La grâce a été donc accordée à Karim Wade, sur «demande de tout le monde», explique sans conviction le Président de la République. «Sur demande de la famille», renchérit le Secrétaire général du Gouvernement, auteur du livre «Contes et mécomptes de l’Anoci » (Editions Sentinelles, Dakar, août 2009), au moment où il était encore journaliste. Ce qui était donc finalement considéré comme «une demande sociale» a été satisfait et le bénéficiaire se la coule douce à Doha, sûrement traité comme un prince par «son ami», l’Emir du Qatar.
Cette tournure des événements met abondamment d’eau dans le moulin des compatriotes qui clamaient partout, urbi et orbi, que Karim Wade était «blanc comme neige». Karim Wade «blanc comme neige» ! C’est vraiment le Sénégal à l’envers. Dans ma dernière contribution, j’ai rappelé la grande avenue que son père lui avait ouverte pour lui permettre tous les abus. Et, en fils gâté, il a largement profité des pouvoirs exorbitants que lui conféraient alors les textes en vigueur, taillés à sa mesure. La dévolution monarchique germait déjà dans l’esprit du père qui allait y mettre le prix. Le premier acte du projet monarchique du Président-père, c’est la nomination du fils à la tête du Conseil de surveillance de «l’Agence nationale pour l’Organisation de la conférence islamique (Anoci)». Pendant au moins quatre ans, il a géré de façon presque discrétionnaire, et écrasant au passage le Directeur exécutif nommé pour la galerie, des centaines de milliards, sans jamais rendre compte et sans qu’aucune structure de contrôle ait osé fouiner dans cette gestion. Il a fallu attendre le départ du pouvoir du père pour qu’une mission de l’Inspection générale d’Etat (Ige) passât en revue cette gestion discrétionnaire. Dans son «Rapport public sur l’Etat de la Gouvernance et de la Reddition des Comptes» (juillet 2014). Le Rapport couvre la période 2004-2009, donc de la date sa création à celle de sa dissolution.
Les contrôleurs de l’Ige ont mis en évidence, dans la gestion du fils de son père, des «cas illustratifs de mal gouvernance financière». Ils ont ainsi constaté, relativement au fonctionnement de l’Agence, de graves manquements qui seuls, suffiraient à l’envoyer à Rebeuss (pp. 119-121). Ce sont, en particulier :
- des manquements et des retards substantiels dans la reddition des comptes : tous les états financiers ont été arrêtés au-delà des délais légaux. En outre, sur toute la période sous revue qui couvre cinq (5) exercices, le rapport du Commissaire aux comptes n’a été produit que pour les exercices 2007, 2008 et les quatre premiers mois de 2009 ;
- la récurrence des dépassements budgétaires de 2005 à 2009 ;
- l’absence de budgets prévisionnels du fait du recours à un système de dotation forfaitaire annuelle ;
- l’inapplication du manuel de procédures, illustrée par l’absence de rapprochement bancaire mensuel, dûment signé par le Responsable financier et la gestion de la caisse par ce dernier, en lieu et place du caissier, dont le recrutement avait été pourtant prévu par le manuel de procédures ;
- des manquements dans la préservation des documents d’archives, rendant ainsi difficile la reconstitution de la situation des fournisseurs et des comptes rattachés. Il a été constaté aussi l’absence de certains procès-verbaux répertoriant des décisions du Conseil de surveillance.
Même si les contrôleurs de l’Ige ne l’ont pas expressément mentionné, en tout cas pas dans leur rapport de synthèse, on peut penser -et c’est ma conviction-, que les délinquants ont fait disparaître tous les documents qui pouvaient mettre en évidence leurs graves forfaits.
Par rapport aux investissements prévus, les contrôleurs ont constaté :
1 – les infrastructures hôtelières n’ont pas été réalisées, encore moins les villas présidentielles dont la construction avait été prévue et budgétisée (26 milliards de francs Cfa étaient annoncés pour la construction de ces fameuses villas : où est passé l’argent ? Ce commentaire est de moi-même) ;
2 – si le projet routier de l’Anoci a certainement contribué à améliorer la mobilité urbaine dans l’agglomération dakaroise, sa réalisation a occasionné de nombreux manquements dont les suivants :
– l’absence fréquente d’études d’avant-projet, laquelle a conduit à des modifications qui ont renchéri le coût des ouvrages ;
Le Tunnel de Soumbédioune n’avait pas, semble-t-il, été prévu. C’est en cours de chantier qu’il a été décidé, pour frapper l’imagination des Sénégalais. Long de 300 mètres, il aurait coûté 9 milliards de francs Cfa alors que, techniquement, rien ne le justifiait vraiment. C’est en tout cas l’avis de nombreux techniciens que j’ai interrogés.
– des violations du Code des marchés publics, notamment le défaut de mise en concurrence dans la rénovation de l’Hôtel King Fahd Palace (ex-Méridien Président) sur financement du Royaume d’Arabie saoudite, pour un montant de cinq milliards trois cent cinquante-trois millions quatre cent quarante-deux mille huit cent six (5 353 442 806) francs Cfa.
Quand le Rapport de l’Ige a été rendu public, cette rénovation à 5 milliards aurait soulevé un tollé général d’étonnement et d’indignation à King Fahd Palace, où on se demandait légitimement où étaient passés ces 5 milliards. C’est, du moins, l’information digne de foi que j’ai reçue, et qui était dans la presse.
Au total donc, poursuivent les contrôleurs de l’Ige, dans la plupart des cas, les imperfections notées dans les études techniques préalables ont abouti à des défauts d’exécution majeurs et à de nombreuses modifications ayant entraîné des avenants et des marchés complémentaires.
Toutes ces limites ont engendré, au regard de la qualité et des coûts des infrastructures réalisées, un véritable problème d’efficience. L’audit technique actuellement en cours pourrait permettre d’approfondir la question, précisent les contrôleurs.
Malheureusement, si on tient compte de la manière dont nous sommes gouvernés depuis le 2 avril 2012, il y a peu de chance que cet audit aille jusqu’à son terme. Et même si c’était le cas, le rapport qui le sanctionnera connaîtrait le même sort que tous les autres qui l’ont précédé. C’est ma forte conviction, fondée sur les multiples expériences que nous vivons depuis quatre ans quatre mois.
L’attention des contrôleurs de l’Ige a été aussi retenue par ce fameux bateau-hôtel «Msc Musica», loué à cinq milliards neuf cent trois millions six cent treize mille (5 903 613 000) francs Cfa. Dans cette perspective, un acompte d’un milliard sept cent soixante et onze millions deux cent mille (1 771 200 000) francs Cfa a été payé par la Direction générale de la Société nationale du Port autonome de Dakar (SN/Pad), sans l’aval de son Conseil d’administration. Or, ce fameux bateau loué à ce montant exorbitant pour sept jours, est reparti au bout de seulement trois.
Pendant que ce fameux bateau était loué à ce coût-là, des hôtels réquisitionnés à Dakar comme dans la zone de Saly, restaient désespérément vides, ou occupés par des non-ayants droit. Le bateau-hôtel grand luxe n’a, lui non plus, reçu aucun hôte de marque. Il satisfaisait plutôt la curiosité des Dakarois.
Cinq milliards neuf cent trois millions six cent treize mille (5 903 613 000) francs Cfa pour seulement une présence de trois jours au Sénégal ! A qui fera-t-on avaler que les propriétaires du fameux bateau ont encaissé seuls les six milliards, sans renvoyer l’ascenseur ? Combien de forages, de centres de santé, d’écoles, de routes, etc., pourrait-on construire avec autant d’argent jeté par la fenêtre du bateau-hôtel, mais atterrissant sûrement dans des poches de caftans ou de pantalons «indigènes» ? Cette question, je me la pose légitimement, et sans doute de nombreux autres compatriotes avec moi. Rien que ce grave forfait que je n’ai pas inventé, devrait coûter plusieurs années de prison au fils de son père.
Pour revenir à l’audit de l’Ige, l’examen des états financiers de l’Anoci a fait ressortir d’autres graves anomalies parmi lesquelles :
1 – l’achat d’un luminaire à huit millions sept cent quatre-vingt-deux mille six cent dix (8.782.610) francs Cfa, ainsi que de deux appareils photos Canon et de trois objectifs pour un montant de vingt-six millions cent trois mille deux cent soixante-seize (26 103 276) francs Cfa.
2 – l’utilisation autorisée par le Conseil de surveillance de cartes de crédit bancaires pour le président dudit Conseil (Karim Wade) et le Directeur exécutif (Abdoulaye Baldé). Si M. Baldé n’a pas utilisé sa carte, le fils de son père (c’est mon expression, pas celle de l’Ige) a fait largement usage de la sienne, du 22 août 2005 au 28 août 2007, pour honorer un montant total de dépenses de deux cent soixante-quinze millions huit cent huit mille cinq cent soixante-huit (275 808 568) francs Cfa.
Il est difficile, avec cette grave anomalie signalée par l’Ige, de ne pas se poser des questions et je me les pose. Quelles dépenses le fils de son père a-t-il honorées avec autant d’argent ? Où en sont les justificatifs ? S’ils existaient, les contrôleurs de l’Ige en feraient certainement état ! Ces millions se sont sûrement volatilisés, comme le sont les milliards avec lesquels on devait construire les villas présidentielles, rénover le King Fahd Palace, louer le fameux bateau «Msc Musica». C’est, en tout cas, ma forte conviction.
Si la gestion de toutes les institutions que Karim Wade a eu à diriger avait fait l’objet d’un même audit, les mêmes manquements auraient été constatés. On se rappelle que quand il a été nommé président du Conseil de surveillance de l’Anoci, le fils de son père avait aménagé et équipé ses nouveaux bureaux, dans un immeuble neuf, pour 750 millions de francs Cfa. J’invite mes compatriotes qui veulent se faire une bonne idée des graves forfaits qui ont entaché la gestion de l’Anoci par Wade-fils, à lire le livre du journaliste d’investigation devenu homme politique.
On n’oubliera pas, non plus, qu’à l’avènement de la seconde alternance, le premier ministre de l’Economie et des finances du Gouvernement Abdoul Mbaye, M. Amadou Kane, a révélé que les voyages de Karim Wade à bord de leur jet privé (à lui et à Abbas Jaber) nous ont coûté douze (12) milliards de francs Cfa. Douze milliards pour faire le tour du monde en onze (11) ans ! Que personne ne me rétorque que c’était pour aller chercher de l’argent pour le pays ! Le ministre Amadou Ba, pour lequel je n’ai pas beaucoup d’estime – j’expliquerai un jour pourquoi – fait entrer beaucoup d’argent dans le pays, même si son utilisation pose parfois des problèmes d’efficacité, de pertinence. Et, pourtant, il ne voyage pas en jet privé. En tout cas, pas à ma connaissance.
Voilà Karim Wade, dont le Président Macky Sall a fait aujourd’hui un «héros» ! Voilà Karim Wade, dont des Sénégalais (les Libéraux en particulier) ont le toupet de soutenir mordicus qu’il «est blanc comme neige». La grâce dont il a bénéficié est une insulte à notre intelligence, à notre dignité, à la démocratie et à toutes les valeurs morales et républicaines. Comme le sont d’ailleurs les insoutenables pillages de nos maigres deniers, mis en évidence par le dernier Rapport de la Cour des Comptes et étalés dans la presse, mais qui ne seront sûrement pas punis, les sanctions négatives ne trouvant pas grâce auprès du Président Macky Sall. La preuve, il met sans état d’âme le coude sur les rapports et autres dossiers qu’il reçoit, en particulier s’ils mettent en cause les hommes et les femmes de son clan.
Mody NIANG