Depuis quelques semaines un professeur titulaire de droit constitutionnel et son ancien étudiant devenu son collègue et non moins professeur titulaire comme lui, se livrent un combat d’interprétation autour de la nature et de la qualité de ce que dit le conseil constitutionnel suite à sa saisine par le président de la République du Sénégal. Pour l’ancien étudiant, le conseil constitutionnel ne rend que des décisions contraignantes, ce que rejette son maître qui persiste et signe : le conseil constitutionnel donne des avis non contraignants.
Tout d’abord, il faut préciser que, contrairement à ce pensent beaucoup de sénégalais, y compris des constitutionnalistes chevronnés, le débat sur la nature et la qualité de ce que dit le conseil constitutionnel ne concerne pas que les constitutionnalistes. C’est d’ailleurs une erreur monumentale que de le penser ! Mieux, et cela peut bien surprendre certains, ce débat-là ne doit même pas concerner les constitutionnalises sérieux.
Les constitutionnalistes sérieux sont des scientifiques, des chercheurs, des théoriciens qui réfléchissent, conceptualisent, convoquent l’histoire, la morale, et conçoivent des lois constitutionnelles, mais ne se préoccupent pas et ne s’occupent pas non plus de leur mise en œuvre, c’est-à-dire de leur interprétation, de leur application, qui est avant tout une démarche purement technique dévolue au juge constitutionnel qui siège, au Sénégal, au Conseil constitutionnel.
La mise en œuvre des lois constitutionnelles revient donc au juge constitutionnel qui est en réalité un technicien avisé du droit constitutionnel, dont le rôle consiste à lire, pour comprendre et dire, au nom du peuple et pour le peuple, ce qu’a écrit le constitutionnaliste-législateur dans la Constitution. Sans état d’âme… Et il ne doit même pas chercher à suivre ce peuple, son employeur, dans ses humeurs et volontés du moment, encore moins les hommes politiques et les commis de l’Etat qu’il est chargé de surveiller, de ramener à l’ordre constitutionnel…
D’ailleurs, le terme « juge », peut être bien pris dans son acception large, pour inclure l’enseignant, l’intellectuel, l’écrivain, l’étudiant, le bon lycéen, voire le commun des mortels ; car comme le dit l’adage : « nul n’est censé ignorer la loi ». Ce qui veut dire que le peuple lui-même doit être en mesure de lire ses propres lois et saisir la quintessence de ce que le constitutionnaliste a conçu et écrit.
En pensant que, parce qu’il est un professeur de droit constitutionnel chevronné qui a été le maître de son nouvel alter-ego, il doit nécessairement comprendre mieux que ce dernier ce que dit le droit constitutionnel, le Serigne se trompe lourdement d’objet et de champ.
En effet, pour ce qui est du jugement rendu par le Conseil constitutionnel, nous ne sommes plus dans la phase de théorisation, de conceptualisation et de conception du droit constitutionnel, mais bien dans sa mise en œuvre, c’est-à-dire dans sa lecture, son interprétation, et son application.
Et là, la première qualité requise du juge – nous disons bien du juge -, c’est la maîtrise de la langue française ! Suivent ensuite l’expérience et l’éthique… Il faut préciser ici, sans exagération aucune, qu’un professeur de lettres du collège, ou un bon instituteur (comme en produisaient les défuntes Ecoles Normales Régionales), est beaucoup mieux placé qu’un professeur agrégé ou un professeur titulaire de droit constitutionnel au français scabreux, douteux.
La lecture de la constitution, en ses articles 51 et 92, montre que les étudiants du professeur ont raison sur lui sur ce point précis : le conseil constitutionnel, en dernière analyse, ne rend que des décisions contraignantes et non des avis !
Deux expressions françaises, très mal appréhendées par beaucoup de Sénégalais, y compris des constitutionnalistes de premier plan, sont à l’origine de l’interprétation erronée de ce que dit le conseil constitutionnel après saisine par le président de la République : « connaître de… » et « être d’avis que… »
Lisons attentivement, en tant que juges constitutionnels, ou en tant que citoyens ordinaires ayant une bonne maîtrise du français, et non en tant que professeurs de droit constitutionnel, les articles 51 et 92 de la Constitution du Sénégal, et livrons aux Sénégalais leur signifiance :
Article 51, alinéa 1 :
Le Président de la République peut, après avoir recueilli l’avis du Président de l’Assemblée nationale et du Conseil constitutionnel, soumettre tout projet de loi constitutionnelle au référendum.
Article 92, alinéas 1 et 2 :
Le Conseil constitutionnel connaît de la constitutionnalité des lois, du règlement intérieur de l’Assemblée nationale et des engagements internationaux, des conflits de compétence entre l’exécutif et le législatif, ainsi que des exceptions d’inconstitutionnalité soulevées devant la Cour suprême.
Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucune voie de recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.
L’alinéa 1 de l’article 51 de la constitution de la République du Sénégal, dit que quand le président de la République décide de soumettre un projet référendaire au peuple, il doit, au préalable, écrire au président de l’Assemblée nationale et au Conseil constitutionnel pour recueillir leur avis. Et cette démarche est obligatoire si on lit bien l’alinéa 1 de l’article 92, qui fait du conseil constitutionnel la seule et unique institution habilitée à « (connaître) de la constitutionnalité des lois…. ».
La constitution exige du président, qui n’est pas un monarque qui peut faire tout ce qu’il veut comme s’il avait un royaume et des sujets, d’adopter cette démarche républicaine car le conseil constitutionnel doit voir si ce que le président projette de soumettre au référendum est constitutionnellement recevable. En d’autres termes si tous les éléments constitutifs du projet de référendum sont conformes à l’esprit (ce qui a motivé le législateur) et surtout à la lettre (ce qu’a écrit le législateur) de la constitution.
Il n’est pas nécessaire d’être constitutionnaliste pour comprendre que, dès lors que la constitution exige du président qu’il recueille l’avis du conseil constitutionnel, c’est nécessairement pour qu’il en tienne compte. Sinon à quoi servirait cette institution, qui est en réalité la gardienne de la constitution dont la mission est de veiller à la constitutionalité des actes posés ou à posés par les commis de l’Etat ? (voir encore l’Article 92, alinéa 1)
Quand le président du conseil constitutionnel dit que le conseil « est d’avis que… », ceux qui affirment qu’il exprime un avis, se sont complètement gourés car ils n’ont pas conféré à l’expression française « être d’avis que » son vrai sens !
En disant cela, le conseil n’exprime nullement un avis personnel dépendant de l’humeur du jour de ses membres ou de la tête du client. Loin s’en faut ! Cette expression, qui a perdu beaucoup d’hommes politiques, d’analystes politiques et de constitutionnalistes, a pour synonymes « trouver que », « juger que », « estimer que ».
Par conséquent, le conseil constitutionnel veut dire qu’il « juge », « estime », « trouve » juridiquement, c’est-à-dire au vu de la loi, que les différents éléments du projet de loi constitutionnelle à lui soumis par le président de la République sont recevables (parce que ne violant aucune disposition de la Constitution) ou irrecevables (parce que violant une au moins des dispositions de la Constitution). Et comme le juge constitutionnel ne fonde ce qu’il « pense », « estime », « juge » que sur ce que dit la constitution, et non sur les sautes d’humeur ou le bon vouloir de ses membres, ce qu’il « pense », « estime », « juge » doit être ipso facto contraignant, et a valeur de décision rendue.
D’ailleurs c’est l’alinéa 2 de l’article 92 de la constitution (voir ci-dessus), qui établit clairement le caractère contraignant de ce que « trouve », « estime », « juge » le Conseil constitutionnel : « Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucune voie de recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles. »
L’autre compréhension erronée de l’alinéa 1 de l’article 92, causée par la non-maîtrise par beaucoup de l’expression « connaître de », constitue la seconde source de confusion dans l’interprétation de ce que dit le conseil constitutionnel. Le mot-clé de cet Article 92 veut dire « avoir compétence pour juger de ».
Et il va de soi que quand on a compétence pour juger d’une affaire, l’affaire étant, en l’occurrence, la constitutionnalité du projet de révision constitutionnelle proposé par le président de la République, le conseil constitutionnel, ne peut rendre qu’un jugement, une décision. Et non un avis consultatif !
Pour conclure, au vu du sens des mots-clés employés, d’abord par le constitutionnaliste-législateur dans la rédaction de l’article 92 de la Constitution («connaitre de »), puis par le conseil constitutionnel dans sa décision remise au président de la République (« être d’avis que »), il est incontestable que, hormis la mauvaise foi de certains, le débat sur la nature et la portée de ce dit le conseil constitutionnel après saisine par le président de la République, a été faussé par le niveau de langue des commentateurs.
Et le professeur Ismaïla Madior Fall a raison sur son Serigne, non pas nécessairement parce qu’il est meilleur constitutionnaliste que lui, mais surtout parce qu’il a certainement une meilleure maîtrise de la langue française.
Gorgui DIENG
Ancien Instituteur-Directeur d’Ecole (Guitire-Sérère), Ancien Professeur d’anglais au Lycée TAB de Diourbel, Professeur Titulaire des Universités (Littérature africaine d’expression anglaise, UCAD)
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