«Le problème du Nigeria est purement et simplement un problème de leadership», disait le célèbre écrivain nigérian Chinua Achebe dans son essai intitulé The trouble with Nigeria. Cependant, ce constat est valable également pour l’Afrique en général et le Sénégal en particulier. Jusque-là épargné de tout séparatisme basé sur l’ethnie et la religion, le Sénégal est dans l’œil du cyclone, si on y prend garde. Et cette situation n’est due qu’à un manque de vision des tenants du pouvoir actuel, qui peinent à faire la différence entre vision et visées. Toutefois, si l’on se réfère à la définition proposée par la Jeune chambre internationale, on peut dire que : «Une vision est une déclaration qui définit la raison d’être et l’image de l’avenir souhaitée.» Cependant, à la question de savoir si on souhaiterait se retrouver dans la même situation que le Mali ou le Nigeria, la réponse coule de source.Un avenir effroyable, non !
A l’origine du conflit au Mali et au Nigeria
Si la République du Congo est un scandale géologique, la République fédérale du Nigeria est un scandale démographique. Avec ses 177 millions d’habitants, le peuplement du Nigeria est géographiquement séparatiste : les Igbo à l’Est aux terres pauvres, les Yorouba à l’Ouest, les Haoussa musulmans au Nord, et un Sud à majorité chrétienne. Ainsi, tous les ingrédients sont réunis pour une sauce séparatiste identitaire pimentée, à défaut d’un leadership éclairé digne de ce nom.
Pour ce qui est de la République du Mali, sa naissance est le fruit d’une césarienne spirituelle due à l’intervention musclée de l’islam. Réputés être des descendants du muezzin et compagnon du prophète de l’islam, Bilal, les Keïta se sont très tôt ouverts à la religion musulmane. Une ouverture qui aboutit au pèlerinage à la Mecque, en grande pompe, de l’empereur du Mali Kankang Moussa. Au déclin du Mali, suite à l’invasion des frères Sonni, ces derniers fondèrent et consolidèrent l’empire Songhaï. A la mort de Sonni Ali le Grand, son lieutenant Aboubakir lui succéda.
Mais il fera long feu avant d’être déposé par l’usurpateur, Askia Muhamed. Il accuse ses prédécesseurs de pratiquer un islam syncrétiste. Déterminé à purifier la pratique de l’islam dans son royaume, il effectua un pèlerinage à la hauteur de celui de Kankang Moussa et revient avec des érudits musulmans salafistes pour inculquer un islam radical et étriqué à ses sujets. Ainsi, un dialogue de sourds s’installa entre les musulmans confrériques et les musulmans radicaux. Avec l’arrivée des Français, toujours fidèles à leur logique de «diviser pour régner», ils s’allient avec les premiers contre les derniers qui se réfugient en Libye et en Algérie. A la suite de la mort du guide libyen, Kadhafi, beaucoup d’entre eux décident de revenir pour réclamer leur Azawad ancestrale.
Senghor, un don du Sénégal
Considéré comme un îlot de paix dans un océan de conflits, le Sénégal est une exception démographique, ethnique, politique et religieuse. Contrairement au Nigeria, le peuplement du Sénégal se caractérise par un brassage ethnico-religieux : aucune région n’est l’apanage exclusif d’une seule ethnie où religion. Il y a partout une diversité ethnico- religieuse, mère d’une unité culturelle, garante d’une harmonie sociale basée sur un cousinage à plaisanterie qui n’existe nulle part ailleurs. Dans une contribution publiée dans Le Quotidien, le politologue Yéro Dia écrivait : «Notre spécificité à nous est d’être le seul pays musulman à avoir eu un Président catholique pendant 20 ans. Ces fondamentaux qui résultent d’une longue socialisation culturelle sont tellement solides que le débat sur le voile intégral est aussi dérisoire que celui de la minijupe.»
Grâce à sa position géographique que lui envient beaucoup de ses voisins, le Sénégal a toujours joué un rôle prépondérant dans l’évolution historique de l’Afrique au sud du Sahara. Capitale de l’Afrique occidentale française, il a été le réservoir d’intellectuels et le lieu de formation de nombre de leaders postcoloniaux. En effet, le premier député noir de l’Afrique, Guélaye Diagne, plus connu sous le nom de Blaise, est Sénégalais. Pionnier de la politique en Afrique, il a vu grandir sous sa coupole des politiciens de la trempe de Lamine Guèye, premier président de l’Assemblée nationale du Sénégal. Au demeurant, la Section française de l’internationale ouvrière de Me Guèye a été le parti-école où la plupart des dirigeants sénégalais ont fait leur baptême du feu en politique, Senghor en l’occurrence. Sa négritude en bandoulière, il quitta très tôt la section pour des raisons idéologico-tiermondistes pour créer, avec Mamadou Dia et tutti quanti, le bloc démocratique sénégalais (Bds).
Avec la création du Bds, le duo Guèye-Senghor se transforme en un duel sans merci. Doublement minoritaire sur le plan ethnique et religieux, Senghor est malgré tout le chouchou des Sénégalais, avec à leur tête les marabouts qui sont même allés jusqu’à donner des consignes de vote à sa faveur. Anthropologue, linguiste, le poète-président est un fin connaisseur de la sociologie et de la psychologie de l’homo senegalensis. Grâce à cette maîtrise sociologico-psychologique, il est parvenu à éviter beaucoup de frustrations. Par exemple, quand le cardinal Thiandoum a émis l’idée de faire venir le Pape Jean Paul II au Sénégal, Senghor s’y était farouchement opposé. Il a fallu l’arrivée du Président Abdou Diouf pour que le pape (Loué sois-tu !) mît les pieds au pays de la Teranga. En plus, le débat sur la gémination de ceddo du nom de ce fameux film de Sembène Ousmane n’était que prétexte pour un linguiste de la trempe de Senghor. C’était seulement une manière, pour lui, de dire niet à la projection d’un film blasphématoire, susceptible de frustrer les Sénégalais, à majorité musulmans.
En 1957, son poulain, Mamadou Dia, sur probablement la dictée du poète-président, inspiré par ses muses infaillibles, évita de justesse le séparatisme lébou, en transférant la capitale du Sénégal de Saint-Louis à Dakar. En effet, originaires du Cayor, les Lébous fuient la répression fratricide pour s’installer au Cap-Vert. Vu leur organisation politique parfaitement hiérarchisée, les Blancs leur donnent le privilège de la conserver, en octroyant en 1924 un statut politique spécial au Cap-Vert, dirigé par un lieutenant-gouverneur sous la tutelle du gouverneur de l’Afrique occidentale française, en lieu et place de celle du gouverneur du Sénégal. En réalité, les velléités séparatistes léboues s’expliquaient par l’arrivée massive des Wolofs, Peuls et Toucouleurs à Dakar. Un chat échaudé craignant l’eau froide !
Malheureusement pour le Sénégal, les velléités indépendantistes de la Casamance ont éclaté au lendemain du départ de Senghor qui n’aurait pas manqué d’inventer un tour de passe-passe dont lui seul a le secret pour nous éviter cette tragique exception à la règle. Cependant, le cafouillage, le tâtonnement et le pilotage à vue qui se traduisent par des investissements infrastructurels massifs n’ont pas pu régler définitivement ce conflit foncièrement basé sur le foncier.
Macky Sall, un stagiaire au pouvoir
Selon le dictionnaire Encarta 2009, «la République est une forme de gouvernement dans lequel le pouvoir n’est pas héréditaire, mais confié à des représentants librement élus par la Nation». Ne serait-ce qu’en se référant à cette définition, on peut dire de façon catégorique qu’on n’a pas de République au Sénégal, car l’Assemblée nationale n’est rien d’autre qu’une caisse de résonnance, une courroie de transmission où les oukases du Président passent comme lettre à la poste. D’autant plus que les soi-disant représentants de la Nation sont imposés par les leaders politiques, par le truchement des listes.
Cependant, la République version Macky Sall est ce que Fréderic Lordon appelle, dans un article paru dans Le monde diplomatique édition du mois de mars 2016, «une armature constitutionnelle de l’emprise du capital sur la société» ; d’où la présence massive et encombrante des multinationales américaines, françaises, chinoises et marocaines détentrices de capitaux dans des secteurs stratégiques de notre économie comme les bâtiments, la téléphonie, les mines, l’hydraulique… Une présence qui ne fait que transformer le Sénégalais lambda en serf dans sa propre propriété, sous les gonds et les verrous de l’Etat, réduit pour sa part en un simple courtier, un agent de l’impérialisme étranger. Alors que les privés nationaux n’ont même pas droit à une coentreprise (joint-venture) digne de ce nom : aboutissant sur un transfert effectif de technologies, gage d’une indépendance dans l’avenir, comme dans le cas de la Chine. «A quand l’Afrique ?», se demandait l’historien burkinabè Joseph Ki Zerbo.
Dans cette logique d’expropriation, d’appropriation et d’exploitation, les nouvelles découvertes gazières et pétrolières, aussi importantes qu’elles puissent être, sont parties pour être une source de déception, de frustrations avec son corollaire de colère généralisée et ses conséquences séparatistes. Que Dieu nous en préserve ! Une éventualité à laquelle les Américains se préparent déjà par leur présence militaire à Dakar. D’où cette patriotique et courageuse réaction du Docteur Malick Gackou dans une interview avec un quotidien de la place : «Le Grand parti est un parti politique qui ne peut plus se résigner au déclin du secteur privé national, au sacrifice du paysan, à la fatalité du chômage et l’inactivité des jeunes, à l’échec de notre système éducatif.»
En fait, une République digne de ce nom est un régime politique dans lequel la Nation est représentée dans sa diversité, sans regard à l’ethnie, la religion ou l’origine. Malheureusement au Sénégal, la «fayesallisation» de l’attelage de l’Etat a atteint des proportions inquiétantes. Et elle risque d’entamer la patience et la tolérance légendaires des Sénégalais. Dans une contribution publiée dans Le Quotidien par le Professeur Amadou Tidiane Wone, de bonne foi, il contestait l’existence d’une «neddobandoumisation» (le népotisme) dans la nomination dans les ambassades, ministères et directions.
Mais on a beau chasser le naturel, il revient toujours au galop. Sinon comment comprendre ces propos de mon homonyme, Elimane Racine Kane, responsable politique de l’Apr à Saldé, dans un entretien avec un quotidien de la place : «Le Président Macky Sall est avant tout un fils du Fouta et il rend bien aux Foutankés la monnaie de leur pièce. Rien que pour le département de Podor, nous avons plus de cinq directeurs généraux (Coud, Fonsis, Apix, Cdc, Grand Théâtre, Fga, Agetip, en plus de deux ministres, des Pca et des députés. Que nous reste-t-il ?»
Pourtant, le politologue, polémiste et journaliste farouchement indépendant, Babacar Justin Ndiaye, mettait les Sénégalais en garde, en 2012. A l’époque, sa sortie avait suscité une levée de boucliers, mais l’histoire lui a donné raison. Maintenant, voilà où nous en sommes. A la place de la gestion sobre et vertueuse, déclarée à longueur de colonnes et d’émissions, nous avons une gestion sombre et vicieuse. Les nominations dans le gouvernement du Sénégal font la part belle à la région de Fatick, fief du Président, le Fouta, origine du Président et enfin Thiès, bastion de l’opposant le plus redouté du Président.
La sortie d’alors du Syndicat autonome des travailleurs des Impôts et des domaines est édifiante, alors que les services du ministère de l’Economie, des finances et du plan, dans leur démenti à l’époque, n’avaient fait que confirmer le recrutement nébuleux de 400 agents. Ce qui est symptomatique de ce qui se passe dans ce ministère. Sinon comment expliquer cette «coïncidence» patronymique gênante entre le ministre de l’Economie, des finances et du plan (Amadou Ba), le directeur général des Finances (Mamadou Moustapha Ba), le directeur général des Impôts et des domaines (Cheikh Ahmeth Tidiane Ba) ? Comment dans ce cas peut-on se fier à un taux de croissance momifié et astiqué par les services du ministère pour redorer le blason de leur frère «planeur», pardon, planificateur ? De toute façon, comme l’a dit le Président Mamadou Dia, en s’inspirant de la conception humaniste de Rudyard Kipling : «La démocratie sera toujours à l’ordre du jour, aussi longtemps que chacun de nous ne sera plus qu’un Président, plus qu’un citoyen : un homme.»
Pour une République sociale, c’est-à-dire une République à visage humain, une République où l’abondance ne naît point de la misère, il faut, comme l’a dit le Président Mamadou Dia, «transférer le pouvoir à des institutions, mais non à des personnes». Et cette République, Fréderic Lordon la définissait comme suit : «La République sociale, c’est la démocratie générale, la démocratie partout, et pas seulement comme une convocation à voter tous les cinq ans…puis une convocation à se rendormir aussitôt.»
Et la seule voie existante pour y parvenir, Mamadou Dia l’a tracée dans son œuvre prospective Corbeille pour l’an 2000 : «Pour sortir de l’impasse actuelle, il nous faudrait de nouveaux dirigeants animés par la volonté inébranlable de libérer leur Nation, moyennant des ruptures qui ne se feront pas sans sueur ni larmes…»
Elimane BARRY, professeur d’Anglais, Militant du Grand Parti – eltonbarry87gmail.com