Mes différentes alertes ont démontré à suffisance que le Sénégal est loin d’être un pays résilient; il est même vulnérable. Face à cette situation, la seule alternative qui s’offre est de renforcer le dispositif de gouvernance des risques majeurs et les capacités des acteurs.
Alors qu’ils devaient être au cœur de l’action, les élus locaux et les acteurs de la société civile et du secteur privé sont en marge. La législation est silencieuse sur leur rôle et leurs responsabilités.
Renforcer le dispositif de gouvernance des risques majeurs
Très tôt, le Sénégal s’est doté d’un dispositif de gouvernance des risques majeurs à travers la loi n°64.53 du 10 juillet 1964 portant Organisation générale de la défense civile et ses différents décrets d’application : le décret n°64.563 du 30 juillet 1964 organisant la protection civile, le décret n°99-172 du 4 mars 1999 abrogeant et remplaçant le décret n°93-1288 du 17 novembre 1993 qui régit le plan national d’organisation des secours en cas de catastrophe, communément appelé Plan Orsec, ainsi que l’instruction ministérielle du 29 décembre 1961. Mais, le contexte a tellement évolué qu’il s’avère, aujourd’hui, urgent d’actualiser la législation et le dispositif institutionnel pour leur conférer une orientation plus centrée sur la prévention que la gestion de crise. Cette exigence d’actualisation est indissociable du renforcement de la mémoire du risque et des capacités des acteurs par la formation.
Un « mémo risk » défaillant
La mémoire du risque majeur est plus que défaillante au Sénégal. Aujourd’hui, aucune trace dans les mémoires de plus de 35 incendies de marchés depuis 1993 avec des milliards de pertes ; l’explosion d’une citerne d’ammoniac à la Sonacos de Bel Air en mars 1992 ; les pluies hors saison en janvier 2002 avec des dégâts énormes sur l’agriculture et le bétail ; les invasions acridiennes de 1988 et 2004 qui avaient eu des conséquences désastreuses sur l’agriculture ; les crashs d’avion survenus à Kafountine, Ngaparou et Tambacounda, respectivement en 1992, 1995 et 1997, avec une centaine de pertes en vies humaines ; et l’incendie d’un «daara» à la Médina en mars 2015 avec 9 talibés brûlés.
Cette défaillance de la mémoire du risque (mémo risk) découle de l’absence de base de données dans le dispositif de gouvernance pour permettre de collecter, stocker et partager les informations relatives aux risques majeurs survenus. D’où l’impossibilité de capitaliser les leçons tirées des retours d’expérience, c’est dire l’évaluation des réponses apportées à la gestion des crises.
Le défi de la formation des acteurs
La formation constitue la seule réponse à la vulnérabilité d’un pays. La formation de tous les acteurs pour permettre à chacun, quel que soit sa position, de pouvoir jouer pleinement son rôle de partie prenante de la protection civile.
• Formation des élèves pour développer en eux, dès le bas âge, la culture du risque majeur. Ce qui passe par l’intégration de la thématique dans les curricula scolaires et/ou l’élaboration d’un curriculum spécifique. Au même titre que les élèves, cette formation devrait s’adresser aux enseignants et au personnel administratif (surveillants, inspecteurs de l’enseignement, etc.) ainsi qu’aux partenaires sociaux (syndicats et associations de parents d’élèves). La résilience de l’école suppose en amont le choix de sites appropriés au moment des constructions et de bannir du paysage scolaire sénégalais les abris provisoires. Une commune comme Mbao, à cause de la forte probabilité de risques majeurs industriels, devait doter toutes ses écoles de Plan particulier de mise en sureté (Ppms) avec des exercices réguliers de simulation impliquant autant les autorités administratives, les chefs d’entreprise, les parents d’élèves que les enseignants et les élèves. C’est là un devoir de responsabilité partagé auquel personne ne pourrait se soustraire sous aucun prétexte.
• Formation des décideurs politiques pour qu’ils prennent en compte la problématique des risques majeurs dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques.
• Formation des élus locaux pour rendre les territoires plus résilients. Une formation qui va doter les villes de maires conscients de leurs responsabilités de premiers acteurs de la protection civile. Des maires capables d’assurer aux populations le relèvement rapide, plutôt que d’attendre tout de l’Etat. Des maires soucieux que tous dons faits dans le cadre de la coopération décentralisée ne sont pas bons à prendre : médicaments périmés ou interdits, ordinateurs usagers, matériels médicaux de récupération transformant ainsi les villes africaines en dépotoirs d’ordures polluées des grandes métropoles occidentales. Des maires capables de veiller, contre vents et marées, au respect des servitudes non ædificandi, c’est-à-dire les zones non constructibles. Mais pour cela, faudrait-il encore qu’ils soient bien formés.
• Et pour mémoire, en 2007, l’Agence de développement municipal (Adm) avait initié un projet de formation des élus locaux et des autorités administratives sur les risques majeurs. Il se trouve que les recommandations issues de ce processus n’ont jamais été appliquées : par exemple, doter les communes de services dédiés à la prévention des risques majeurs tout en renforçant les ressources des fonds de calamité grâce à l’institution d’une taxe « risque majeur » ou résilience. En outre, un grand nombre d’élus locaux formés par l’Adm ne sont plus en poste ; si ce n’est le personnel administratif dirigeant qui s’est depuis renouvelé. A la place d’opérations ponctuelles, il faudrait asseoir une démarche de formation continue. Deux situations pour illustrer :
- (1) « L’exemple de Rudolph Giuliani, maire de New York, est souvent pris comme référence pour sa réactivité et sa communication lors des attentats du 11 septembre 2001[…]. Cependant, cette capacité à affronter la crise ne doit rien au hasard. Rudolph Giuliani participait lui-même de bout en bout aux simulations de crise organisées par la ville de New York », in Gouverner l’imprévisible, Editions Lavoisier, 2009.
- (2) En mars 2007, la ville de Strasbourg a été condamnée pour négligence dans « l’accident qui avait fait 13 morts et 97 blessés écrasés par la chute d’un arbre lors d’un concert de plein air en juillet 2001. « La juge strasbourgeoise a notamment estimé inacceptable qu’en pleine connaissance d’un risque identifié, du public soit accueilli par une collectivité territoriale dans un lieu potentiellement dangereux et sans qu’aucune mesure ne soit envisagée pour prévoir son repli ou son évacuation en cas d’incident ».
• Formation des autorités administratives (gouverneurs, préfets et sous-préfets) et chefs de services déconcentrés pour créer les conditions de possibilité et d’exercice d’une véritable gouvernance des risques à l’échelon départemental et régional. Pour ces autorités, l’arrêté interministériel n°4863 du 14 juillet 1999, rendant obligatoire l’établissement d’un Plan d’Opération interne (Poi) d’un Plan particulier d’intervention (Ppi) dans les collectivités locales présentant à l’intérieur de leur périmètre territorial des installations classées soumis à l’élaboration d’un Poi, confère une grande responsabilité : « le Plan particulier d’intervention, ci-après dénommé Ppi, est un plan de gestion des risques spécifiques dans le périmètre de la collectivité locale. Il est sous la responsabilité de l’autorité locale de ladite collectivité », (chapitre II, article 12).
• Formation des députés en vue de leur donner l’expertise nécessaire pour faire évoluer la législation sénégalaise en matière de prévention et de gestion des risques majeurs. Partout dans le monde, la survenue de risques majeurs a favorisé la définition de nouveaux cadres réglementaires ou le renforcement des cadres existants : (la directive Seveso prise par l’Ue après la catastrophe de Seveso qui eut lieu en Italie en 1976, transposée en droit français par l’Am 10/05/2000, la circulaire n°800/Sgdn/Pse/Pps du 23 avril 2003 relative à la doctrine nationale d’emploi des moyens de secours et de soins face à une action terroriste mettant en œuvre des matières radioactives sur le sol français, etc.). A l’évidence, quand des députés ne sont pas formés, ils ne penseraient jamais faire des propositions de lois dans le sens de renforcer le dispositif de gouvernance des risques majeurs.
• Formation des membres du Conseil économique, social et environnemental (Cese) pour en faire des conseillers avertis de l’Etat en la matière.
• Formation des chefs d’entreprise et des personnels pour faire des usines et des lieux de travail des sites assez préparés pour répondre aux risques majeurs technologiques. Mais, au-delà des entreprises, prendre en compte l’environnement grâce à la mise en place de comités locaux d’information et de concertation (Clic) pour une meilleure préparation des communautés.
• Formation des journalistes pour qu’ils prennent conscience de la sensibilité de l’information sur les risques majeurs. Une alerte mal relayée peut produire la panique au sein de la population et créer l’effet contraire recherché, c’est-à-dire prévenir. Il n’est pas du rôle des médias d’alerter sauf s’ils sont mis à contribution par les responsables en charge de la gouvernance des risques majeurs et dans le cadre d’une stratégie de communication bien définie.
Dans un pays comme le Sénégal, où la curiosité l’emporte sur tout, il vaut mieux que l’opinion ne soit pas informée à temps réel de la survenue d’un risque majeur. Il n’est pas utile de rappeler, ici, que beaucoup de victimes de l’accident d’ammoniac à l’usine de la Sonacos de Bel Air n’étaient pas des employés de l’entreprise, mais des curieux venus s’informer à l’annonce de l’accident. Les travailleurs qui s’étaient confinés dans leurs bureaux ont été moins affectés par l’air pollué.
Récemment, à l’annonce, par une radio de la place, de la découverte d’une bombe dans un hôtel et une banque de Dakar, plutôt que de s’éloigner du site, des curieux sont accouru vers les lieux, au point de gêner le travail des forces de sécurité.
Il faut former les journalistes pour qu’ils sachent que la retransmission en direct de risques majeurs pourrait être grosse de dangers.
Il faut aussi former ces journalistes pour leur propre sécurité. La course au scoop ne saurait justifier la couverture de certains risques majeurs sans le minimum de matériel de protection (masque face à un risque majeur toxique, gilet devant un risque d’incendie, etc.). La formation des journalistes est indispensable pour promouvoir un meilleur accès des populations à l’information préventive qui fait si cruellement défaut au Sénégal. Il vient à l’esprit ce caméraman pris au piège des flammes nécessitant l’intervention spéciale des sapeurs pompier pour le sauver.
• Formation des professionnels de la santé à la médecine de catastrophe pour permettre aux structures hospitalières de se doter de plan blanc, défini comme « la réponse qu’apporte le système de soins à la survenue d’une crise. C’est un mode d’organisation qui permet de faire face sans improvisation à une circonstance exceptionnelle d’afflux de victimes nécessitant des soins urgents ». (Pr Carli, Protocoles 2007).
Tout le monde garde en mémoire les flottements constatés dans la prise en charge des blessés lors des évènements entre le Sénégal et la Mauritanie de 1987 ou suite au naufrage du bateau le « Jola » et plus récemment avec les incidents survenus au stade Demba Diop.
• Formation des forces de sécurité et de défense dans un contexte de crime transfrontalier qui demande des capacités renforcées en matière de prévention des risques majeurs terroristes, notamment « les agressions de nature nucléaire, radiologique, biologique et chimique communément appelées Nrbc ». (Dr J. S. Marx et Dr C. Téllion, Protocoles 2007).
En effet, si le droit communautaire garantit la libre circulation des personnes, il n’assure pas pour autant la sécurité des frontières, notamment face aux risques majeurs terroristes. Et c’est connu quand un pays partage des frontières avec des Etats faibles, il doit renforcer ses capacités de préparation et de réponse. Le Sénégal gagnerait donc à s’inscrire dans cette logique.
• Formation des citoyens pour faire de tous des acteurs responsables de la prévention des risques majeurs. Car s’il est admis que pour combattre la guerre il faut cultiver la paix dans l’esprit des enfants, il n’est pas moins vrai que pour tendre vers le développement durable il est indispensable de promouvoir chez les enfants la culture du risque majeur. Pourquoi ne pas développer des « réserves communales de sécurité civile » pour permettre à chaque citoyen qui le souhaiterait de se mettre au service de sa collectivité comme acteur (volontaire) de la protection civile ? Cela, en repensant totalement le cadre institutionnel de la gouvernance des risques majeurs au Sénégal. Ainsi, les organisations et mouvements de jeunesse et de femmes (Associations sportives et culturelles, groupements féminins, éclaireuses et éclaireurs, scouts, etc.) seraient formés à l’image des sections de la Croix-Rouge pour intervenir chaque fois que de besoin.
Papa Ousmane SECK
Formateur Rme, Membre de l’institut français des
formateurs risques majeurs et protection de l’environnement (Ifforme),
Président de l’Association urgence et développement (Aud) BP6432- Dakar- Etoile