Le Sénégal est une jeune République qui a accumulé des expériences intéressantes dans sa lutte pour son développement économique et social. Contrairement à ce que laissent croire certains individus, le Peuple sénégalais a mené une lutte âpre et difficile pour la conquête des libertés démocratiques, individuelles et collectives, mais aussi pour la promotion économique et sociale des travailleurs des villes et des campagnes.
A chaque période de la vie du pays, les militants politiques et syndicaux mettent en place des structures organisationnelles, des stratégies et formes de lutte adaptées à la situation du moment.
A cet effet, il est utile de se souvenir que nous avons vécu sous le règne du Parti unique (ou «unifié») avec un Syndicat unique aux ordres, dont l’orientation épousait celle du parti ; un Etat exerçant un monopole absolu sur les médias, et un embrigadement presque généralisé des associations de masse… Bref, une situation empreinte d’une répression, violente et inhumaine, de toute idée allant à contre-courant de la pensée dominante ! Malgré tout, le Peuple sénégalais n’a jamais baissé les bras et a continué la lutte sous des formes diversifiées qui ont poussé le régime à «l’ouverture démocratique» partielle, puis généralisée à partir de 1981.
Cette «ouverture démocratique» sous strict contrôle de l’Etat au service du Parti dominant n’a pas adopté un comportement républicain et une gestion transparente des élections pour respecter le libre choix des électeurs. C’est pourquoi, à force de «blindages», de «verrouillages», de «bourrages des urnes» et de multiples autres artifices, le pouvoir se proclamait «majoritaire» pour se vautrer dans une posture usurpée qui ne reflétait aucunement la situation des forces politiques qui s’affrontaient sur le terrain. La tragi-comique «affaire» du candidat Majmouth Diop qui n’a eu aucune voix dans son bureau de vote à l’élection présidentielle de 1983 en était une parfaite et déconcertante illustration.
On comprend dès lors la permanence et la violence de la contestation par l’opposition des résultats des élections de 1983 et de 1988 (ces dernières demeurant les plus contestées de l’histoire électorale du Sénégal) sous forme de virulentes manifestations qui ont engendré des morts. Elles ont également abouti à l’arrestation (en 1988) du député feu Boubacar Sall de Thiès qui a été jugé et condamné pour avoir dénoncé des joutes électorales émaillées de fraudes massives, d’une ampleur rarement égalée dans l’histoire récente du Sénégal. Les luttes menées entre 1988 et 1991 par l’opposition sénégalaise ont eu pour résultat l’adoption d’un «Code électoral consensuel» en 1992 devant organiser, sur de nouvelles bases, les élections de 1993.
Incontestablement, les élections législatives de mai 1993 sont d’une exceptionnelle importance, au regard de leur déroulement et de leurs conséquences, car en plus de la brusque (et jusqu’à ce jour non encore élucidée) démission du juge Kéba Mbaye et de l’ignoble assassinat de Maître Babacar Sèye, nous retenons la singularité de l’arrestation du député Mody Sy du Pds. Certainement, nous pouvons y ajouter, comme nous en montrerons l’importance, l’entrée dans le gouvernement de Khalifa Sall, ministre en charge des Relations avec l’Assemblée; une Assemblée, ironie du sort, dont un de ses membres ( Mody Sy) était en prison.
En effet, élu le 14 mai 1993, suite à la proclamation des résultats, la veille de l’assassinat de Me Babacar Sèye, le député Mody Sy fut arrêté le 20 mai 1993, accusé qu’il fut de faire partie des commanditaires du meurtre de Me Sèye.
Cette situation inédite de notre histoire politique nationale avait profondément ému nos compatriotes, les organisations démocratiques de la société civile et les partis politiques. Mais face à un vaste mouvement d’indignation et de réprobation, la position du pouvoir de l’époque fut d’une implacable raideur et d’une violence brutale et inouïe.
Le pouvoir soutenait que Mody Sy a été arrêté, pas avant d’être élu, mais avant l’installation de l’Assemblée nationale qui interviendra le 10 juin 1993.
Rappeler cet épisode marquant de notre histoire politique, électorale et parlementaire, c’est dans le même temps revenir sur les luttes démocratiques qui ont traversé l’évolution de notre pays durant ces dernières décennies, et analyser le contenu de ce qui se joue aujourd’hui autour de «l’affaire Khalifa Sall».
En proclamant dans un élan antidémocratique et profondément arbitraire que Mody Sy était un «prisonnier ordinaire», car n’ayant pas encore siégé à l’Assemblée nationale dont la 1ère session n’était pas encore convoquée au moment de son arrestation intervenue après la proclamation des résultats, le pouvoir était à la limite de la dictature. La riposte populaire et politique était à la hauteur de cette forfaiture d’autant plus inacceptable que le député était violemment torturé. La résistance démocratique et républicaine gagna en vigueur et en vitalité, à la mesure de la gravité de la situation qui prévalait dans notre pays. En effet, le Sénégal vivait une crise socioéconomique insupportable suite à l’élaboration des Plans d’ajustement structurel qui, après 15 ans d’application, n’avaient eu aucun impact positif sur l’économie et le progrès social des Sénégalais. La réponse du pouvoir (août 1993, le tristement célèbre «Plan Sakho-Loum») qui agissait sur 2 leviers contradictoires (diminution des salaires et augmentation des impôts et des prix) n’a pu empêcher la dévaluation du franc Cfa en mars 1994 et fut rejetée par les travailleurs, comme en atteste la grande grève générale (impliquant même la Cnts/Renouveau de feu Madia Diop, un des dignitaires du pouvoir) de septembre 1993.
Ce bref rappel impose une légitime interrogation : Pourquoi en 2017 demande-t-on, ou plutôt exige-t-on pour Khalifa Sall en détention 5 mois avant les élections législatives du 30 juillet 2017 des «droits» qui, en 1993, étaient refusés à Mody Sy arrêté 6 jours après son élection et 20 jours avant l’installation de l’Assemblée nationale ? La légitimité de cette interrogation ne saurait souffrir d’aucun doute possible, surtout que dans le sillage de la détention de Mody Sy, les députés Abdoulaye Wade, Landing Savané et Papa Oumar Kane furent arrêtés en 1994, sous le fallacieux et inique motif de «flagrant délit».
Il est donc temps que les acteurs du système judiciaire, notamment les avocats et les magistrats, nous éclairent sur cette question sensible. Il est surtout temps que les acteurs politiques soient constants dans leurs positions, au nom de la noblesse de la politique qui est loin d’être l’art de manipuler les hommes et les textes, mais bien d’organiser la vie des citoyennes et des citoyens dans l’exclusive volonté d’assurer leur plein épanouissement.
Au bout du compte, le «cas de Khalifa Sall» d’aujourd’hui, relativement à la députation, ressemble sur plusieurs points à celui de Mody Sy il y a de cela 23 ans. Avec cette particularité majeure : Mody Sy a participé à une élection pour laquelle il a été élu avant d’être dépossédé de son statut de député. Alors, refusons l’amnésie, pour que jaillisse la vérité !
Amadou Abdoul SY
syamadouab@gmail.com