Idrissa Seck vient de s’adresser, directement, à tous ses compatriotes au sujet des accusations des détournements de deniers publics dont il a du mal à se défaire depuis plus de 11 ans. Il fait des propositions concrètes allant dans le sens de la clarification, pour de bon, de ce qui est convenu d’appeler l’affaire du «protocole de Rebeus» notamment par la mise en place d’un jury d’honneur. Sa proposition mérite d’être examinée et pourrait constituer une belle avancée dans la résolution d’une énigme dont les versions changent d’une saison à une autre et d’un acteur à un autre, mais qui ne laisse personne indifférente. Avant de revenir sur sa pertinence, il serait utile de cerner les raisons qui auraient conduit Idrissa Seck à formuler une telle proposition.
Trois raisons pourraient justifier la proposition d’Idrissa Seck. Les deux paraissent explicites et facilement compréhensibles, tandis que la troisième est moins explicite et pourrait découler d’une lecture entre les lignes. Voici, en résumé, les trois raisons qui seront, ensuite, examinées en détails :
- l’immunité des deux principaux protagonistes, les Présidents Macky Sall et Wade, pourrait être un obstacle à une éventuelle procédure judiciaire ;
- le principe d’une bonne distribution de la justice repose, entre autres, sur l’exigence, pour les accusateurs, d’apporter les preuves de leurs accusations ;
- le manque de confiance au système judiciaire sénégalais en dépit des proclamations de foi et formules diplomatiques.
L’immunité des Présidents : un facteur de blocage de toute procédure judiciaire
Au Sénégal, le Président en exercice bénéficie d’une immunité à toute épreuve sauf en cas de «haute trahison» comme l’indiquent les dispositions constitutionnelles en vigueur : «Le Président de la République n’est responsable des actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions qu’en cas de haute trahison.» La haute trahison est un concept flou qui renvoie, généralement, à un crime d’une extrême gravité comme celui, par exemple, de collusion avec les intérêts ou forces étrangers contre son propre pays. Dans ces conditions, installer le Président de la République dans un procès visant à faire la lumière sur un détournement de deniers publics relèverait d’une mission difficile, voire impossible. Donc, l’implication du Président de la République dans un dossier de justice relatif à un détournement de deniers publics risquerait d’aboutir à un blocage certain de la procédure.
Les anciens Présidents de la République bénéficient, également, d’une immunité, même si celle-ci est moins formalisée que celle d’un Président en exercice et relèverait davantage de la magnanimité de ce dernier. Au Sénégal, les pratiques usuelles font que les anciens Présidents de la République bénéficient toujours, et de fait, d’une immunité. Raison pour laquelle Wade n’a jamais poursuivi Diouf et Sall ne l’a pas fait, non plus, contre Wade. Par conséquent, s’engager dans cette voie nous conduirait, à coup sûr, à une impasse. Au total, il apparait de manière très claire que l’ouverture de toute procédure judiciaire dans laquelle seraient installés deux des trois principaux protagonistes que sont les Présidents Sall et Wade aboutirait à un blocage du fait des immunités qu’ils bénéficient et n’aiderait pas, donc, à faire la lumière souhaitée sur ce grave cas de détournement de deniers publics allégué.
Dans une justice normale, l’accusateur apporte les preuves de son accusation
J’écrivais dans un récent article qu’il serait injuste d’appliquer la méthode CREI à Idrissa Seck. Aujourd’hui, une unanimité s’est faite sur le caractère inique de la CREI considérée, ici et ailleurs (CEDEAO, ONU, etc.), comme une juridiction d’exception qui n’a pas sa place dans un État de droit. Même les tenants du pouvoir ont fini par se rallier à cette évidence en parlant de réforme de la CREI. Par conséquent, il est inconcevable qu’on demande au présumé accusé de fournir, lui-même, les preuves de son innocence ! Ce serait provoquer une inversion de la charge de preuve, donc tomber dans les procédures d’une juridiction d’exception. Il appartient aux accusateurs d’apporter les preuves de leurs accusations en mettant à la disposition de la justice tous les éléments matériels prouvant, hors de tout doute raisonnable, que Monsieur Seck aurait détourné 74 milliards et conclu un protocole dans ce sens. Les accusateurs ici sont de 3 sortes : ceux qui tirent les ficelles (les Présidents Sall et Wade), les bras armés (les ministres Mame Mbaye Niang, Samuel Sarr, etc.) et les mercenaires (la notaire Me Nafissatou Diop, l’avocat Me Sèye, certains rédacteurs en chef et d’anciens proches collaborateurs d’Idrissa Seck).
Un manque de confiance à l’égard du système judiciaire sénégalais
En proposant un jury d’honneur, Idrissa Seck contournerait habilement le système judiciaire sénégalais ainsi que certaines femmes et certains hommes qui l’incarnent. En effet, étant témoin et victime des prévarications d’une justice sous ordre, qui instruit et juge à charge ou à décharge selon les humeurs du Prince, il a toutes les raisons de les éviter et de leur donner l’occasion, à nouveau, de se saisir d’un dossier qui serait du pain béni pour le pouvoir actuel avec toutes les possibilités de manipulations que cela pourrait comporter. En citant l’Union des Magistrats du Sénégal (UMS) sur la liste possible des membres du jury, Idrissa Seck semble faire une distinction très nette entre le système judiciaire sénégalais (qui n’est pas du tout indépendant) et les magistrats pris individuellement (beaucoup parmi eux sont compétents et intègres, mais hélas ne se trouvent pas aux postes clés). Les combats épiques menés par l’ancien Président de l’UMS, Aliou Niane, pour l’indépendance de la magistrature sont encore vivaces dans nos mémoires. Le fait de proposer la tenue d’un jury d’honneur pourrait s’analyser, aussi, comme un souci d’Idrissa Seck de ne pas discréditer davantage ce qui reste de notre système judiciaire en évitant à nos magistrats l’obligation de statuer sur des accusations qui ne reposeraient que sur du vent et qui risqueraient de porter atteinte à leur crédibilité !
Pertinence et justification de la tenue d’un jury d’honneur
La proposition d’Idrissa Seck d’instituer un jury d’honneur pour se laver de toute accusation en lien avec un supposé détournement de deniers publics n’est pas une initiative nouvelle sous le ciel politique sénégalais. En effet, convient-il de rappeler que le Président Wade avait formulé une pareille proposition en mai 2012 devant la récurrence et l’ampleur des accusations de détournements de deniers publics et de mauvaise gestion dont il faisait l’objet de la part des partisans du Président Macky Sall, qui venait d’être porté au pouvoir. En 2009, le nouveau maire élu de Dakar, Khalifa Ababacar Sall, avait effectué une déclaration de patrimoine d’entrée devant un jury d’honneur composé de membres de la société civile et devait en faire une autre (de sortie) en 2014 à la fin de son premier mandat. Donc, la proposition d’Idrissa Seck a toute sa pertinence et pourrait être un moyen approprié, en l’état actuel des choses, pour édifier le peuple sénégalais sur la véracité ou non des accusations portées à son endroit. Le seul bémol réside en la taille du jury. Même si je comprends l’envie et le besoin d’Idrissa Seck de se laver de toutes ces accusations qu’il trouve infâmes, un jury pléthorique tel qu’il le propose risque d’installer une cacophonie et faire perdurer les zones d’ombres qu’on voudrait clarifier (le risque d’avoir des politiciens dans ce grand nombre est élevé !). Pour ma part, je pense qu’un jury de 5 membres, aux compétences en finances publiques et à la probité au-dessus de tout soupçon, serait suffisant.
Il faut reconnaître qu’Idrissa vient de frapper un grand coup et prend une longueur d’avance, très nette, sur ses détracteurs. La balle est dans le camp de ces derniers. On va voir, dans les prochains jours, s’ils auront l’audace et l’intelligence de relever ce défi de taille ou s’ils continueront à perdurer dans leurs jeux favoris (faciles) : la phraséologie creuse et le verbiage tympanisant, voire puérile qui déversent un flot d’accusations jamais étayées par des éléments matériels à l’endroit de tous les citoyens qui osent avoir ou émettre une opinion différente de celle de Buur Sine. Enfin, la petite frange de la société civile, celle qui est restée crédible, pourrait jouer un rôle crucial en aidant à la tenue d’un tel jury d’honneur.
Ibrahima Sadikh NDOUR
ibasadikh@gmail.com