Cheikh Ahmadou Bamba est né au Sénégal. Issu d’une lignée peule, il s’exprimait en wolof, était noir de peau et s’habillait la plupart du temps en blanc. Dans ses nombreuses pérégrinations, il a sillonné le Baol, le Djoloff, le Cayor, le Ndiambour, le Sine-Saloum et j’en passe, avant de faire l’objet d’une déportation par l’Administration coloniale vers la forêt inhospitalière de Mayumba (au Gabon) où il vécut près de 8 ans dans des conditions inhumaines. De retour en 1902 sur décision de la même Administration il sera déporté en Mauritanie de 1903 à 1907 avant d’être astreint à une résidence surveillée à Thiéyène Djoloff jusqu’en 1912, puis à Diourbel jusqu’en 1927, année de son rappel à Dieu.
Au-delà de la communauté mouride, Cheikh Ahmadou Bamba s’impose par sa singularité dans notre pays et au sein du monde noir. Un célèbre chroniqueur a vu en lui un héros national dans une lettre ouverte au Président de la République du Sénégal. Il sera corrigé par d’autres observateurs qui considèrent le Cheikh comme un patrimoine mondial à faire pâlir d’envie bien des sociétés humaines. L’émoi général suscité par sa caricature dans le sinistre magazine Jeune Afrique au mois de janvier 2016 en est une parfaite illustration.
Malheureusement, en parcourant la vie de cet homme, nous avons l’étrange sentiment qu’il n’a de sénégalais que la couleur de peau, l’ascendance et le langage. Il semble avoir simplement vécu parmi nous sans que nous ayons pu mesurer la chance infinie qu’il représente et le modèle qu’il incarne dans tous les domaines de notre vie. En observant le Sénégal et les Sénégalais, il est légitime de se demander si Cheikh Ahmadou Bamba était réellement des nôtres.
La question revêt d’autant plus d’acuité qu’il n’est pas rare d’entendre des analystes de la société sénégalaise s’offusquer de l’absence de modèles pour les jeunes, de la perversion des mœurs, de l’absence généralisée d’ambition, bref d’une crise profonde des valeurs dont personne ne tiendrait encore le remède. Le constat est sans complaisance, mais à y être attentif, les maux dont souffre notre société sont le manque de rigueur, l’absence d’ambition collective, le défaut d’endurance dans l’effort, la malhonnêteté intellectuelle, l’irrespect, la méconnaissance de l’abnégation, la corruption, l’ignorance et j’en passe. De ce triste tableau procède un mieux-être dont nous sommes à la quête et qui semble nous échapper indéfiniment. Nombreux en effet sont les programmes dits de développement implémentés par des dirigeants, parfois ambitieux, qui se sont soldés par des échecs cuisants. Cette situation interroge non pas notre modèle économique, car nous n’en avons guère, mais l’état d’esprit des hommes et des femmes qui font aujourd’hui la société sénégalaise.
Au-delà de la dimension ésotérique insondable de Cheikh Ahmadou Bamba, nous devons interroger les qualités humaines dont il s’est armé pour ériger, en si peu de temps et en ayant vécu seulement 72 ans (dont 33 ans de captivité), un patrimoine aussi gigantesque que celui qu’il nous a légué. Parmi ces qualités indispensables figurent l’ambition, la rigueur, l’éthique, l’endurance et le goût du travail bien fait. A l’évidence, ces qualités ne caractérisent que timidement notre société en 2016.
Concentrons-nous d’abord sur l’éthique, cette notion naguère bien sénégalaise, rendue désuète depuis des lustres. Pourtant le brillant juge Kéba Mbaye, dans une leçon inaugurale de l’année académique 2005-2006 à l’UCAD, nous prévenait en ces termes :
« Demandons-nous, chaque fois que nous sommes tentés d’avoir un comportement non éthique, ce que serait la vie si chacun faisait comme nous. Demandons-nous ce que serait une société de délateurs, de profiteurs, de voleurs, de corrupteurs et de corrompus, d’indisciplinés, d’insouciants, d’égoïstes et de fraudeurs. La liste est longue, mais la réponse est une : ce serait une société vouée à l’échec et peut-être à la déchéance et à la misère matérielle et intellectuelle. »
Mesurons notre pays à l’aune de cette déclaration certes acerbe, mais oh combien pertinente. Sommes-nous un peuple d’hommes intègres, de disciplinés, de personnes soucieuses de l’avenir, de généreux, de rigoureux et de respectueux de notre prochain ? Il est certain que nous avons encore des efforts significatifs à déployer pour en arriver à ce niveau.
Cheikh Ahmadou Bamba est pourtant un de ceux dont le parcours nous suffit comme modèle, au-delà de nos convictions religieuses et partisanes. Que nous soyons Mourides, Tidianes, Khadres, Layène ou Chrétiens, sa vie demeure une mine de qualités humaines et de valeurs cardinales qui nous font tant défaut dans notre tortueuse marche vers le progrès.
En témoigne d’abord le degré de son ambition. Il en donnera la preuve quand le Prophète Mouhammad (PSL) lui apparut au cours d’une retraite spirituelle à Darou Khoudoss. Le Dernier Envoyé de Dieu était alors venu lui décerner le garde de pôle de son époque (Khutb) alors qu’il n’était âgé que de 39 ans et 8 mois. Rappelons que cette station était la plus convoitée par les engagés dans la voie du Seigneur. Cheikh Ahmadou Bamba remercia vivement le Prophète pour cette distinction, mais lui signifia dans la foulée que son unique ambition était de faire partie de ses illustres compagnons. Et le Prophète de lui répondre qu’un tel statut ne saurait être acquis que par le sang versé. Or la guerre sainte par les armes est révolue. En revanche, le sacrifice peut être remplacé par une somme d’épreuves pouvant conduire à la mort tant elles sont nombreuses et atroces. Suite à cette déclaration, en plus de son ambition débordante, le Cheikh fit montre d’une autre qualité : la détermination. En effet, il dira au Prophète : « je ne suis pas le créateur de mon âme pour savoir ce qu’elle peut supporter, mais si le Seigneur me prête vie, nul doute j’atteindrai mon objectif ». Tel fut le contrat conclu et qui a valu au Cheikh toutes les épreuves qui nous sont racontées sur la vie.
Je dois dire que c’est une détermination similaire qui a animé les 1 500 personnes qui se sont portées volontaires pour creuser le lit du chemin de fer Diourbel-Touba, long de 50 kilomètres dans une période de crise économique ardue (1929). L’Administration coloniale avait lancé ce défi à la communauté mouride tout en comptant sur son échec pour que la mosquée de Touba ne sorte jamais de terre. Mais alors que le délai fixé était de 7 ans, les équipes, sous la houlette de Cheikh Mouhammadoul Moustapha Mbacké, ont bouclé les travaux en seulement 2 ans. Cette action historique témoigne à suffisance du fait que rien n’est impossible à un peuple dès lors qu’il fait usage des redoutables armes de la foi, de l’union et de la détermination.
La même détermination a caractérisé tous les fils connus et premiers disciples du Cheikh, dont la plupart, avant même d’atteindre l’âge de 20 ans, ont fondé une famille, érigé des centres d’enseignement et d’éducation, investi dans l’agriculture et fondé de multiples localités. Mame Cheikh Anta Mbacké, jeune frère de Serigne Touba, s’est vu confier le village de Darou Salam à l’âge de 17 ans en 1888 quand Khadimou Rassoul décida de fonder Touba. Son bras droit Mame Thierno Brahim avait la trentaine quand il érigea le village de Darou Mouhty – devenu une plateforme économique – dans des conditions particulièrement difficiles. Le regretté Cheikh Saliou Mbacké, dernier fils de Bamba sur terre, a fondé sa première Daara à Loumbel Kaël en 1932 alors qu’il n’avait que 17 ans. Dans les années 70, son frère Cheikh Mourtada mettra sur pied l’Institut Al-Azhar, qui constitue à ce jour le plus grand réseau scolaire privé du Sénégal, avec des centaines d’écoles disséminées dans tout le pays. L’enseignement est dispensé par des professeurs pris en charge sur fonds propres. Nombre de ces apprenants, issus de milieux modestes, sont inscrits gratuitement. Ce réseau profite aujourd’hui à plus de 70 000 élèves.
Dans cette brève énumération, nous ne saurions passer sous silence les réalisations pharaoniques de Cheikh Abdoul Ahad Mbacké, qui a marqué de manière indélébile l’histoire de notre pays, et les actions, dans un contexte économique autrement plus difficile, de Serigne Mouhamadou Moustapha Mbacké (1er khalife) et de Cheikh Mouhammadoul Fadel.
Le point commun des tous ces personnages est le fait qu’aucun d’entre eux n’a vécu plus de 95 ans. Pourtant, dans ce bref passage sur terre, ils ont laissé un héritage gigantesque, qui les rend ainsi éternels dans notre Histoire collective. Ils se sont armés d’au moins deux qualités fondamentales : la force de l’ambition et la détermination.
Malheureusement, au lieu d’en faire des modèles dans notre vie de tous les jours, nous avons érigé ces valeureux citoyens en objets de célébration en nous émerveillant de leurs prouesses. Nous préférons effacer de notre mémoire collective les efforts surhumains qu’ils ont déployés dans des conditions socio-économiques extraordinairement difficiles pour atteindre leurs objectifs. C’est à se demander si nous avons encore le cran, le courage, l’endurance, l’abnégation, la dignité et la détermination nécessaires à ces actions d’envergure. À l’évidence non ! Pire, nous n’essayons même pas, car nous les considérons comme hors de notre portée.
Non contents de ne pas suivre leur modèle, nous profanons ou laissons profaner leurs saintes mémoires en les invoquant dans des situations qu’ils abhorraient au plus haut point. Nous les citons en effet dans les soirées de gala où les filles et les garçons se mélangent dans une volupté et une luxure que la décence nous interdit d’évoquer ici. Il est malheureux de constater que les plus grands « ambianceurs » du pays se disent mourides, de même que les organisateurs des séances de « battrer » ou l’argent coule honteusement à flots, dans un pays composé de 90 % de pauvres. C’est dans ce même pays que des chefs autoproclamés trônent à la tête de mouvements dits religieux qui n’excellent en réalité que dans l’ambiance mondaine, la luxure et la frivolité. C’est dans ce même pays où sont promus l’argent facile, la médiocrité, l’insulte publique au détriment du goût de l’effort, de la probité morale, de la sincérité, de l’intégrité, de l’honnêteté intellectuelle, de la dignité, du respect et tant d’autres valeurs chères aux sociétés évoluées. Ces qualités semblent devenues de sérieux handicaps dans notre pays. Ce pays dans lequel les modèles sont d’abord médiatiques, peu importe leur moralité.
Nous semblons oublier que les qualités humaines véhiculées par Cheikh Ahmadou Bamba et les siens sont celles qui doivent guider toute société éprise de mieux-être tant sur le plan économique, social que politique. Un célèbre islamologue disait : « les Occidents ont certes renoncé à la foi, mais ils ont conservé certaines qualités humaines fondamentales, incontournables pour le progrès ».
En réalité, la préoccupation première d’un être humain doit être de s’interroger sur le sens de sa vie sur terre et plus concrètement sur son territoire national. Cet auto-questionnement donne un aperçu sur le degré d’ambition d’un individu. Sommes-nous un peuple suffisamment ambitieux ? Il est permis d’en douter. Un proverbe wolof ne dit-il pas : « Njariñ loo fekké ». Une telle maxime enjoint l’individu à n’agir que s’il est certain de pouvoir profiter des fruits de son action. Prenant le contre-pied de cette curieuse assertion, Cheikh Ahmadou Bamba dira : « Si ce n’était pas pour les fils d’Adam, je ne passerais pas une seule nuit sur terre. N’abusez pas de ma condition d’homme noir pour ne pas profiter de moi […]» Et Sergine Bassirou Khelcom d’ajouter : « Si l’ambition d’un être humain se limite au fait de manger, de boire, de satisfaire ses besoins et de construire un lieu d’habitation pour sa famille alors cette ambition ne dépasse pas celle d’un oiseau, car ce dernier observe le même comportement et a même l’ingéniosité de construire lui-même un nid pour loger ses oisillons ».
Il convient de préciser que l’ambition saine ne va pas sans la générosité, valeur également rare dans nos sociétés. Aucun peuple n’a relevé le défi du progrès en s’enfermant dans une somme d’égoïsmes. L’ambition de Cheikh Ahmadou Bamba n’a jamais pris le pas sur sa générosité. Le vers suivant en témoigne à suffisance : « Détenteur de la Royauté qui transcende la rancune, accorde Ta miséricorde à toutes créatures, Ô Guide protecteur ! » Malheureusement, chez nous, l’égoïsme est, en plus, teinté d’un manque d’éthique destructeur qui conduit les uns à chercher les moyens de duper les autres. Le fameux phénomène du « door marteau » en est une triste illustration.
Faute d’être ambitieux, déterminés et généreux, sommes-nous un peuple rigoureux ? On peut considérer, sans se tromper, que la première preuve de la rigueur chez un être humain est le respect du rendez-vous et de la parole donnée. Il n’est pas utile de nous attarder sur ce point, car nous sommes tous au fait du rapport spécial que nous avons avec le temps. Même dans les pays du Nord « l’heure sénégalaise » s’applique toujours entre nous. Pourtant il ne nous traverse jamais l’esprit d’arriver à un entretien d’embauche avec 1 heure de retard. Pour un peuple musulman à 95 %, cette attitude est plus que problématique, car le Prophète de l’Islam (PSL) nous a indiqué les trois caractéristiques d’un hypocrite dont l’une est le non-respect du rendez-vous.
En observant le décalage entre les agissements d’un grand nombre d’entre nous et les enseignements de Cheikh Ahmadou Bamba, il est permis de croire que nous sommes sans doute frappés d’un autre fléau du siècle : l’ignorance. Pourtant, s’il est admis que la culture provient en grande partie de la lecture, les Sénégalais auraient dû caracoler en tête dans ce domaine compte tenu de l’étendue inégalée des écrits laissés par Khadimou Rassoul. Il n’est pas rare d’entendre certains Mourides déclarer que les écrits du Cheikh ont atteint un poids équivalant à 7,5 tonnes. Ce chiffre – que personne ne saurait confirmer si ce n’est l’auteur lui-même – en est devenu un simple objet d’émerveillement. Nous faisons mine d’oublier que Cheikh Ahmadou Bamba a écrit dans tous les domaines de la vie en y consacrant des efforts immenses. Son occupation majeure sur terre a été l’écriture en dépit de sa privation de liberté durant 33 ans. Un ami m’a d’ailleurs surpris un jour en me disant que le Cheikh a même réalisé des poèmes sur la cuisine. C’est dire combien il avait le souci de notre mieux-être collectif.
Pourtant, dans un entretien accordé au Magazine Khidma en octobre 2014, le gestionnaire de la Bibliothèque de Touba se désolait du fait que le lieu est davantage fréquenté par des Occidentaux. Il ajoute que certains Américains, notamment, connaissent mieux le contenu de la Bibliothèque que la plupart des Sénégalais. Il apparait ainsi que nous nous contentons d’un vigoureux « Eskëy !» à chaque fois que le nom de « Daaray Kaamil » est prononcé en nous glorifiant d’être le seul pays au monde à disposer d’une maison dédiée au Coran. Nous semblons oublier que, quelle que soit son étendue, une science n’a d’utilité que pour un individu qui a la rigueur d’affronter ses subtilités au moyen d’un plan de recherche méthodique. Assurément Cheikh Abdoul Ahad Mbacké n’a pas investi des milliards de francs dans ce bijou pour qu’il reste une « merveille mouride », mais pour qu’il éveille les humains autant qu’ils sont. Dans son poème « Matlabul Fawzeyni », Khadimou Rassoul priait Dieu en ces termes : « Fais de ma demeure, la Cité bénite de Touba, une cité de perfectionnement et de redressement, un centre d’enseignement et d’instruction approfondie ». Tel était le seul sens de la démarche de Cheikh Abdoul Ahad. Rappelons que « Daaray Kaamil » comporte des ouvrages dans des domaines aussi divers que la Médecine, la Sociologie, la Géographie, le Droit, les Sciences politiques, l’Histoire, les Mathématiques, le Physique, la Chimie, la Littérature et j’en passe. Rares sont les Mourides qui le savent.
En observant notre pays, il apparait qu’au lieu de saisir ce trésor qu’aucun peuple connu ne détient, nous nous déclarons de la déclaration « Seriñ Tuuba amul moroom ! » quand nous ne nous considérons pas tout simplement comme le peuple élu de Dieu. Il est vrai que Cheikhoul Khadim est une créature à nulle autre pareille. Mais faisons-nous partie des peuples qui donnent l’exemple aux autres ? Nous en sommes très loin. À ce titre, on est fondé pour conclure, au moins provisoirement, que Cheikh Ahmadou Bamba n’était sans doute pas le Sénégalais que nous sommes devenus. Pourtant, « en bâtissant le Sénégal et les Sénégalais de nos rêves, Cheikh Ahmadou Bamba sera incontournable », estime Mamadou Sy Tounkara (Les Septs piliers du Mouridismes, Editions Majalis, p.44).
Omar BA