Tragédies
Deux tragédies fondent la raison d’Etat, formule dont le caractère intrinsèquement sombre est renforcé par ses usages autoritaires et impérialistes contemporains, mais aussi par ses mésusages totalitaires qui sont emblématiques d’une volonté de certains agents politiques et corporations occultes de se dérober face à leur condition citoyenne. Universelle en l’état, cette première tragédie est assez compréhensible pour un esprit qui sait demeurer raisonnable face à la condition humaine. En effet, déterminer le juste milieu entre l’utilité et la nécessité, le désirable et l’inévitable, le bien commun et la justice, la liberté et la sécurité, etc., est l’exercice auquel est soumise toute communauté politique constituée et désireuse de maintenir son ordre intérieur. La raison d’Etat est précisément le moyen ultime pour les communautés politiques de déterminer les conditions et les limites d’une action qui justifierait la transgression des valeurs morales et des lois au nom du bien commun. La raison d’Etat pose la question des limites de l’acceptable et de l’inacceptable, du tolérable et de l’intolérable. Il y a bien des circonstances où l’écart est grand entre éthique et politique, morale et sécurité, le juste et le bien, la liberté et la vérité, etc. La tache tragique pour les gouvernants est de devoir trouver l’harmonie face au pluralisme des valeurs et des intérêts ; face aux contingences et aux incertitudes inhérentes au gouvernement de la vie en communauté, il leur faut constamment déterminer les valeurs et les intérêts prioritaires, non des individualités privées, mais de l’ensemble de la communauté politique. De Platon à Rawls le chemin est long pour établir les conditions de l’harmonie ou du consensus entre politique et justice.
En plus de faire face à cette tragédie universelle, le Sénégal semble s’être fait une tragédie qui lui est bien propre, locale pour ainsi dire. On semble y être profondément attaché à une « image d’Épinal de la raison d’Etat » immodérément réduite à l’affirmation brutale du pouvoir et de la primauté des intérêts de ses agents sur les valeurs morales ou sur le bien public, ainsi que sur l’ordre juridique qui les incarne (Laggré et Dorandeu 1993, p.147). Comme il est connu de tous, la classe politique sénégalaise est en majorité adepte de Machiavel qui avait une conception assez « réaliste » de la politique et de la raison d’Etat, celle-ci étant pour lui un instrument privilégié de celle-là. Cette classe politique semble malheureusement s’être constituée en une classe d’éponymes du Florentin dont ils ont à coup sûr trahi la pensée véritable et la visée somme toute beaucoup moins cannibale qu’on le pense. Comme nous le verrons, non seulement la raison d’Etat n’est pas une invention machiavélienne (Sennelart 1989), mais Machiavel en avait une meilleure fin dans son contexte social et historique.
Acte dont l’héroïsme appelle, plus que de la solidarité, la reconnaissance et la protection de tout citoyen, la publication de son ouvrage par le Colonel Abdou Aziz Ndaw, « Pour l’honneur de la Gendarmerie », est pour nous le prétexte et l’illustration de cette tragédie sénégalaise de la raison d’Etat qui glisse progressivement vers des mésusages criminalisant l’Etat. Ne faisant, semble t-il, que révéler et dénoncer les injustices que lui auraient causé les fautes de gestions morales et politiques de la hiérarchie politique et militaire sous le régime de Abdoulaye Wade—et visiblement accommodée par le régime de Macky Sall—le Colonel se voit déjà encerclé par les assauts de ce qui ressemble beaucoup à un complot. Lequel, s’il n’est pas officiellement attribuable à l’Etat semble prendre sa source dans ses plus hautes sphères. La sortie du ministre des forces armées, le lundi 14 juillet 2014, et de certains députés, on pense à Oumar Youm notamment, ont déjà fixé de manière assez claire la position de l’Etat sur cette prise de parole qui n’est rien d’autre qu’une demande de justice et de préservation de l’ordre politique. Invoquant la raison d’Etat et le secret d’Etat, comme si les deux s’impliquaient mutuellement, la majorité des agents de l’Etat se sont fait forts de promettre des sanctions au Colonel, en se fondant, disent-ils sur la loi, violant ainsi le devoir de neutralité de l’Etat. Et les autorités mises en cause dans la publication du Colonel Ndaw? Que leur arrivera t-il si elles sont coupables des faits qui leurs sont reprochées ? De la sorte, on nous informe de la volonté nette d’empêcher les institutions compétentes en la matière de faire leur travail qui consiste à déterminer les limites dans lesquelles la transgression contre l’éthique, les lois et les intérêts supérieurs de la nation peuvent être acceptables et tolérables dans les affaires évoquées par le Colonel. Car, en vérité, c’est cela la raison d’Etat. Dans les sections qui suivent nous montrerons que dans la position partiale qu’il s’est fait prendre par le ministère des forces armées, l’Etat est disqualifié par toutes les conceptions de la raison d’Etat contenues dans l’ensemble de la théorie politique et la théorie de la justice.
Le Colonel et les idéalistes : tous contre l’Etat
Selon Rafael Del Aguila Tajerina, la raison d’Etat renvoie de manière générale à la transgression de certaines valeurs morales et aux lois qui portent en elles les principes de justice d’une société (Del Aguila 2007, p.19). En faisant dialoguer Del Aguila (idem) et Laggré et Dorandeu (1993), on s’aperçoit d’une part qu’un courant idéaliste rejette toute transgression étant entendu que rien, ni même le bien commun, ne justifie un abus quelconque contre l’éthique. D’autre part, un courant réaliste met la politique au-dessus de l’éthique en subordonnant la transgression à une éthique propre à la logique tragique et fataliste du politique, le vivre ensemble. Le premier groupe est celui des irréprochables, le second rassemble les implacables (Del Aguila op.cit., p. 19). Pour les idéalistes, le pouvoir faisant souvent de ses détenteurs les puissants, il n’est pas question que la raison d’Etat serve de prétexte à des violations intéressées de la loi et de la morale publique. Pour les réalistes, une tradition éponyme (machiavélique) s’autorise toute transgression que la nécessité politique justifie ; travestissant ainsi l’orthodoxie machiavélienne qui reste fidele à la nécessité de préserver un ordre politique inviolable au service du bien commun bien mesuré par l’action souveraine de l’Etat.
Les idéalistes veulent dire ceci : dans l’usage de la raison d’Etat il n’est jamais exclu que l’on mesure jusqu’à quel point les lois et la morales sont violées ou susceptibles d’être ou d’avoir été violées, et que soient sanctionnés éventuellement les écarts indus. La description du Colonel des usages de la raison d’Etat et du secret d’Etat dans son ouvrage s’inscrit dans cette lancée. Si autrement, cela n’est pas fait, la question devient légitime de savoir à quoi servent les lois et la morale de l’Etat. Quel sens garderaient alors la Constitution et le pouvoir législatif qui ont permis de mettre en place ces principes et lois ? Le pouvoir législatif ne faisant pas seulement que faire des lois, à quoi serviraient des lois qu’elle n’est pas en mesure de faire respecter et de protéger des abus a posteriori ? Quel sens y aurait-il alors de constituer et de protéger une communauté politique face une instabilité qui elle-même résulte des transgressions abusives des lois et valeurs publiques ? L’impunité des transgressions n’est elle pas une porte ouverte à l’instabilité et au désordre que pourtant la raison d’Etat prétend exorciser ?
Le Colonel Ndaw a fait cas de situations où des citoyens innocents ont été sciemment mêlés à des complots à leur insu puis réduit au silence cadavérique pour des intérêts strictement privés. « Créer un accident pour se débarrasser d’éléments [de troupes] ayant la tête bien faite », comme accuse le gendarme Malick Cissé, au point que « l’un d’eux est décédé par noyade » est-ce une affaire d’Etat et un concours au bien commun (Le Quotidien, Mercredi 23 Juillet 2014)? Où est le bien commun machiavélien ? Où est le calcul raisonnable des gouvernements si seuls des individualités du pouvoir se servent des plages béates à l’ombre du pouvoir de l’Etat pour régler des besognes égoïstes ? Le Colonel ainsi d’autres membres du corps qui ont fait des sorties dans la presse ont évoqué des cas d’abus et de rétorsions graves sur le règlement et les actes de service pour subjuguer ou éliminer des collègues. Quel bien commun la raison d’Etat pourrait-elle prétendre préserver avec ces excès ?
Le Colonel et les réalistes: Machiavel trahi par ses éponymes
D’abord, comme on l’a expliqué dans la section précédente, Machiavel n’a pas inventé la raison d’Etat. Il en a opéré un glissement conceptuel par lequel il promeut une nouvelle forme de rationalité politique qui met l’accent sur les fins, les moyens et les conditions. Plus précisément s’il garde la notion de raison droite (ratio status), il substitue au concept d’intérêt celui de nécessité. Si comme l’a montré Giovanni Botero (2014) la raison d’Etat est d’abord pour les anciens une raison orientée vers la préservation de l’intérêt commun, économique d’abord (prospérité et bien public), politique ensuite (sécurité), l’objectif ultime étant d’assurer l’autosuffisance de l’Etat, chez Machiavel l’ordre est inversé (Laggré et Dorandeu op.cit. p. 148). C’est là que l’histoire de l’Etat et la sociologie de l’époque de Machiavel lui donnent raison et révèlent la portée et le soubassement humaniste et pragmatiste de sa perspective. Historiquement c’est la question de la propriété et de l’accumulation (terres, commerce) qui a jeté l’Etat en Occident dans l’insécurité qui avait préoccupé les penseurs depuis le Moyen âge jusqu’au XVIIIe siècle. Les querelles doctrinales portaient bien sur la meilleure alternative à l’économie féodale des monarchies.
Faisant face à son contexte sociopolitique marqué par l’insécurité généralisée et la volatilité du pouvoir organisateur du lien social, Machiavel en déduit que seul un Etat fort, assimilé au Prince, est en mesure « d’affirmer son pouvoir, établit le règne de l’ordre dans une logique de désordre et constitue le cadre stable dans lequel, en dépit des variations des rapports de forces, pourra s’inscrire l’action intelligente [raisonnablement coopérative] des hommes » (Laggré et Dorandeu Ibid.). On a connu en Afrique pour la première fois ce machiavélisme avec les théories de la modernisation politique à la fin des années 60, lorsque les nouveaux Etats dirigés par l’intelligentsia civile se débattaient sans succès ni stabilité au milieu d’une embouchure idéologique. Les adeptes du développementalisme avaient fini par penser et conseiller aux puissances extérieures de soutenir les dictatures militaires et les autoritarismes civiles pour imposer la stabilité perçue comme la condition du décollage économique des jeunes Etats dans le cadre de l’économie-monde. A y regarder de plus prêt, on s’aperçoit que c’est cette conception de l’Etat et de l’ordre politique qui est encore en vigueur de nos jours, expliquant du coup la conception permissive et autoritaire de la raison d’Etat. La démocratisation n’a en l’espèce était d’aucune influence sur le domaine réservé à la direction politique de l’Etat, celui de la décision et de la police politiques.
Pour revenir à la raison d’Etat machiavélienne—et non machiavélique—on retiendra avec Senellart (op.cit.) qu’il s’agissait pour le Florentin d’orienter le souverain, le Prince, vers une gouvernance qui ne compatit que selon la nécessité, selon la spécificité de l’Etat, des contingences internes et externes, des menaces, des urgences, des brusqueries de l’ordre social. Le principe anthropologique de cette gouvernance réaliste est que « l’homme est naturellement méchant » et enclin, face aux risques, à se sauver dans son égoïsme conservateur. Pour parler comme Rafael Del Aguila, la raison d’Etat machiavélienne repose sur une théorie politique du pouvoir et à une visée stratégique (op.cit., p. 21). La raison d’Etat y est une technique visant à mettre l’Etat dans les conditions pour maintenir sa domination et garantir l’ordre nécessaire au gouvernement des affaires. Peu importe alors s’il faut en arriver à « transgresser la justice ou la morale afin d’obtenir le succès de l’action, encore moins la nature de l’objet ou du succès de cette action » (ibid.). Les choses sont appréciées en fonction de leurs résultats. Mais Machiavel ne s’en retrouve pas moins bienfaiteur du libéralisme et de la démocratie qui viendra après lui.
On en arrive en effet à la seconde dimension de la théorie machiavélienne de la raison d’Etat. D’une part, la raison d’Etat découle du calcul approprié du prince sur l’équilibre entre les moyens, les fins et les conditions concrètes de l’action. Son éthique de la raison d’Etat est double : la logique stratégique repose sur une éthique rationnelle et une éthique prudentielle à la fois. Le gouvernement ne peut pas négliger les moyens et les technologies de la mesure et du calcul politique (au sens de production d’ordre). Ces savoirs de la domination n’étant ni sûrs ni certains à tous les coups. Il faut bien que le bon résultat—celui qui est conforme au maintien et au développement de la l’ordre et de la liberté—excuse le fait de la transgression (Del Aguila op.cit., p. 22). D’autre part, comme le rappelle Montesquieu, si le gouvernement est amené dans certaines situations à mettre un voile ou un bémol sur la liberté au profit de la sécurité, ces situations ne peuvent être routinières ou immodérément répétées. La raison d’Etat relève de ce que Giorgio Agamben appelle un « régime d’exception » (Agamben 2005) où tout ou partie de l’ordre de la loi est suspendu. Elle ne saurait par conséquent rentrer dans le cadre d’actions quotidiennes et ordinaires d’un gouvernement véritablement calculateur et stratège. Or pour ce qui s’agit des situations décrites par le Colonel Ndaw sur l’invocation ou la gestion de situations d’exception, en Casamance et ailleurs, on a vu la raison d’Etat constamment brandie, implicitement ou non, dans des actions qui, contrairement à ce qu’indique Machiavel, n’avaient pas tout le temps trait à la sécurité et au bien commun. Une action souveraine, fut-elle orientée vers la sécurité, peut-elle favoriser la perte d’hommes de troupes causée par des « dissidents » qui reçoivent en même temps, malgré leurs cimes, des mallettes d’argent de l’Etat ? Où se trouvent l’éthique prudentielle et la logique du calcul approprié ? Qui des gens d’armes sacrifiés dans le devoir ou de leurs bourreaux, parés des deniers publics, sont représentatif du bien commun pour justifier une quelconque raison d’Etat ? Où est Machiavel ?
Au bout du compte, l’on est bien obligé d’admettre que d’une certaine façon, la nécessitémachiavélienne à sa propre utilité, sa propre morale du politique qui n’en est pas moins soucieuse du bien commun, même si celui-ci est rapporté un peu abusivement au pouvoir et à la domination. En outre, la raison d’Etat machiavélienne ne peut s’appliquer dans une situation où l’Etat et le souverain, prince ou Président, ne sont pas en mesure de mettre en avant le calcul rationnel et une autocensure contre leurs intuitions et penchants personnels. Il n’y est pas possible que l’Etat soit amoral, ignorant et incertain sur l’objet de ses interventions. L’Etat est confronté à des choix contre des exceptions tout en étant contraint de demeurer le premier à respecter les lois et les valeurs morales. Ni l’ébriété morale, ni la déficience stratégique, ni la lâcheté procédurale ne lui sont autorisées. Toutes choses contraires à ce que le Colonel a pourtant rapporté dans on ouvrage. L’exigence des savoirs à la décision et à l’action politique est une préoccupation qui se trouve au centre de la conception postmoderne de la raison d’Etat que nous convierons prochainement dans une discussion de la dérive discrétionnaire de l’Etat sur l’ouvrage du Colonel et sur les matières qui y sont exposées. Comme avec les modernes autour de Machiavel, on verra que la raison d’Etat est contre l’Etat dans cette affaire. Peu importe que l’on « juridicise » la théorie politique et le pouvoir de la raison d’Etat, avec Emmanuel Kant et John Rawls par exemple.
Aboubakr Tandia
Références
Agamben, G., 2005. Homo Sacer. The State of Exception. Chicago : UCP.
Botero G., 2014. De la raison d’État (1589-1598) [Della ragion di Stato], trad. de l’italien par Pierre Benedittini et Romain Descendre. Paris : Gallimard (Collection « Bibliothèque de Philosophie »).
Del Aguila Tejerina, R., 2007. « Politique, droit et raison d’Etat », Erytheis 2 (Novembre), p. 15-35.
Lagrée J., Dorandeu R., 1993. « C. Lazzeri, D. Reynié, dir., Le pouvoir de la raison d’Etat et la Raison d’Etat : politique et rationalité », Politix 6(21), p. 147-151.
Lazzeri C., 1992. « Le gouvernement de la raison d’Etat », in Lazzéri C. et Reynié D., Le pouvoir de la raison d’Etat. Paris : PUF (Recherches politique), p. 91-134.
Sennelart M., 1989. Machiavélisme et raison d’Etat. Paris : PUF (Collections « Philosophies »).
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