Ce simulacre d’élection est une grave régression démocratique, mais le plus grave est que la classe politique et les citoyens sont prêts à cautionner cette parodie qui fait la honte de tout démocrate. Je suis outré d’entendre dire que les Sénégalais ont une démocratie civilisée parce que les lendemains électoraux sont calmes et paisibles. Non ! Ce n’est par parce que nous sommes civilisés, c’est plutôt parce que nous n’aimons pas assez notre pays ; que nous ne tenons pas suffisamment à la démocratie ; que nous préférons l’argent facile à la dignité et à l’honneur. Nous sommes prêts à mourir et à faire mourir pour le pouvoir, mais nous ne sommes guère disposés à consentir des sacrifices pour la démocratie et pour la patrie.
Dans un pays civilisé, une élection pareille serait rejetée sans état d’âme, mais nous aimons les compromis suspects (maslaha), la compromission et la lâcheté. J’ai toujours dit que face à un adversaire déloyal qui n’hésite pas à utiliser des armes non conventionnelles et abjectes, la posture républicaine est un suicide, une compromission politique. Face à un adversaire qui ne reculera jamais devant les crimes les plus abjects, le fair-play est synonyme de lâcheté. Face à un adversaire qui ne croit pas à la démocratie, il faut savoir s’indigner avec abnégation, stratégie et virilité. Les élections du 30-07-17 sont l’épilogue d’un processus de sabotage dont le dessein pervers était d’utiliser la forme démocratique pour faire passer un fond autocratique.
Imaginons qu’en 2012, Wade eût procédé de la même façon pour empêcher les citoyens de Dakar, Thiès et Kaolack (villes qu’il avait perdues en 2009) de voter convenablement. Le pays aurait été mis à feu et à sang par ceux qui sont présentement au pouvoir et ce, non parce qu’ils défendraient la démocratie, mais parce qu’ils aiment le pouvoir plus que leur âme d’être humain. Cautionner une telle parodie d’élection, c’est compromettre la démocratie et même la paix sociale. Que personne ne vienne nous dire que sur le total des électeurs, la coalition présidentielle est minoritaire ! C’est sur les principes qu’il faut juger les actions humaines et non sur le factuel. Ce raisonnement de collabo ne peut pas être revendiqué par un homme politique sérieux. Si quelqu’un est capable de saboter de telles élections pour s’en sortir, quelle moralité pourrait encore l’empêcher de faire pire en 2019 pour s’en sortir ?
A ceux qui crient victoire, je dirai simplement qu’ils sont en train de construire dans le pays de Cheikh Anta Diop des monuments dédiés à la médiocrité et à la roublardise : on ne peut pas «gagner» des élections sur la base d’une tricherie aussi éhontée et s’en glorifier. Un régime qui fait du chantage électoral aux directeurs de société en exigeant qu’ils gagnent dans leur localité n’est pas préoccupé par une Administration performante : il veut plutôt une Administration partisane, politisée jusque dans son fonctionnement. Quel danger ! Organiser une rétention des cartes d’électeur, puis de manière sournoise, permettre à ses militants de voter par récépissé (car on sait qui a les moyens), acheter publiquement des candidats investis sur une liste concurrente et pour couronner le tout, saboter le vote dans les zones défavorables, c’est le comble de la déloyauté !
A ceux qui sont tentés par le découragement et qui disent que les Sénégalais ont les leaders qu’ils méritent, je rappellerai ceci : «De lui-même, le Peuple veut toujours le bien, mais de lui-même, il ne le voit pas toujours. (…) Il faut lui faire voir les objets tels qu’ils sont, quelquefois tels qu’ils doivent lui paraître…» (J. J. Rousseau). Quand on aime suffisamment son Peuple, on doit accepter de l’indisposer parfois dans la quête du bien qu’on lui souhaite. Il faut accepter parfois d’être seul, marginalisé et même persécuté, par son propre peuple, pour avoir le mérite de l’amener vers les ruptures majeures qui sont nécessaires à son émancipation et à son épanouissement.
Toutes les révolutions sont douloureuses, soit parce qu’elles s’élaborent dans la durée, soit parce que leur coût peut paraître exorbitant. Le rôle des grands hommes n’est pas de se fondre dans la masse, mais de s’élever au-dessus d’elle (garab bula sutul munula may ker). Quand on mène un combat de principe, un combat pour le bien de son Peuple et non pour son destin personnel, on n’a aucune raison d’être pressé. Il n’y a d’ailleurs pas de combat plus passionnant que de se battre pour des idées, des valeurs et des principes. De même que l’artiste tire du plaisir dans l’exécution de son art, l’homme politique authentique doit «vivre pour la politique».
C’est dans la déconfiture, dans l’amertume de la défaite et de l’injustice que l’on construit les grandes destinées. Dans un monde de tricherie généralisée et institutionnalisée, c’est déjà un mérite que de perdre dans la dignité. A l’école comme dans l’arène politique, ceux qui sont de la tricherie ne perdent en réalité rien. Au contraire, ils doivent s’efforcer à montrer qu’il est possible de rester soi-même, fidèle à ses valeurs et principes, et convaincu de la suprématie de la vertu sur le vice. Il faut cependant un changement de paradigme : pour ébranler un édifice, il faut s’attaquer à ses fondements. Les hommes politiques sensés et lucides devront travailler à convaincre les Sénégalais que cette histoire des bourses familiales n’est qu’une escroquerie destinée à inféoder des citoyens ; que les fameuses réalisations du Pudc ne sont qu’une politique du «commerce du détaillant» ; que l’endettement de Macky Sall ne fera qu’accroître notre dépendance ; etc.
Alassane K. KITANE
Professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès
SG du Mouvement citoyen Label-Sénégal