Il n’y a pas une seule année où le Kankourang, ce masque mythique des traditions mandingues, adopté aujourd’hui par d’autres ethnies sénégambiennes, ne fasse parler de lui et en mal. Aujourd’hui, le Kankourang est au stade de la banalisation et de la profanation. Les activités qui se mènent par la jeunesse actuelle, autour de ce patrimoine, constituent une menace à la tranquillité des citoyens et une bravade à l’ordre public.
Les sorties du Kankourang sont devenues ces dernières années, des faits divers fréquemment relayés par la presse. Le dernier fait macabre date du dimanche 10 septembre 2017, à Mbour, où un jeune de 17 ans a rendu l’âme suite aux bastonnades du Kankourang et de ses accompagnateurs, en sus du saccage d’une clinique médicale privée; et par conséquent, des arrestations sont en cours. En effet, il est important de rappeler aux populations sénégambiennes quelques faits gravissimes, qui ont contribué à la banalisation de ce masque mythique :
. Vers 1978-1979, la ville de Kolda a connu un incident lié au Kankourang ; les jeunes du groupe « Noufing » les cœurs noirs en mandingue, comme on les appelait à l’époque, tous ou presque initiés, ne se privaient pas de se mettre sur le chemin des Kankourang pour se faire remarquer par les jeunes filles, défiant du coup, les vieux. Des heurts malheureux s’ensuivront. La Police et la gendarmerie vont s’en mêler.
Le sabotage (waniaar en mandingue) prend toutes les formes à Vélingara, jusqu’à Sédhiou. Et pis même à Ziguinchor. S’ensuivent des histoires de sorcellerie, de circoncis qui connaissent une mort brutale dans les maisons de circoncis et l’histoire ne finit pas. Le Grand Djoudjou en prend pour sa réputation et sa descente aux oubliettes fut bien amorcée.
La ville de Marsassoum a connu, en 1987, un conflit pareil, du fait de l’irrespect au rite du Kankourang qui opposa les populations locales à un ressortissant de Guinée-Bissau, du nom de Solo. Ces incidents tragiques de Marssassoum -puisqu’ayant occasionné une perte en vie humaine – ont été suivis quelques années plus tard, par un conflit entre jeunes de Sédhiou et le Préfet de la localité, du fait toujours des problèmes nés du Kankourang.
En janvier 2011, les enseignants du Cem de Sandiniéry, par devoir de solidarité avec une de leurs collègues molestée par un Kankourang, ont décidé d’arrêter les cours et se réfugier à Sédhiou sous l’escorte des forces de l’ordre.
La mort d’une fillette, en 2014, à Ziguinchor, à la suite de violences survenues lors d’une manifestation en liaison avec le Kankourang.
·A Vélingara, un Kankourang a été arrêté et gardé-à-vue par les éléments de la gendarmerie de Vélingara. Il aurait blessé un petit garçon avec l’un des coupe-coupe qu’il détenait.
Récemment, la commune de Samine a connu un incident lié à ce masque, le 1er novembre 2015. Accusant le Kankourang d’avoir empêché les fidèles de se rendre à la messe, Abbé Stanislas Diouf, curé de Témento, s’en est ouvert aux gendarmes. Ceux-ci, sur instruction du procureur, l’ont arrêté ainsi que 3 de ses accompagnants. Il s’en est suivi une vive protestation des populations, qui ont saccagé la brigade et réclamé le départ du commandant.
Les derniers incidents liés au Kankourang se sont déroulés dans le village de Boumouda, où le masque est apparu dans le CEM aux côtés des populations pour réclamer le départ du principal du collège et à Karantaba, le 11 janvier 2016, entre l’adjoint au sous-préfet de Karantaba et des jeunes manifestants qui jetaient des pierres.
Les faits, indiquent que la dame, professeure au lycée, rentrait chez elle après les cours, lorsqu’elle a croisé le Kankourang. Elle a refusé de fuir à la vue de cet être mystique protecteur des circoncis en milieu mandingue. L’adjoint au sous-préfet qui partait pour le domicile du maire, en a eu pour son grade, sa résidence a été caillassée et qui valut l’intervention des éléments de la brigade de gendarmerie de Samine, qui riposta par de grenades lacrymogènes pour disperser la foule en furie.
Le Kankourang, masque d’initiation des peuples mandingues de la Sénégambie, dont le rituel est classé patrimoine oral et immatériel mondial par l’Unesco depuis le 26 novembre 2005, est menacé par une génération ignorante des fondements cultuels de ce masque.
A la base de toute cette histoire, comme celles citées au plus haut, c’est toujours la défiance des pratiques culturelles auxquelles s’identifient des populations, à l’exercice de leurs droits culturels. C’est le refus ou la difficile adaptation des uns et des autres à la culture des communautés où ils vivent, où ils ont volontairement choisi d’élire domicile.
Sachons que la cosmogonie de cette société mandingue trouve son fondement dans toute l’histoire culturelle d’Afrique de l’Ouest depuis l’empire du Ghana, du Mali avec Soundjata mais encore le Gabou, et le Janjanbureh (Gambie). C’est pour cela que le Sénégal, la Gambie, comme la Guinée-Bissau, furent des espaces qui ont fait la force de ce mythe.
En effet, l’apparition du masque en fibres de semmelier (Fara jung) était liée, selon un grand dignitaire de la communauté mandingue en Guinée-Bissau, à un événement grave lors de la circoncision de Kumus Nema en Guinée-Bissau vers la fin du XIXe siècle. Le territoire étant sous administration portugaise. Depuis cette période, le Kankourang devient Fambondi (le roi des masques) et sera désormais identifié dans toute communauté mandingue à un Jinné (esprit).
Ce masque aurait d’ailleurs, été introduit au Sénégal et en Gambie au début du XXe siècle. En effet, il fut introduit au Sénégal et en Gambie suite aux migrations des populations mandingues vers la fin de l’empire du Kabou en 1967 (Bataille du Tourban Kansala).C’est en 1904 que le Kouyan Mansa Baye Mady Koté (né en 1853 à Mansa Mansidi dans le Kabou, en Guinée-Bissau) a introduit le Kankourang à Mbour. La suite sera une longue histoire pour l’entretien et la consolidation du mythe du Kankourang.
Contrairement à ce qui se passe actuellement, avec des sorties intempestive de Kankourang à la moindre colère des populations ou à l’occasion des circoncisions en pleine année scolaire, le rituel du Kankourang étaient confié, jadis, aux Niamakala ou Niamalo, des sociétés secrètes mandingues.
L’annonce est toujours faite, après une assemblée, des vieux et adultes des localités concernées, de la date de l’initiation. « Cette initiation commence généralement en pleine lune du dixième mois lunaire », généralement entre le mois de septembre et le mois de novembre, selon le vieux Finna Kéba Dahaba de Simbandi-Brassou.
Le Kouyan Joujouwo (Bois Sacré en mandingue), c’est une sorte de caserne militaire où ne rentre ou sort pas, qui veut. Il affirme que, « le Kankourang prend une part active à l’éducation et à la formation des jeunes circoncis. Avec la venue du Kankourang, les initiés ou ngansing se prosternent en signe de respect tout comme l’adulte dans la rue, car regarder le masque droit dans les yeux, serait un véritable signe de défi« .
Ses accompagnateurs (lambé ou kintao ou kombé) sont ceux-là mêmes qui ont assisté à la création de son mystère dans son Bois Sacré. Toutes les exigences du masque doivent être remplies dans le Bois Sacré et au sein de la communauté, sinon les plats de ses deux machettes (Fango) s’abattent sur l’infortuné, initié ou récalcitrant de la communauté.
Ainsi, il peut même punir des personnes âgées devant les enfants car il supprime la hiérarchie et instaure le nivellement primordial des individus. Il favorise le recul de l’individualisme, préservant ainsi l’unité de la communauté. C’est pour cela, dès concessions au Bois sacré, tous les plats destinés aux initiés et portés par les formateurs, sont à l’air libre, seule une baguette est plantée au juste milieu du mets pour conjurer tous les maléfices et montrer ainsi la stabilité du groupe, sa pérennité et sa force.
A côté du Kouyang Mansa, le Kankourang reste l’autre personnage principal dans l’initiation chez les Mandingues. Il ne sort d’habitude que pendant la nuit et rarement le jour. Sa sortie de jour a été d’ailleurs forcée dans les différentes régions, selon certaines sources, quand on a commencé à se plaindre de pouvoirs surnaturels dans certaines sociétés, en relation avec la sorcellerie et la magie.
Le maitre de la forêt est ainsi apparu comme un protecteur autant pour les initiés, les circoncis, et tous les villages alentours. Mais, les fondements de cette initiation sont sans doute ailleurs; et quand l’enfant entre dans la case des circoncis ou «Case de l’homme», il doit rester un mois sans se laver, sans voir les non-initiés de sa famille surtout les femmes. On ne lui demande que d’obéir, d’apprendre, de comprendre…
Et au cours de cette initiation, on lui enseigne des chants traditionnels dont chacun est rempli de messages d’éducation, de comportement, de louanges aux initiés et aux vieux, d’hommages au Kankourang. La chanson «KenoRumbay» des Touré Kunda, dans leur album, «Mouslaï» daté de 1996, est un exemple de cet hommage à l’homme de la forêt.
D’ailleurs, le 31 juillet 2010, un carnaval fut organisé par la commission nationale pour l’UNESCO à Sédhiou. L’objectif est de lancer l’idée d’une politique cohérente de sauvegarde de ce patrimoine immatériel en péril, que constitue le Kankourang et autres masques en milieu mandingue du Sénégal. L’événement a mobilisé plus d’un et estampillé dans les consciences collectives, l’urgence d’une revalorisation de ce patrimoine. L’UNESCO préconise la création de la Maison du Kankourang dans trois cités urbaines mandinkalaa, pour perpétuer la tradition du masque.
La tentative de banalisation du Kankourang dans la ville de Ziguinchor a heurté la conscience collective. Ce qui a motivé la communauté mandingue à interdire le rituel du Kankourang à Ziguinchor pendant un an et ce, à compter du mois de juillet 2015. Cette mesure consiste à suspendre le masque et le rituel célébrant la circoncision dans la communauté sud du Sénégal, a été annoncée ce mercredi 3 juin par des responsables de la collectivité mandingue.
Par ailleurs, la collectivité mandingue de Ziguinchor a adressé un mémorandum au Préfet, convaincue que: « L’autorité administrative responsable de la sécurité des personnes et des biens, en concertation avec la collectivité mandingue, doit pouvoir prendre des mesures conservatoires et temporaires pour accompagner la communauté propriétaire dudit patrimoine, dans sa lutte contre la dégradation de ce mythe.»
Selon elle, la création d’« un comité de normalisation du Kankourang », placé sous la tutelle du préfet du département de Ziguinchor, est « indispensable » pour protéger ce patrimoine. Elle préconise par ailleurs, « l’organisation annuelle du Kuyanbaa (un rite initiatique) sous un format adapté au contexte urbain », ce qui « constituerait une alternative à la prolifération de pseudo-initiations ».
La méconnaissance des valeurs traditionnelles par la jeunesse actuelle est, en grande partie, responsable de la désacralisation du rituel du Kankourang.
Alors que tout était mieux programmé avant, quand les aînés et les anciens, beaucoup plus expérimentés, avaient le pouvoir de faire et de défaire les choses comme il se devait, sans arrière-pensée, l’on se met à bafouiller toutes les formes de mise en scène qui ont servi à magnifier les rites initiatiques dans l’espace sénégambien. Aujourd’hui, le «Semberengsembekeba» est à l’épreuve de la modernité liée à la mondialisation.
En effet, la tradition se trouve souvent récusée, d’une part, du fait qu’au fond, avec l’école, il y a comme une inversion de la chronologie, puisque ce sont des enfants qui deviennent les dépositaires d’un savoir ignoré des aînés, lesquels sont confinés dans un statut de mineurs sur certaines questions.
Les grand-parents et les rituels du conte, des proverbes, des énigmes, des devinettes s’évanouissent de l’horizon de l’enfant, lequel n’est plus imprégné des grands récits collectifs. L’enfant est privé de la narration identitaire, et il est soumis à une pluralité de champs sociaux et de systèmes discursifs en conflit les uns avec les autres et qui sont souvent étrangers à ses parents, en général analphabètes.
La modernité n’épouse plus l’ordre des valeurs qui subordonnait la réussite individuelle à la réussite collective, et même qui abhorrait le succès individuel, en ignorant ostensiblement la compétition entre individus, alors qu’aujourd’hui pour être reconnu, il faut être au-dessus des autres : en savoir plus que les autres et surtout, avoir plus que les autres.
Les individus sont de plus en plus intégrés dans divers types de réseaux sociaux comme croyants, comme travailleurs, comme chômeurs, comme militants, comme citoyens. Ces espaces ont leurs propres normes, leurs pratiques et leur sociabilité qui les interpellent à titre personnel comme individus et non plus comme membres d’une communauté ethnique ou raciale.
Cependant, nos traditions cultuelles doivent être protégées face à des voix téléguidées, parfois peu averties, qui s’arrogent, parfois le droit de jeter l’opprobre sur les traditions de populations, de juger le rite du Kankourang, expression des droits culturels, de coutumes, de traditions, d’une autre époque.
En le disant, ces personnes ne prennent malheureusement pas conscience, certainement par ignorance, du mépris culturel qu’ils manifestent vis-à-vis de tous les peuples qui pratiquent le rite du Kankourang. Ce rite qui accompagne les cérémonies initiatiques, n’est rien d’autre qu’un élément de la tradition noire, africaine, que l’on devrait enseigner dans nos écoles.
Je suis d’avis avec le chercheur Malamine TAMBA, que la protection du Kankourang devient « une obligation qui incombe à chacun de respecter les droits culturels des autres en dépit des pires déviations dont le rite fait l’objet et la banalisation dont le Kankourang fait l’objet par certaines d’entre les populations chargées de le protéger ».
Cependant, personne ne pouvait accepter, que de telles manifestations enfreignent au principe de l’inviolabilité qui gouverne le fonctionnement des édifices publics comme les écoles. Mais, il ne faudrait pas non plus que cela serve de prétexte pour fouler au pied, la dignité de ceux qui s’identifient à ce rite. Ce rite fait d’autant plus la fierté de ceux qui le pratiquent, que le Kankourang est élevé au rang de patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco. Ce qui montre son originalité, son importance sur le plan culturel au niveau mondial.
En somme, chaque peuple a ses coutumes, ses croyances et ses pratiques qui se perpétuent à travers le temps. Certaines d’entre elles sont aujourd’hui délaissées et d’autres survivent. Dans l’espace sénégambien, le rituel du Kankourang restera un moment central dans la transmission des valeurs qui fondent l’historique de la communauté mandingue.
La richesse et l’originalité de ce masque d’initiation des Mandingues de la Sénégambie, qui joue un rôle essentiel dans le rétablissement de l’ordre social, lui ont valu un classement au patrimoine culturel immatériel mondial par l’UNESCO en 2005.
Dans un monde en pleine mutation, les actions conjuguées pour assurer la conservation du symbole sont unanimement reconnues. Mais, elles ne prendront toute leur portée que s’ils laissent une trace de vie dans le futur. D’où l’impérieuse nécessité de renforcer encore la protection de ce précieux patrimoine et d’assurer, avec toute l’efficacité requise, la transmission de ses valeurs aux générations futures. Car il y va de la survie de l’identité mandingue.
Alphousseyni Diato SEYDI
Professeur d’arts visuels, Chercheur
Auteur du Mémoire de master d’arts : « Le kankourang, masque d’initiation des Mandingues de la Sénégambie », 2007