Le Colonel Abdou Aziz Ndaw nous apprend dans son ouvrage qu’il avait préalablement observé le silence (« silent option ») des procédures pendant une longue période, en adressant ses requêtes à qui de droit. C’est ensuite, faute de recevoir les réponses attendues, que le Colonel s’est finalement résolu à la « voice option » pour parler comme Anthony Oberschall, à prendre la parole publiquement à travers un ouvrage. Cette prise de parole est pour certains une imprudence inutile ou un acte revanchard, et pour d’autres une violence illégale contre le bien suprême de l’Etat, sans jugement a posteriori. Quoi qu’il en soit, cette publication rentre dans le cadre de ce qu’on peut appeler un dévoilement, une dénonciation, visant à limiter ou à sanctionner des usages non encadrés du secret par le pouvoir politique ou l’Etat. L’intérêt de cette prise de parole n’est pas seulement d’informer le citoyen sur la manière dont en haut lieu on s’occupe de ses droits, de sa sécurité et du bien public, mais de montrer l’importance d’une science du secret en politique, d’un intérêt intellectuel et documenté pour l’usage du secret en politique.
La « voice option » du Colonel, le deuxième d’un genre : l’histoire secrète
L’histoire moderne et contemporaine a montré que c’est de la connaissance de l’Etat qu’a résulté le pouvoir sur lui-même, celui de le contrôler, afin de préserver les libertés individuelles et collectives. Inversement, c’est de la connaissance de ses objets—territoire, ressources, sujets, temps—que le pouvoir parvient à mieux les contrôler. Cette connaissance a gagné en complexité dans ses moyens et ses fins au point que le pouvoir pastoral est devenu selon des penseurs critiques comme Marcuse et Foucault un pouvoir sur l’entièreté de la vie de l’individu, le ramenant à un état d’insécurité et de servitude relative. De même, mieux il se fait ignorer, mieux le pouvoir accroit sa domination sur les citoyens. D’où l’importance du secret dans les deux cas, afin de contrôler ou d’échapper au contrôle. Bien des traditions scientifiques ont montré ailleurs l’importance et l’incidence d’une science du secret sur la (trans)formation de l’ordre politique moderne, comme ceux cités dans les articles de Monier et Lagrée et Dorandeux largement conviés ici. Mais à un niveau plus pratique, l’histoire du démantèlement des complots aux Etats Unis et en Europe a considérablement contribué à bousculer les traditions réalistes et militaristes de la politique et de la coopération internationale. C’est cette même histoire qui a indéniablement profité au mouvement des droits civiques aux USA ainsi qu’aux printemps démocratiques en Europe après 1945.
Inutiles de souligner au Sénégal les effets révolutionnaires d’une littérature du secret, qui, fut-elle pour le moment assez rachitique, a permis aux plumes de Abdou Latif Coulibaly, de Mody Niang, et de tant d’autres, de démasquer et de renvoyer le régime Wade dans l’opposition. Cette histoire secrète, au sens de dénonciation scandaleuse, est un genre qui met généralement à l’œuvre les « anciens acteurs » du jeu, des « témoins » de l’histoire, comme on les appelle dans le langage courant (voir Fréderic Mounier 2000, p. 3). Les ouvrages de Habib Thiam, « Par devoir et par amitié », et du General Lamine Cissé, « Carnet secret d’une alternance », ont beaucoup édifié sur les usages du secret au niveau de l’Etat et la manière dont ils ont contribué assez souvent à empêcher les réformes et les choix politiques appropriés plutôt que de les provoquer.
Avant l’ère sombre du Sopi, l’enquête de Abdou Latif Latif Coulibaly sur les « Cinquante ans de lutte et de complots au sein de l’élite socialiste » a sans nul doute contribué à fragiliser le régime de Abdou Diouf en exposant au grand jour les frasques secrètes de sa gouvernance. Preuve s’il en est de l’intérêt fondamentalement politique d’une science du secret, la classe politique semble avoir pris conscience des dangers de cette littérature contre ses ambitions hégémoniques et sa culture de rente. La censure est devenue la règle sous le régime d’Abdoulaye Wade.
Aujourd’hui, l’ouvrage du Colonel Ndaw risque de subir un sort comparable. Seulement, il est à regretter que les soldats, les journalistes, ainsi que les rares politiques qui en ont le luxe moral au beau milieu de leur sage vieillesse, soient abandonnés au labeur difficile de l’érection des fondements d’une science du secret politique au Sénégal. En plus de constituer un risque pour leurs métiers respectifs, mais aussi pour les citoyens, c’est d’abord aux universitaires et aux écrivains qu’il importe d’assumer ce travail qui est le leur. Il est vrai, c’est un travail moins confortable et moins luxuriant que celui de conseiller du prince ou d’éplucheur des « Unes ». Jusque-là, la maigre littérature qui fait office d’une recherche sur le secret en politique est dominée par le genre historique, celui des essais et des enquêtes sur les complots et les séditions, et le genre littéraire des soldats Cissé et Ndaw dont la « première personne » renseigne sur l’ambition narrative de restitution d’une expérience personnelle, mais aussi de purge d’un devoir violé par les sorties d’orthodoxie des pratiques secrètes du pouvoir.
Contours et jalons d’un discours scientifique universitaire sur le secret politique
Cette histoire du secret est d’autant plus vitale qu’elle permet de penser l’Etat (voir Lagrée et Dorandeau 1993, p.151). Néanmoins, si elle doit être pensée comme une histoire politique, elle ne devrait pas être réduite à un discours historique ou un discours sur l’histoire politique du Sénégal. Elle gagnerait à être interdisciplinaire dès l’instant où elle se mettrait en place à travers une implication des universitaires au coté des « anciens acteurs », « témoins », ou des journalistes d’investigation. Autant il est regrettable qu’il n’y en ait plus depuis l’entrée en politique de Latif Coulibaly, autant il est dommage qu’une « histoire universitaire » du secret en politique n’est pas encore été constituée (voir Mounier op.cit., p. 4). Les quelques bribes sur les secrets du parti unique dans les publications de feu Assane Seck, « Sénégal : émergence d’une démocratie moderne » et de Mamadou Dia, « Mémoires d’un militant », ne peuvent pas être pris pour des jalons d’une histoire universitaire en dépit de leur contenu historique et de leur grande qualité littéraire et analytiques. Ils sont le fait d’acteurs et de témoins d’une partie de l’histoire de la construction de l’Etat. Ne sort pas de ce cadre-là non plus celui du juge Ousmane Camara, « Mémoire d’un juge africain » ; lequel apparait comme un dialogue-démenti aux Mémoires de Mamadou Dia plutôt qu’une confrontation intellectuelle avec les usages du secret dans le contexte du parti unique.
Puisque le secret relève d’une économie psychique particulière et que ses usages renvoient à des dimensions variées de la culture politique, un discours universitaire sur le secret puisant dans la psychanalyse et la psychologie pourrait s’avérer utile dans la mise en exergue de l’économie morale et de la transmission des usages et des cultures du secret. Du même coup, les dimensions morales de la pratique de l’Etat et du pouvoir en seraient mieux informées, au bénéfice d’une liberté et d’une citoyenneté de nos jours tant révulsées et désenchantées.
La sociologie, l’anthropologie et la science politique auront sans doute plus de mal à discourir sur le secret en politique, chose qui ne se dit ni ne s’écrit, s’il n’est pas un recodage fallacieux d’une réalité bien plus compromettante. Bien qu’étant habitué à traiter du simulacre et de la dissimulation présents dans les rituels, les représentations et les apparitions du pouvoir, l’accès de ces disciplines au secret est d’autant plus difficile qu’elles sont prises pour des sciences emmerdeuses. Le bruit de leurs méthodes ethnographiques et statistiques apparait trop inquisiteur et reconnaissable au loin. Semble t-il, l’une des raisons pour lesquelles le Président Senghor n’avait pas voulu permettre l’enseignement de la sociologie et de l’anthropologie est justement liée au potentiel informatif et aux méthodes inquisitrices de ces disciplines. L’œuvre hypnotisant de ses « arts et lettres » allait se retrouver trop mise en danger, et sa construction de l’Etat avec, d’autant plus que les idéologues qui agitaient l’Université étaient trop sensibles aux vertus subversives des trouvailles des sciences sociales. L’ère senghoriénne est d’ailleurs sans doute la partie de notre histoire politique récente qui apparait comme étant la plus secrète, pour ne pas dire énigmatique aux plus jeunes générations. C’est à cette époque que furent nombreuses les confrontations du pouvoir avec les mouvements étudiants, intellectuels et travailleurs jetés dans la clandestinité et traqués partout aux moyens d’un arsenal civilo-militaire particulièrement nourri par le secret en haut lieu. Quelques indications nous en ont été données dans les publications de Abdoulaye Bathily, « Mai 1968 à Dakar » et de Magatte Lô, « Sénégal: syndicalisme et participation responsable» ; ce dernier mettant en exergue les relations entre le parti-Etat UPS et l’Union Nationale des Travailleurs du Sénégal.
Pendant que les anthropologues et les historiens retraceront les généalogies et les sillages du secret en politique, les accointances entre l’ésotérisme, le mysticisme et le corporatisme des sociétés secrètes et des groupes d’intérêts, les sociologues et économistes du développement pourraient eux appuyer le contrôle citoyen dans une meilleure compréhension des interpénétrations entre le secret ésotérique, mu par l’intérêt particulier, et les réseaux de l’action politique légitime, chargés de veiller sur l’intérêt général. Complots, conspirations, lobbying, concurrence économique, régulation financière, etc., sont des champs du pouvoir et de l’action politique où les divers groupes et sociétés secrètes ont de grands pieds et de longs bras dont il importe de voir l’étendue et la force si l’on veut avoir une vue plus claire des dynamiques souterraines de la (mal)gouvernance économique. Ainsi que l’a écrit Fréderic Monier, « Quand le secret, ésotérique ou pas, cimente les réseaux qui ont une action politique, [le savant] exerce une poursuite bien légitime » (2000, p.6). Les réseaux diplomatiques et les institutions financières et budgétaires de l’Etat sont sans doute les espaces les plus ouverts aux incursions des modes ésotériques et corporatistes du secret. Les quelques publications disponibles, ceux de Fallou Kane, « Vue d’aigle sur la diplomatie », et de Ibrahima Sène, « La diplomatie sénégalaise de L. S. Senghor à A. Wade », entre autres, sont loin de constituer des références sur des études du secret politique en diplomatie. Ce qui n’en fait pas moins des œuvres de jalons pour explorer l’histoire politique dans une filière du secret et de la mise en réserve qu’est la diplomatie.
Un discours philosophique sur le secret en politique pourrait mettre en concurrence le monologue philosophique des pères fondateurs que furent Senghor et Dia, et dont l’objet était l’enrôlement idéologique du projet national au socialisme, avec les théories de la « publicité » et de la « société ouverte » propres à Jürgen Habermas et Karl Popper. Les quelques travaux de feu Sémou Pathé Guèye et de Souleymane Bachir Diagne, reprenant à leur compte de tels concepts, ainsi que de l’appel au « pluralisme raisonnable » ou au « consensus par recoupement » de John Rawls, pourraient servir de jalons épistémologiques à une histoire interdisciplinaire des usages du secret et de leurs effets sur l’ouverture du système politique. A cet égard, il est important de souligner comment, selon Popper, le secret empêche la formation de société ouvertes, libres et démocratiques, comment le primat des intérêts des agents de l’Etat induit un usage pernicieux et dangereux du secret politique au nom d’une raison d’Etat excessivement mobilisée comme l’impossibilité de remettre en cause les fondements d’une action politique menée au nom du bien commun, fut-elle une transgression au-delà des limites morales et juridiques du tolérable. Le financier américain Georges Soros, bailleur de l’Open Society Initiative for West Africa, imputait la crise du capitalisme au culte du secret illégal dans les marchés financiers (voir Soros 1998). C’est en ce sens qu’il faut regretter les hebdomadaires « dëg dëg » de Souleymane Jules Diop. Faudrait-il inventer des « Jules Diop version Macky », c’est-à-dire anti-Jules Diop ? Dans tous les cas on se situerait trop loin d’une science du secret politique. Par contre, que les journalistes d’investigation puisse contribuer à la collecte et à l’analyse de données sur les pratiques secrètes entre la politique et les affaires constituerait sans aucun doute un grand apport à la mise en forme d’une science du secret politique. Bien qu’elle soit en partie le fait du manque de professionnalisme de la presse et de la recherche du sensationnel à des fins pécuniaires, la capacité de la presse à secouer et à curer les arcanes du pouvoir a permis d’exposer ses reflexes voraces et sa nuisance aux yeux des citoyens qui en ont tiré toutes les conséquences en 2000 et en 2012.
La philosophie et les sciences sociales ne peuvent à elles seules confronter les enjeux et les défis de l’arbitrage intellectuelle et politique entre les conceptions et les concepts postmodernes de la politiques telles que la « transparence », la « redevabilité » (accountability) et l’Etat de droit d’une part, et ceux modernes invoquant le secret et les raisons politiques fondées sur la puissance et la domination, d’autre part. Les juristes sénégalais devront considérer le débat entre, d’une part le droit à l’information sur lequel repose en partie la transparence et qui remet en cause le secret, et de l’autre, ce que les réalistes néantisent comme étant une « tyrannie de la transparence » et de la « publicité » (voir Monier op.cit., p. 6).
A la manière des sémiologues, les linguistes et les romanciers pourraient retranscrire les scripts du secret politique dans un discours et une fiction moins exposée aux vindictes de l’obligation de réserve tout en dévoilant, voire dénudant, les usages déviants du secret dans l’action publique politique. Ils en feront de même des limites de la transparence ou du dévoilement, car il n’est pas non plus souhaitable, ni même possible, que tout soit exposé à des esprits inégalement avertis du caractère sérieux de la chose publique. On est presque amené à se demander si des sciences de l’art tel que le cinéma ne pourraient pas venir en appoint à cette sémiologie et cette linguistique politique du secret. La manière dont le cinéma s’est considérablement nourri du secret en politique, des seigneuries médiévales aux démocraties ultramodernes du XXe siècle, mérite tout de même que l’on se pose cette question, sachant que le cinéma ne se développe jamais sans celui de sciences comme l’histoire politique, l’histoire de l’art, l’histoire des religions, etc. Le cinéma chinois tout comme celui euro-américain montre à quel point le monde contemporain ressemble à celui de l’antiquité à travers des productions sur les conspirations qui ont jalonné et façonné la succession politique et les frontières sociales et politiques des anciens empires. Des séries comme « Throne », « Spatacus » en Europe, et « Les assassins », « Le dernier royaume » et « The Lost Bladesman » en Chine, sont des chefs d’œuvre parmi les dizaines qui s’appuient sur l’histoire de l’art, l’archéologie et l’anthropologie des mondes anciens, etc. pour elucider le role du secret politique dans la marche de ces sociétés.
Une science du secret en politique trouve son fondement dans la crise actuelle du politique. Les dérives autoritaires en matière de gouvernance économiques, comme en rendent compte les innombrables scandales financiers et l’escapisme gestionnaire marqués du sceau de l’impunité, sont la manifestation concrète d’une culture politique de plus en plus trop permissive et excessivement a-moralisée et tribaliste. Le désordre est devenu l’instrument politique par excellence (voir P. Chabal et J.-P. Dalloz 1999), le scandale la grammaire du pouvoir, et l’accumulation une marque de virilité qui se dispute âprement au sein du leadership politique. L’on doit cette décadence sociopolitique au fait que, pour diverses raisons qu’il importe d’élucider, les usages illégaux du secret ont pris le dessus et sont parvenus à intoxiquer et a stériliser tout débat sur l’utilité et la vitalité d’une publicité et d’un contrôle de l’action politique.
Ce que Frédéric Monier appelle le « principe de vigilance scientifique » (op.cit., p.7) qui devrait prémunir l’ordre politique d’une atrophie poussée des droits et libertés et de l’économie de la prédation, devrait faire l’objet d’une revitalisation intellectuelle avant que ne puisse s’exercer l’impératif de transparence et de redevabilité de l’action politique. En un mot une science du secret est aussi vitale qu’une révolte de rue ou une protestation corporatiste. Elle est un discours, non pas contre le gouvernement et les élites, ni même contre le secret politique, mais contre des usages qui participent, précisément, de la subversion des institutions et des agents politiques coopératifs et solidaires du bien commun. Une science du secret en politique est « une histoire des limites de l’action politique » (Mounier, op.cit., p. 8). Car il faut des limites à tout, c’est la caractéristique fondamentale de la tragédie du vivre ensemble.
Épilogue : les paradoxes de la politique du secret au Sénégal
Jules Lagrée et Renaud Dorandeu faisaient la remarque suivante à propos de la France du XVIIe siècle : le secret se déploie en « deux logiques contradictoires et connexes, l’une qui forclos le secret, l’autre qui tend à le diffuser » (op.cit., p.149). Cette observation nous tente de savoir pourquoi le déballage et la révélation sont devenus des moyens privilégiés des luttes politiques. Sachant en outre que, parfois, on a l’impression que la crainte n’habite personne de mettre l’Etat à nus, de le déshabiller de sa mystique hobbesienne (le monstre froid) qui fait son charme et lui confère ainsi l’autorité qu’elle n’a jamais eue auparavant, alors qu’en même temps, des scandales juridico-financiers, des deals de haut vol et des crimes impunis, cachent en réalité des secrets que personne, ni l’Etat, ni le pouvoir, ni l’opposition, ne veut révéler. On a l’impression qu’à force d’expérience mutualisée parmi ses dinosaures et loups, ses familles et groupuscules, la classe politique est parvenue à convenir tacitement d’une culture du secret qui lui donne la possibilité de se jouer des limites de la raison d’Etat, de l’acceptable, tout en opposant celles-ci au peuple ainsi pris de court.
On remarque d’une part un usage opportuniste d’un certain nombre de secrets, y compris ceux relevant de la vie privée des uns et des autres, pour exercer le chantage sur l’adversaire ou bien manipuler l’opinion et influencer son comportement politique. Le désordre qui règne depuis plus d’une décennie dans les affaires de l’Etat, du fait de l’exhibition du secret dans la quotidienneté publique, fait l’objet d’une instrumentalisation insidieuse à des fins de déstabilisation et de résistance, qui à des réformes, qui à des actions de police financière. D’autre part, un usage corporatiste du secret fait que nulle part et nul parmi la classe politique on ne parle des secrets qui entourent la gestion de l’aide au financement des partis politiques, les dons et cadeaux faits aux personnalités politiques de l’Etat et tant d’autres privilèges attachés à l’exercice de la fonction de gouvernant et/ou d’opposant. Nul besoin de préciser comment les institutions de l’Etat s’en sont retrouvées affaiblies, et la stabilité et la sécurité du pays compromises. On pourrait en dire de même de l’honorabilité et de la respectabilité du pays dont la vitrine jadis reluisante a cédé aujourd’hui aux craquèlements causés par le profil et le faible niveau de compétence du personnel politique et la qualité primitive de la culture politique.
Sans doute, ces deux usages contradictoires du secret en politique posent la question de savoir si avec une telle pratique consciente et utilitariste, la classe politique est en mesure d’exiger de la multitude citoyenne une observance « républicaine » ou « démocratique » des us et des règles du secret politique. Le Pouvoir qui est au cœur de cet usage agonistique de la politique, comme dans une politique du cannibalisme et de la mort politiques, est-il en droit de réclamer ou d’imposer aux agents et aux citoyens de se soumettre aux principes de la réserve et de la raison d’Etat ? Si l’Etat lui-même n’est pas en mesure d’accommoder le secret et d’en déterminer et observer les usages acceptables, comment peut-il fonder la légitimité d’un tel secret et, partant celle de son pouvoir ?
Le défi méthodologique ou protocolaire d’une science du secret n’en est pas moins grand. Une science qui a pour objet ce qui ne s’écrit ni ne se dit que rarement, ou bien de ce qui est falsifié ou soustrait des sources d’information publiques et privées—archives gouvernementales, bibliothèques nationales, presse écrite, sources numérique, etc.—est d’autant plus laborieuse que le contexte sociopolitique lui-même parait impropice. Le Sénégal connait encore une démocratisation assez limitée et focalisée sur l’ouverture du jeu politique tout court. Outre la censure active sur les productions intellectuelles portant sur la gouvernance publique, l’Etat exerce une censure passive en opposant aux penseurs des délits de conscience et en limitant la liberté d’expression au nom de la sécurité de l’Etat et de la stabilité, lesquelles sont pourtant constamment mises à risque dans les pratiques politiques de militantisme et de gouvernance de la classe politique. L’imposition de la réserve aux fonctionnaires jusqu’à la retraite participe d’une forme de censure et d’usage du secret assez totalitariste.
Par ailleurs, on est encore dans un contexte de faible effectivité des droits à l’information du public et des libertés académiques. Pendant que les informations auxquelles le public à droit ne sont pas totalement ou exactement mises à sa disposition, les institutions chargées du traitement et de la diffusion de cette information sont limitées en nombre et en capacités d’accueil et d’offre de service. Au même moment les universités et les structures de recherche n’ont presque pas de programmes de recherche sur l’Etat et l’histoire politique, a fortiori sur des dimensions cachées du politique. L’indigence en capital financier et humain des universités n’est pas non plus de ce qui contribue à faire éclore une recherche sur le secret et la politique. On ne le sait que trop, le secret coûte bien plus cher à débusquer et à soumettre à l’épreuve des procédures scientifiques. Assurément, au niveau de l’Etat comme à celui des structures de la science, des réformes sont à apporter dans ce sens.
Aboubakr Tandia
Références
Fréderic Monier, 2000. « Le secret en politique, une histoire à écrire », Matériaux pour l’histoire de notre temps (58), p. 3-8.
Georges Soros, 1998. La crise du capitalisme mondial. L’intégrisme des marchés, Paris : Plon, 259 p.
J. Lagrée, Renaud Dorandeu, 1993. « C. Lazzeri, D. Reynié, dir., Le pouvoir de la raison d’Etat et la Raison d’Etat : politique et rationalité », Politix 6(21), p. 147-151.
Patrick Chabal, Jean-Pascal Daloz, 1999. Africa Works: Disorder as Political Instrument. London: James Currey Publishers, 170 p.
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