécanismes idoines de l’accumulation et de la distribution des biens issus dans l’exploitation de ces droits. Ce qui ne peut se faire sans une vision claire de la vocation et du rôle des structures de la connaissance et de la régulation.

Structures de la régulation

Enfin, depuis la colonisation et peut-être même un peu avant, l’infrastructure de la régulation nationale semble avoir été totalement perturbée, pour ne pas dire déstructurée. Là encore, je prends un exemple assez actualisant pour faciliter la compréhension de mon propos. Prenons la « société civile » par exemple : on a l’impression que les structures les plus reconnues comme telles, ou qui se conçoivent comme incarnant dans sa totalité complexe et diversifiée la société politique tout entière, sont les fora, associations et ONGs d’« évolués » des centres urbains qui focalisent et centralisent toute l’attention et la richesse nationale. Il s’agit des organismes de droits de l’homme, d’associations de femmes lettrées, de fonctionnaires, de cadres et hauts cadres, de réseaux de clientèles, de corporations industrielles et commerciales, etc. On ignore alors souvent, par opportunisme politique ou par oubli accidentel, qu’il existe des structures rurales et mêmes villageoises de représentation politique de la société en dehors des cadres institutionnels comme les partis, le Parlement et les chambres locales. Au nom de ses REVA et GOANA, le Président Wade était allé jusqu’à tenter au moyens d’une loi, à diviser les organisations paysannes pour « moderniser » l’agriculture : en mutant les paysans en ouvriers agricoles au service d’entrepreneurs agro-businessmen parachutés depuis les villes et les banques étrangères. Le problème de la reconnaissance de certaines structures de la société civile est ainsi posé et est consubstantielle à la conception que l’on se fait de cette structure de régulation.

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On voit comment au niveau de chaque structure on reprend presque parfaitement la topographie (dé)coloniale de l’économie de traite, de l’élitisme politico-bureaucratique et de la représentation clientéliste. Savoirs, pouvoirs, avoirs sont inégalement constitués et répartis au sein de notre société et sur tout le territoire national. Tel est le gâteau qu’il faut jeter au bétail pour en faire un autre avec les matériaux diversifiés de la moule et de la farine.

Au nom du débat

En parlant encore une fois de statuts et de rôles sociaux, pour davantage approfondir le débat, ou bien poingter du doigt le défi qui en résulte, il y a une question qu’il me parait intéressant de poser. Pourquoi nos sociétés précoloniales connues pour leurs fortes hiérarchisations et leur relative dépravation matérielle avait-elles gardé la stabilité légendaire que les colonialistes ont eue tant de mal à saborder et à subjuguer dans leur moule de la « République bananière » ? Pour ne pas paraitre trop péremptoire, on retiendra les révélations peu connues mais précieuses de l’historiographie « précoloniale » (entre guillemets puisqu’en partie, il y a du colonial dans certaines démarches) : la capacité de nos anciens par rapport aux modernes à redistribuer les pouvoirs de régulations et les biens symboliques et matériels, de haut jusqu’en bas de la pyramide sociale, est à mon avis le secret de la viabilité durable des Etats précoloniaux qui parvenaient, selon les savants de l’histoire de la Sénégambie et du Kordofan, à se reproduire sous les mêmes formes sur des territoires encore plus grands. De sorte que le petit royaume du Khasso ressemblait beaucoup au géant du Mali en termes de fonctionnement des structures des savoirs, d’accumulation et de distribution des avoirs, et de régulation. Au sein de la seule et même économie transsaharienne, les petits Etats comme les grands empires fonctionnaient de manière plus ou moins durable au gré des chocs et des démembrements les uns entre les autres. Je ne veux point passer sous silence les nombreuses faiblesses de ces Etats. Loin s’en faut. Mais il est assez bien connu qu’il a fallu aux colonisateurs des siècles d’apprentissage intellectuel par le biais des missions d’investigation scientifique d’abord, de déploiement commercial ensuite, puis de débarquement militaire et d’incorporation politique et économique enfin, pour venir à bout de nos Etats précoloniaux. Tous n’étaient pas non plus des Républiques au sens idéal du terme. On le sait, il y a eu des rois sorciers qui vivaient plus pour les mauvais esprits que pour leurs peuples. Il y avait des rois sages, cruels, etc. Il reste que la tendance a été cela : une forte stabilité interne et une résistance dans le temps aux assauts de la colonisation.

La colonisation a perturbé cette économie politique aussi bien au plan moral et mental qu’au niveau matériel et territorial. Elle a défini et imposé une nouvelle topographie de l’enchâssement « savoirs-avoirs-pouvoirs », en procédant par gommage ou par travestissement des statuts et des rôles sociaux, en remodelant la division du travail par lequel il construit la République des modernes en deconstruisant celle des anciens : un griot est devenu interprète tout en restant annonceur à l’occasion; un seigneur de guerre trouve comme collègue chef de canton un ancien prince; un marabout conseiller du roi est devenu chef de village, notable, ou cadi exposé aux suspicions et aux et manœuvres de son peuple. Et ainsi de suite. Parce qu’elle a inversé les pôles, en mettant la construction de l’Etat (structures des pouvoirs et des savoirs) au-dessus de la reformation de la base sociale de l’Etat qui était trop déchirée (avoirs ou économie ; société civile), la décolonisation a consolidé, involontairement peut-être, les bases du système colonial. Tout ce qui était inégal l’est devenu davantage : la production des biens, la distribution des rôles politiques et intellectuels, par exemple : les paysans sont devenus inutiles tout en restant tels ; les cadres et hauts cadres, bureaucrates et politiciens sont devenus moins utiles tout en demeurant au pouvoir ; les « doomu daara », initiateurs traditionnels, devins, oracles, etc. sont réduits les uns à des sentinelles spirituelles, les autres aux traitants du commerce mystique. Ansi, c’est avec tristesse que l’on entend par exemple dire que les talibés issus des daaras ne sont pas utiles et que ce sont les daaras qu’il convient de « moderniser ». La colonisation avait fait de même en imposant les écoles franco-arabes. Un coup que nos chefs religieux avaient alors savamment contré en réclamant les tribunaux islamiques. Sauf qu’il faut reconnaitre que les colons se sont révélés être plus lucides que les « dé-colons ». Poursuivons : les griots, les ouvriers, les artistes, les marchands ambulants, les femmes, ont les uns émergé, les autres végété, tout en étant devenus à la fois plus utiles et exclus. En même temps, tout ce qui était encore inconnu ou invisible l’est demeuré : l’Etat, la République, bref la nation. C’est ce système qui affectionne, d’une part, l’exclusion ou le travestissement des anciens statuts et rôles (griots, lutteurs, danseurs, ouvriers, artistes, lettres arabophones, lettrés musulmans) et d’autre part, la négligence séléctive des nouveaux (nouvelles féminités, nouvelles juvénilités, chercheurs, gouvernants, leaders, hommes d’affaire, etc.)  qu’il convient d’épurer de long en travers.

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Epilogue: reformation intellectuelle et sollicitude politique

Il convient de repousser plus loin dans sa temporalité cette économie politique—hâtivement brossée du reste—afin de mieux la comprendre dans le temps et d’en redessiner la topographie exhaustive. A mon sens, cette démarche-ci pourrait s’ajouter à d’autres, comparables à l’archéologie et à l’anthropologie historique de Cheikh Anta Diop, pour aider à trouver les bases solides de la nouvelle fabrique d’où sortira la/les moule/s pour cuir les gâteaux tant désirés. Le renoncement, moins lexical que conceptuel, à certains concepts comme République, Etat, Nation, Démocratie, Etat de droit(s), Tradition, modernité, laïc, religieux, développement, etc., est un exercice préalable dans cette démarche. Jusqu’ici la tendance à été de se laisser à la paresse du raccourci ou du rattrapage en enfourchant des concepts que nous sommes incapables d’expliquer à nos peuples et de les pratiquer avec eux. Puis, la neutralité intellectuelle envers toutes les couches, tous les comportements sociopolitiques et toutes les époques. Puis enfin, la sollicitude politique envers ces mêmes couches sociales et leurs attitudes individuelles et collectives.

 

Aboubakr Tandia

Aboubakr TANDIA

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