« Voyons ! Voyons, mon ami ; nous savons vous et moi ce que devrait être la justice, et ce qu’elle est. Nous faisons pour le mieux, c’est entendu ; mais, si bien que nous fassions, nous ne parvenons à rien que d’approximatif » (GIDE, les faux-monnayeurs, in Romans, PI, P939).
Ces mots illustrent bien le quotidien du magistrat et du greffier sénégalais. A vrai dire, le premier devrait, à chaque instant, faire cette remarque au second et vice-versa. Tous les deux sont formés au Centre de formation judiciaire pour qu’à l’issue, chacun exerce les attributions qui sont siennes dans l’accomplissement de l’œuvre de justice. C’est celle-là n’est ce pas, «la si belle chose qu’on ne saurait trop l’acheter » comme l’affirme Lesage ? Malheureusement, la réalité traduit tout autre.
C’est, peut-être, parce qu’on piétine nonchalamment ou ignore délibérément la règle de la trilogie qu’on voudrait, au nom d’une certaine légalité, fondre le greffier dans la masse et le traiter comme n’importe qui. La trilogie est comme un appartement à trois pièces avec comme occupants le parquet, le siège et le greffe. Le parquet dirigé par un procureur reçoit les plaintes et dénonciations et apprécie la suite à leur donner.
Quant au siège avec à la tête le chef de juridiction, il incarne le pouvoir décisionnel. Mais, la décision du magistrat du siège à elle seule ne suffit pas. Encore faudrait-il qu’elle soit authentifiée d’autant que le magistrat n’a ni la qualité d’officier public, ni celle d’officier ministériel. Il ne peut prendre d’acte authentique. Le pouvoir d’authentification d’une décision de justice est l’apanage du greffe à la tête duquel siège un Administrateur Des Greffes (ADG).
Les greffiers sont subordonnés à l’administrateur des greffes et aux magistrats. Le pouvoir d’authentification du greffier ne se résume pas seulement au contreseing de la décision du juge. Il signifie aussi qu’effectivement tous les actes de procédure ayant abouti à ladite décision ont été accomplis conformément à la loi. Or, la procédure judiciaire est à la fois une opération intellectuelle et matérielle. En tant qu’opération intellectuelle, la procédure judiciaire est un processus, une démonstration proprement juridique distincte des autres procédures. L’opération matérielle consiste en un fait, un document destiné à éclairer le juge dans la prise de décision. C’est pourquoi l’on dit que le greffier est garant de la procédure.
C’est lui, en effet, qui, par la plume, prend le film de l’audience et tout ce qu’il écrit est considéré par la loi comme étant vrai et, ce, jusqu’à inscription de faux. L’inscription de faux est une procédure civile tellement compliquée que les juristes les plus chevronnés s’y perdent ! L’assistance du juge par un greffier est prévue par tous les textes de procédure aussi bien nationaux que communautaires. Pardieu, pourquoi veut-on, dans un Etat qui entend faire de la transparence et de la lutte contre la corruption son leitmotive, que le métier de greffier soit si banal que n’importe qui puisse l’exercer dans certaines circonstances? Sensément, on se perd dans l’esprit des lois !
On a pu avancer l’argument fallacieux de légalité. Justement, l’expression « greffier ad-hoc » apparait trois fois dans la législation pénale de l’Etat du Sénégal. Une première fois avec la loi n°65-61 du 21 juillet 1965 portant code de procédure pénale dont l’article 72 dispose en son alinéa 2 qu’en l’absence de greffier assermenté, le juge d’instruction peut désigner un greffier ad-hoc qui prête serment devant lui.
Ce texte qui se justifiait par le déficit de greffiers au Sénégal pose sérieusement problème. Comment, en effet, quelqu’un que le juge d’instruction a choisi et qui a prêté serment devant lui peut-être autonome ? Comment peut-il être garant de l’authenticité du contenu des procès-verbaux qu’il a dressés sous la dictée du juge ? Le simple fait pour ce greffier circonstanciel d’apposer sa signature après celle du juge suffit-il à rendre lesdits procès-verbaux authentiques si l’on sait qu’il n’a pas la qualité d’officier public ? Si c’est un agent de police judiciaire ou un officier de police judiciaire qui fait office de greffier pourra –t-il refuser de signer un procès-verbal contenant des déclarations qui n’ont pas été faites à l’interrogatoire ?
La fonction de greffier ne peut en vérité, être militarisée. S’il est subordonné au juge d’instruction, il reste que le greffier est autonome dans l’exercice de son métier ; subordination ne signifiant pas soumission. En prévoyant l’assistance du juge d’instruction par un greffier ad-hoc, l’article 72 du code de procédure pénale fausse sans nul doute l’esprit de l’institution du greffier professionnel (pardonnez-moi cette redondance) qui est avant tout gage d’un bon déroulement de l’enquête, de la crédibilité du contenu des procès-verbaux d’interrogatoire et du respect des droits de la défense.
Le greffier de circonstance a paru dans le code de procédure pénale pour la deuxième fois avec la promulgation de la loi n°85-25 du 27 février 1985. L’article 386 in fine dudit code permet ainsi au Tribunal de faire appel à un greffier ad-hoc « en cas de besoin ». Ce dernier prête serment dès l’ouverture de l’audience devant une composition incomplète et irrégulière parce que ne présentant pas de greffier professionnel. Il est, à cet effet, surprenant que les mêmes dispositions soient reprises par l’article 228 de la récente loi n°2014-28 du 3 novembre 2014 qui institue les chambres criminelles. Décidément, la justice sénégalaise tient encore à son greffier de circonstance !
On ne peut reprocher à un juge d’avoir appliqué un texte existant. Seulement, s’il est à même de constater lui-même les dysfonctionnements occasionnés par cette application, il doit sensément s’interroger sur la pertinence. Nous le répétons le recours au greffier ad-hoc n’est prévu, en droit, qu’en matière pénale. Son extension en matière civile et commerciale, en matière sociale et aux matières relevant du code de la famille où les individus sont jugés dans ce qu’ils ont de plus intime est une violation flagrante de la loi. « Nul n’est censé ignorer la loi » a-t-on coutume de dire.
Si l’on sait que cette présomption de connaissance s’applique plus au juge censé dire le droit qu’aux autres justiciables, la volonté de nuire à toute une corporation par cette extension de la pratique du greffier ad-hoc est sans équivoque. Mais, les greffiers que nous sommes sont aussi résistants que le rocher en mer.
En matière pénale (devant le juge pénal et la chambre criminelle) où le code de procédure pénale autorise le juge à de faire appel à un greffier ad-hoc « en cas de besoin », l’expérience a montré à suffisance qu’une telle pratique est somme toute vide de sens et privée d’efficacité. Vide de sens parce que les décisions rendues n’ont aucune trace dans les juridictions du pays. Privée d’efficacité en ce sens que de telles décisions ne dépassent point le stade du juge qui les a rendues. Il ne peut y avoir point d’exécution. La raison est très simple : contrairement à l’illusion profondément répandue, ce sont les greffiers qui rédigent intégralement l’essentiel des décisions de justice. Pourtant rien ne les y oblige. Les attributions du greffier sont textuelles.
Et, En matière de rédaction des décisions, il doit s’en limiter aux qualités. Peu importe qu’une décision soit ou non frappée d’appel. Au demeurant, compte tenu du volume des dossiers, le greffier déjà trop chargé « prête mains fortes » aux juges dans leur obligation de motiver les décisions. Ce qu’il faut surtout souligner, c’est que la pratique du greffier ad-hoc contrarie le principe de double degré de juridiction. Ce principe veut que le plaideur insatisfait fasse réexaminer son affaire par une autre juridiction de degré supérieur. Hélas, ce plaideur malheureux est condamné à la résignation par cette pratique d’une autre époque parce que le greffier de circonstance ne sait pas quoi faire après l’audience. Toute décision rendue en présence d’un greffier ad-hoc même en premier ressort est définitive.
En définitive, on retiendra que le greffier ad-hoc fait partie intégrante « des goulots d’étranglement et des facteurs de blocage nuisant à l’efficacité globale du système » judiciaire sénégalais dont se plaint le législateur dans l’exposé des motifs de la loi du 03 novembre 2014 abrogeant et remplaçant la loi n°84-19 du 02 février 1984 fixant l’organisation judiciaire du Sénégal. A cet effet, il doit, sans délai, disparaitre de notre arsenal juridique. Si, en vérité cette pratique sert de stratégie pour ne pas satisfaire les revendications légitimes et réalistes des travailleurs de la justice, force est de reconnaître que c’est une révolution ratée au sens de Henri LEFEBVRE c’est-à-dire elle « porte la marque de l’échec, même si elle semble réussir, même si de bons esprits l’appellent «révolution silencieuse », « révolution invisible et pacifique ». Ce n’est qu’une parodie ».
Me Ibrahima DIOP
Greffier au TGI de SAINT-LOUIS