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Immatriculation Des Terres Du Domaine National Au Profit Des Communes : La Boîte De Pandore ?

La séance académique solennelle de l’Académie des sciences et technique du Sénégal (24 mars 2016) avait pour thème inaugural « Le foncier au Sénégal : Etat des lieux et perspectives pour la modernisation de l’agriculture ». Le président de la République a marqué son désaccord, relativement à la possibilité d’immatriculer les terres du domaine national au profit des communes.

Indépendamment de la prise de position de la plus haute autorité de l’Etat, il n’est pas superflu de rappeler que cette question, particulièrement délicate, intervient aussi dans un contexte particulier de modification constitutionnelle où une des principales innovations sera la reconnaissance du droit à la terre et aux ressources naturelles, mais aussi de réforme foncière, et que l’immatriculation, en l’état, peut avoir de lourdes implications. D’où son intérêt manifeste. L’immatriculation aboutirait (nous soulignons le conditionnel), en effet, à la privatisation du foncier local (I), donc à un contrôle total des communes sur une ressource vitale (II).

I) La privatisation du foncier local

L’Etat, à l’instar de toute autre personne (physique ou morale), a vocation à disposer d’un patrimoine, en l’occurrence un domaine. Dans le droit positif actuel, le principe de la domanialité de l’Etat est posé par la loi n°76-66 du 2 juillet 1966 qui dispose : « Le domaine public et le domaine privé de l’Etat s’entendent de tous les biens et droits mobiliers et immobiliers qui appartiennent à l’Etat… » (Article 2, al.1). Nous nous intéresserons principalement à l’immatriculation, mécanisme par excellence de constitution du domaine (foncier) privé. En l’état, l’Etat a un pouvoir hégémonique sur les terres du domaine national, par le biais de cette procédure (1). Au terme du processus, tout bénéficiaire de l’immatriculation accède aussi à la propriété foncière (2)

I.1) L’immatriculation des terres : un processus de privatisation encore sous le contrôle de l’Etat

L’immatriculation est un monopole reconnu à l’Etat. La loi sur le domaine national, la première, pose le principe : « Les terres du Dn ne peuvent être immatriculées qu’au nom de l’Etat (article 3). Le décret n°64-573 du 30 juillet 1964 (art 29) pris en application de cette loi et le code du domaine de l’Etat (art 27) reprennent sensiblement les mêmes dispositions en faisant de l’Etat le principal (voire unique) bénéficiaire de l’immatriculation des terres du domaine national.

De quelles terres s’agit-il ? Le décret n°64-573 ci-dessus rappelé semble plus explicite sur les différentes catégories de terres concernées, et les finalités poursuivies. Les terres en question concernent toutes les composantes du Domaine national, notamment les terrains dans les zones de terroirs (même déjà affectés), et ceux se situant dans les zones pionnières.

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L’immatriculation est procédée d’un acte déclaratif d’utilité publique, qui désigne la zone nécessaire à la réalisation du projet, suivie par une estimation des indemnités à verser aux affectataires, qui « tiennent compte exclusivement des constructions, aménagements, plantations et cultures existant dans la zone atteinte et réalisés par les affectataires.

Le schéma ci-dessus rappelé est celui en cours et qui « met en selle » l’Etat et en fait le principal acteur. L’immatriculation des terres du domaine national au profit des communes suppose donc une révision de la législation en vigueur, en aménageant la possibilité pour une personne publique autre que l’Etat, de conduire le processus ou d’en être bénéficiaire. En tout état de cause, à terme, l’immatriculation aboutirait donc à une appropriation des terres par les communes au même titre que l’Etat, selon le schéma actuel.

I.2) Une appropriation des terres

L’appropriation foncière, sous toutes les latitudes, demeure le principal enjeu foncier, car la terre est un enjeu de pouvoir dont tous les acteurs ont depuis longtemps pris toute la mesure. Il semble bien, là, que le rêve de tout acteur foncier est « (…) de réinterpréter, à son profit, les anciennes prérogatives coloniales », parmi lesquelles, bien entendu, le contrôle de la terre. A cet égard, l’Etat indépendant et, récemment, les communes du Sénégal n’échappent pas à la règle. L’immatriculation des terres du domaine national a pour effet de faire intégrer lesdites terres dans le domaine privé du requérant, domaine dont la consistance variera en conséquence selon l’étendue des immatriculations.

Les limites ou mesures de protection par rapport à ce principe résident dans la finalité, c’est-à-dire la poursuite de l’intérêt commun ou général. Du côté de l’Etat, l’encadrement de la procédure, par le recours à la notion d’utilité publique qui doit sous-tendre toute demande d’immatriculation, est donc censée à la fois constituer un contrôle et un frein à une « boulimie foncière » qui pourrait conduire à des abus.

Dans les communes, l’utilité publique ou l’intérêt général ne sont pas toujours perceptible dans le discours ambiant et récurent sur la privatisation foncière. Cela ne rassure guère sur les conditions d’une gestion concertée et d’un accès équitable à la terre, car la privatisation au profit d’une seule personne (fut-elle morale et de droit public), consécutive à leur immatriculation, a un corollaire : un contrôle sur celles-ci.

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II) Un contrôle sur les terres immatriculées

Ce contrôle découle du droit de propriété (1) et consacre un pouvoir (quasi) absolu du propriétaire (2).

II.1) Une manifestation du droit de propriété

Le droit de propriété est assurément l’une des formes les plus anciennes de rapport de droit entre les choses et les hommes. Si la propriété a pu être contestée, elle a été le plus souvent sacralisée, au point d’apparaitre comme un droit naturel. En dépit de l’importance accordée à ce droit, force, cependant, est de constater que l’essentiel des dispositions sur le droit de propriété au Sénégal sont originaires ou d’inspiration française. Un détour par le code civil français s’impose pour une définition de la propriété (article 544) qui dispose que « la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». La force attachée à ce droit transparait dans les termes de l’article 546 du même code, pour qui « la propriété d’une chose, soit mobilière, soit immobilière, donne droit sur tout ce qu’elle produit et sur ce qui s’y unit accessoirement, soit naturellement, soit artificiellement ». Le pouvoir qu’il confère sur la chose est quasi absolu.

II.2) Un pouvoir total quasi absolu accordé au propriétaire

En langage juridique, la notion couramment admise pour expliquer l’appropriation est celle d’une maîtrise exclusive et totale sur un bien, le fait d’en jouir ou d’en disposer de la manière la plus absolue. Sur l’étendue et les contours de cette maitrise, des auteurs ont même parlé d’ « emprise absolue, exclusive et perpétuelle ». Un retour sur les caractères de ce droit s’impose :

  • Une emprise absolue sur les terres : le droit sur la terre appropriée ne souffre d’aucune limitation. Il se manifeste dans sa forme la plus absolue dans l’abusus, c’est-à-dire du pouvoir d’aliéner (vendre), de détruire…
  • Une emprise exclusive sur les terres : la terre immatriculée bénéficie au seul requérant, à l’exclusion de tout autre prétendant.
  • Une emprise perpétuelle sur les terres : pas plus qu’il ne souffre d’aucune limitation dans son étendue, le droit sur la terre appropriée n’est pas limité dans le temps. La terre en question échappe définitivement à la collectivité, au profit du (seul) propriétaire.

Limitations du droit total et exclusif

A l’évidence, l’approche « civiliste » de la propriété, tirée du droit romain et appliquée à la terre, ne convient pas. La terre est un bien certes ; c’est aussi (surtout) une ressource destinée à satisfaire des besoins communs. C’est en ce sens que le principe a été très tôt admis, que par leur nature, les terres du domaine national constituaient un ensemble « exclusif de toute appropriation ». L’immatriculation de ces terres opèrerait un changement dans le statut des communes, devenues propriétaires ; elles ne modifieraient en rien la nature des terres, en tant que bien communs à préserver.

Dès lors, comment concilier l’appropriation d’une ressource, par nature commune, avec l’aspiration (légitime) à la terre de tout utilisateur potentiel de celle-ci ? Quelles garanties contre le risque de voir apparaitre au Sénégal des « paysans sans terres », si les mécanismes d’accès équitable au foncier ou les conditions de sa préservation n’étaient pas préalablement identifiés et acceptés ?

Ces questions devraient nécessairement trouver des réponses (urgentes) et adaptées. Elles auraient le mérite de tranquilliser tous les prétendants à la terre, sans exception, y compris les pasteurs transhumants. Nous rappelons, en effet, que jusqu’ici, l’espace pastoral, en particulier, a été très peu pris en compte dans nos législations foncières et que l’aspiration à la préservation des terres de parcours et pâturages demeure une exigence très forte de ces derniers.

C’est sans doute au regard de ces enjeux et des questions encore sans réponse qu’il faut comprendre – et saluer – la position des pouvoirs publics. En l’état, opter pour une immatriculation des terres du domaine national sises dans les communes équivaudrait ni plus ni moins à ouvrir une boite de Pandore.

 

Yahya KANE

Docteur en droit Foncier/Grn

Email : yahyakane@hotmail.com

 

Référence :

1. Rocheguide (A.), Foncier et décentralisation. Réconcilier la légalité et la légitimité des pouvoirs domaniaux et fonciers, (Cahiers d’anthropologie du droit, 2003).

2. Caverivière (M.), Debene (M). Foncier des villes, foncier des champs (Rupture et continuité du système foncier sénégalais). In Revue internationale de droit comparé. Vol. 41 n°3, juillet-septembre 1989.

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