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Pluralité Festive Au Sénégal: Illusions Et Dangers D’un Mouvement D’uniformisation Idéologique

Pluralité Festive Au Sénégal: Illusions Et Dangers D’un Mouvement D’uniformisation Idéologique

« Sache que les divergences entre les écoles doctrinales ou rites juridiques (madhahib) constituent dans la religion un immense bienfait et une grande vertu. Cette divergence renferme un secret subtil que perçoivent les savants et qui échappent aux ignorants ». Imam Jalalu d-Din Suyuti. Jazil al mawahib fi ikhtilafi al-madhahib (L’abondance des bienfaits dans les différences d’opinion entre les écoles juridiques)

« Bàla nga xàm xàmàdi xàw la rày, bàla ngàko ñamé wàx, ràgàl xàw laa rày ». Serigne Cheikh Tidiane Sy al-Maktoum (RTA).

« La sévérité de nos jugements sur les autres tient d’ordinaire à ce que nous prenons notre idéal pour notre pratique et leur pratique pour leur idéal ». Blondel de Nesle.

Dans cette petite réflexion nous voulons aporter notre modeste contribution au débat sur ce que j’appelle ici la « pluralité festive » ou rituelle des musulmans du Sénégal dans la célébration des fêtes telles que la Korité dans le contexte duquel nous nous trouvons encore. En effet, ce qui apparait à certains comme une « dispersion » ou une « division » entre les musulmans n’en constitue pas une à nos yeux. En revenant un peu sur le dogme coranique et les hadiths du Prophète (PSL), on peut voir que ce que les dénonciateurs appellent de leurs vœux est en réalité une uniformité – uniformisation qui en raison de son caractère fondamentalement politique et idéologique constitue même une menace à la laïcité telle que l’Islam l’a enseignée et consacrée pour les musulmans, mais également à la laïcité politique entendue au sens de l’équidistance de l’Etat par rapport au pluralisme confessionnel et aux affaires du culte.

D’une part, la tradition islamique, Coran et hadiths, a énoncé la diversité et le pluralisme, tout en prévenant contre le dévoilement des divisions entre les musulmans au risque de les affaiblir devant les autres communautés de croyance. D’autre part, l’héritage islamique sénégalais des cheikhs soufis a consolidé cette tradition tout en y ajoutant un principe fondamental de piété filiale, pour ainsi dire.

En définitive, cette partie des musulmans idéalistes / idéologues risque de conforter les ennemis de l’islam dans leur entreprise sournoise de renchérissement et de manipulation des différences et des controverses religieuses pour « tuer » le sentiment d’appartenance et la fierté des musulmans les moins avertis ; l’objectif final étant de mettre la foi islamique en régression au profit des projets anticléricaux. La propension de certains médias à hypertrophier cette cohue confessionnelle est emblématique de cette entreprise dont le masque ne leurre plus personne. 

Le pluralisme festif : l’opinion populaire face au pluralisme intellectuel

Ce qu’une certaine opinion populaire condamne au Sénégal comme étant une « division » ou une dispersion spirituelle n’en est pas une. Encore une fois, il ne s’agit guère d’une division politique semblable à celle qui fait de la Ummah une nation politique. Les musulmans sénégalais ne forment pas une seule et même communauté politique. Ils ne sont pas non plus la Ummah, mais une partie de la Ummah, de la communauté spirituelle à l’intérieur de laquelle les spécificités culturelles, géographiques, sociologiques et politiques sont reconnues et tolérées par l’Islam, comme on le verra plus loin. Quant aux divergences d’opinion intellectuelles, elles sont une bénédiction pour tous.

Ce qui semble échapper à l’attention des indignés, c’est que leur ferme conviction qu’il puisse et qu’il devrait y avoir une seule célébration par tous les musulmans est même contraire à la réalité du dogme et de la jurisprudence. Aussi bien dans le contenu que dans l’état du débat savant sur le dogme. Le problème de la vision du croissant lunaire est posé par l’interprétation, elle-même plurielle et controversée, du hadith d’Abu Hurayra qui dit : « Jeûnez à sa vision (la lune) et rompez le jeûne à sa vision et si vous êtes empêchés par des nuages alors complétez le nombre de jours de Cha’ban à 30 jours ». On peut en résumer les avis divergents et non moins savants à travers les quelques exemples suivants, les plus mis en avant par les savants.

1) certaines interprétations aboutissent même au caractère valide du calcul

2) certaines n’autorisent que la vision à l’œil nu (cheikh Al Islam Ibn Taymiya, Cheikh Al Albani)

3) d’autres considérent que la vision à l’aide d’appareils astronomiques est valable

4) d’autres considèrent que si un pays musulman du monde voit la lune, ils lui font confiance et donc ils jeûnent ou rompent le jeûne avec lui.

d’autres considèrent qu’il faut que ce pays soit au moins dans leur fuseau horaire (Qourayb)

5) d’autres encore considèrent qu’il faut se référer uniquement à son pays (Cheykh Al Albani)

6) Cheikh Otheymine n’est pas de cet avis et invite la personne à jeûner secrètement si elle n’a pas confiance dans l’avis du gouverneur (islamique ou bien l’autorité politique de son pays?)

On voit nettement que contrairement à l’impression que donne la ferveur accusatrice de l’existence d’un seul avis tranché sur la question, notamment l’avis (4) pour les « arabophiles », ou bien l’avis (5) selon les nationalistes, on est en face de plusieurs cas de figure conflictuels qui se valent au regard du dogme. Autrement dit, la pluralité festive est une conséquence logique et une manifestation pratique du pluralisme intellectuel que reflètent les divers avis exposés ci-dessus parmi d’autres.

Pluralisme du dogme et pluralité des pratiques : l’uniformisation au purgatoire

Il me semble que la tradition islamique fournit des repères très sûrs pour que les musulmans puissent éviter le syndrome de la division en prétendant unifier ce que le dogme a voulu tout simplement unir en les faisant divers et pluriels. Or uniformiser c’est nier et dissoudre ces différences affirmées et révélées sachant que cela est loin d’être l’attitude la plus appropriée. Dans le noble Coran, Dieu consacre Lui-même le pluralisme envers lequel les meilleures attitudes à adopter sont l’humilité savante envers Lui, ainsi que la prudence (maandu) et la tolérance (yaatulaabir) envers ses créatures, les croyants en Islam. Nous citerons en guise d’illustration un extrait du verset 13 de la Sourate 49 (Les appartements) : « Nous avons fait de vous des nations et des tribus, afin que vous vous entre-connaissiez ».

D’une part, le pluralisme culturel et politique est clairement affirmé comme une ressource et un socle pour bâtir la communion confessionnelle entre les croyants sur la tolérance, a fortiori entre les musulmans. De l’autre, tout jugement moral et religieux s’avérerait très mal avisé comme enseignement à tirer de cette injonction coranique. En effet, « À chaque communauté, Nous avons assigné un culte à suivre. Qu’ils ne disputent donc point avec toi l’ordre reçu ! Et appelle à ton Seigneur. Tu es certes sur une voie droite. Et s’ils discutent avec toi, alors dis : « C’est Allâh qui connaît le mieux ce que vous faites. Allâh jugera entre vous, le Jour de la Résurrection, de ce en quoi vous divergiez. » » (Coran 22 :67-69). L’appel à l’humilité de la raison humaine face à l’omniscience de Dieu est sans équivoque. Ce qui signifie que d’une manière ou d’une autre, nul ne peut condamner le choix des autres sans risquer de se mettre à dos le dogme. Par la-même, à défaut de pouvoir se fier à autrui, on peut s’en remettre à cette partie précise du dogme qui est fondatrice du pluralisme intellectuel, culturel et rituel. Par ailleurs, « Nulle contrainte en religion ! », ajoute le Coran (2 :156). Pourquoi donc imposer une uniformité que l’on ne sait trouver ni dans le dogme ni dans nos intelligences déficientes ?

Comme l’a observé le Docteur Muzammil Siddîqî, « conceptuellement, la tolérance signifie le respect, l’acceptation et l’appréciation de la grande diversité des cultures du monde, des formes d’expression et des comportements humains » (2005). A plan pratique, elle s’observe « entre les membres de la communauté sur les points de vue et les divergences d’opinions, ainsi que sur les écoles de jurisprudence » (ibid.). Si la tolérance est « un devoir moral et religieux », poursuit Siddiqî, elle ne signifie pas « la concession, la condescendance ou l’indulgence » (ibid.). Or c’est ce à quoi semble prétendre l’appel à l’uniformisation des rites festifs tels que les ͗id. Ce qui en soi reviendrait à faire de la politique dans la mesure où la politique est quelque part une forme de recherche du compromis à tous les coups. C’est la raison pour laquelle la prétention à une uniformité rituelle ou spirituelle est un acte politique dangereux, impliquant fondamentalement le rejet du dogme, notamment dans son affirmation de l’égalité et de la neutralité en religion ainsi que le pluralisme religieux, surtout lorsque la responsabilité de l’Etat y est mêlée.

Pièges de l’uniformisation religieuse : la cohésion musulmane en jeu

Les querelles de visions et d’idéaux ne sont pas moins vaines et dangereuses. Elles ont la propriété redoutable de diviser et d’affaiblir les musulmans en les exposant à leurs ennemis ; sans compter les risques encourus au regard du dogme : « Ceux qui aimeraient que la réputation d’immoralité se répande au sujet de ceux qui ont cru ont des tourments douloureux dans ce monde et dans l’au-delà » (Coran, 24 :19). Abou Khourayra (que Dieu l’agrée) ajouta ceci : « Il n’est personne qui couvre les défauts de son prochain dans ce monde dont Dieu ne lui couvre les siens le jour de la résurrection »,  rapporté par Muslim. De quoi amener les musulmans sénégalais à reconsidérer leur rapport au dogme et à eux-mêmes en tant que fideles d’un seul et unique Dieu, frères et sœurs d’une même communauté, citoyens d’un même Etat.

Il convient de ne pas ignorer cette donnée à la fois scripturale et structurelle qu’est le pluralisme ; lequel se retrouve par ailleurs dans toutes les traditions religieuses et dans d’autres domaines de la vie. Au plan local, le soufisme n’est pas la seule voie vers une solution d’humilité et de prudence qui reflèterait aussi bien la pluralité des vues sur la question—le hadith sur la lune—que le pluralisme consacré par le dogme coranique et répliquée de fait dans la jurisprudence (pluralisme intellectuel). De même que la guidance du soufisme permet au fidèle de se fier à une autorité reconnue—les pôles mystiques et les khalifes des ordres soufis—faute de trouver un jugement tranché dans la jurisprudence, le salafisme et toutes les autres communautés religieuses, de par leur obéissance et leur confiance en la guidée des savants ou des imams.

Le rejet de la controverse et la prévention de ses risques de divisions parmi les musulmans ne sont pas étrangers à la tradition soufie sénégalaise. A l’intention du tajdîd du néo-wahhabite Abubakar Gumi dans le Nigeria des années 70 contre les pratiques rituelles soufies—la tarbiyya, la salât al-Fatiha, la musique dans le zîkr collectif—Cheikh al-Ibrahim Niasse (RTA) écrivit ceci : « seul Dieu sait ce qui est la vérité et ce qui ne l’est pas ». Non sans fonder intellectuellement tous les rituels auxquels s’attaquait le tajdîd .

A l’encontre des querelles sur la valeur et la supériorité des wîrd confrériques et de l’accompagnement qui alimentèrent les rivalités entre les disciples et quelques cheikhs de son temps, Cheikh Ahmadou Bamba (RTA) prévenait de la sorte: « Les oulémas sont aux pôles mystiques ce que les saints sont au Prophète (PSL) ; les oulémas professent l’unicité divine et défendent la loi formelle purifiée. Les pôles mystiques, eux, sont des hommes sincères et rapprochés de Dieu qui défendent la sainte et lumineuse vérité substantielle » (cité dans Irwa’u Nadim (L’Abreuvoir du Commensal) par Amadou Lamine Diop Dagana, p. 64). Montrant l’exemple, le vénéré cheikh ajouta : « Tout wîrd, il est vrai, comporte un secret inhérent à l’un des ses motifs constitutifs » (ibid., p.55).

La CNCL : une structure illégitime, inopportune et dangereuse

L’islam est une religion, pas une culture, le Sénégal est une nation diversifiée et pluraliste—pratiquant le pluralisme comme principe de coexistence, de respect mutuel et d’équité—aux plans culturel et confessionnel. Or unir c’est s’évertuer à consolider un lien social déjà établi par la providence de la révélation, c’est donc suivre la visée pluraliste du dogme ; tandis qu’unifierc’est uniformiser, rechercher une univocité aliénatrice qui a le potentiel de semer la terreur psychologique, l’indignation non savante, le doute, et le désespoir dans l’esprit des croyants. Unifier est une acrobatie idéologique et politique hautement risqué que ni l’Etat, à travers sa Commission Nationale d’Observation du Croissant Lunaire (CNCL), ni les divers groupes confessionnels ne peuvent et n’ont intérêt à se hasarder à tenter. L’uniformisation est l’innovation qu’il ne faudrait jamais se permettre. Le fait de croire qu’une commission nationale peut faire converger tout le monde autour d’une même date est non seulement une erreur, mais un danger redoutable pour la stabilité du pays et, surtout, pour l’idéal d’unité et de solidarité spirituelle et communautaire pour les musulmans du Sénégal.

L’existence de cette commission politise la religion et dépolitise l’Etat en même temps, les deux processus étant consubstantiels l’un à l’autre. Ce qui est une menace grave à la laïcité sénégalaise qui repose sur le pluralisme religieux et la tolérance, bref la diversité sociale et culturelle parmi les musulmans. En engageant l’Etat dans ce qui apparaît comme une nationalisation d’une pratique confessionnelle sur laquelle il est censé rester neutre on l’expose à faire une entorse au principe d’équidistance envers toutes les confessions, c’est-à-dire un Etat inégalement situé par rapport au principe de l’égalité des religions et à celui du pluralisme confessionnel. On demande à l’Etat de supprimer des différences dont il n’est ni à l’origine ni la solution. On ne connait pas de commission nationale pour déterminer quelque aspect qui soit des rituels des confessions chrétiennes, païennes, ou autres. S’il devait donc y avoir une commission, ou bien une quelconque structure, pour remplir la fonction, irréaliste du reste, de rassembler les musulmans autour d’une même date festive, elle ne saurait être qualifiée de nationale, mais de musulmane. Elle devrait devenir une association islamique tout court pour ne plus nourrir l’illusion et l’espoir qu’elle peut faire triompher l’interprétation nationaliste, et donc politique, du hadith sur le croissant lunaire.

Cette association aura beaucoup de mal à remettre en cause le fait fondamental de la pluralité festive qui est une conséquence logique du pluralisme religieux et de la diversité des traditions spirituelles dans l’islam. C’est de cela qu’il s’agit à la vérité, à moins que l’on veuille se s’infliger un complexe d’infériorité musulman ou encore l’asthénie intellectuelle d’une spéculation vaine. Pour un adepte d’une confrérie soufie la soumission au cheikh est totale tant que l’affiliation à ce dernier demeure. Face au pluralisme confrérique le risque devient de l’irréalisme et peut-être même de la surenchère à des fins inavouées. On peut en dire de même des interprétations ou des convictions de tous les autres, shiite, salafis, etc. Au final, le problème reste le même : un faux-problème qui risque de servir faux dévots.

 

Aboubakr Tandia

 

Références

Diop, Amadou Lamine (Dagana), sd. Irwâ’u an-Nadim Min Adhabi Hurb al-Khaddîm. Document inédit.

Larémont, Ricardo R., 2011. Islamic Law and politics in Nothern Nigeria. Africa Research & Publications, 320 p.

Siddiqi, Mouhamed, 2005, « L’esprit de tolérance en Islam », in Islamophile. [http://www.islamophile.org/spip/L-esprit-de-tolerance-en-Islam.html] mardi 8 mars 2005.

Aboubakr TANDIA

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