Lorsqu’on parle de l’émigration clandestine nous avons tous à l’esprit, la traversée périlleuse de l’océan atlantique par des groupes de jeunes africains embarqués dans des pirogues de fortune pour rallier les côtes européennes dans le but d’échapper aux conditions de vie difficiles dans les pays d’origine.
Ce phénomène constitue un réel drame qui engloutit au fond des océans des milliers de vies, ou plutôt de bras valides dont le pays a réellement besoin pour son développement. Le plus surprenant ,c’est de constater que malgré les pertes de vies enregistrées tous les jours, il ne semble nullement freiner l’ardeur et la détermination des migrants qui parviennent toujours à contourner les barrages des gardes côtes, augmentant ainsi le décompte macabre dont personne n’est aujourd’hui capable de donner les statistiques exactes. Ce triste phénomène qui n’enrichit que des passeurs et vendeurs de rêves véreux, pose la problématique de la prise en charge de la population jeune au Sénégal comme partout en Afrique.
Quelques causes de ce phénomène
L’émigration est un phénomène psychologiquement et sociologiquement ancré chez nous, car voyager signifie dans la représentation sociale de la majorité des Sénégalais le début d’une « relative ascension sociale », puisque l’émigré est toujours considéré comme quelqu’un qui est riche. Par ailleurs, les différents stéréotypes collés à l’émigré dans notre pays renforcent l’idée que « l’étranger » est toujours meilleur et même dans nos comportements de toujours sommes-nous parfois amenés à développer des complexes face à tout ce qui vient de l’étranger. D’ailleurs, dans le jargon populaire sénégalais, « original » signifie ni plus ni moins que ce qui est fabriqué à l’étranger par opposition aux produits fabriqués sur place. Ce travestissement mental n’épargne personne et mieux, lorsque nos élites reviennent au pays après plusieurs années en Europe avec des femmes blanches, les esprits simples peuvent penser naturellement que ces dernières ont fait le meilleur choix.
Nous voyons donc que les clichés embellissent tout de l’étranger et, bien entendu, poussent à croire que l’étranger, plus précisément l’Occident (symbolisant la terre du colonisateur), est un pays de cocagne et l’argent se gagne facilement. Et ces clichés sont accentués par notre propension culturelle à « paraitre », poussant ainsi le Sénégalais à toujours vouloir afficher sa richesse (habits, voiture, maison etc..) aux autres pour, très souvent, attirer le regard sur soi. Ce réflexe narcissique s’exprime d’ailleurs de façon très poussée pendant les événements sociaux (mariage, baptême et même deuil) et les médias nous ont très souvent relaté pour s’en offusquer les scènes de distribution ostentatoire de billets de banque dans les « xawaré » animés par des chanteurs célèbres.
Vivant dans un contexte de pays pauvre ou en développement, on peut facilement comprendre que la majorité des Sénégalais soient effectivement tentés par le désir de voyager dans le but, surtout, de trouver un endroit où on peut gagner honnêtement sa vie quel que soit le métier qu’on exerce et ceci sans le risque d’être « critiqué » par ses propres parents. En effet, la société sénégalaise reste marquée par la tradition orale, justifiant d’ailleurs la position qu’occupe les griots chez nous, et le Sénégalais est, en général, préoccupé de ce qu’en dira l’autre, ce qui montre à quel point nos actes restent tributaires du jugement qu’en fera l’entourage social. En d’autres termes, le Sénégalais mesure toujours son existence en fonction de la sanction de son entourage familial qui dicte même la vie de l’individu. Cette pesanteur sociale se traduit naturellement par des blocages psychologiques dont les conséquences sont très élevées dans le développement de notre pays. En effet, cette pesanteur ne pousse-t-elle pas parfois l’individu vers des travers pourvu qu’il ait la reconnaissance de son groupe (social, politique ou religieux).
Le terme « Barca ou Barzaq » qui peut signifier autrement exister ou périr montre à quel point les jeunes Sénégalais sont désespérés, les poussant ainsi à s’engager dans ce voyage suicidaire pour la conquête de leur dignité. La responsabilité entière de la société sénégalaise reste engagée et le rôle de l’Etat est de mettre en place une stratégie pour endiguer ce phénomène.
Dispositif d’insertion dans l’artisanat
Comme nous le voyons, la raison essentielle de ce phénomène est la conquête d’un mieux-être qui passe nécessairement par un emploi rémunérateur et des revenus décents. Le programme économique du président Macky SAll décliné à travers le Pse a pour ambition de lutter contre la pauvreté en procurant les conditions de création d’emplois et de revenus pour les populations surtout jeunes. Parmi les secteurs identifiés, il y a l’artisanat qui recèle d’énormes potentialités et qui pourrait solutionner le phénomène de l’émigration clandestine en permettant de fixer les jeunes dans les terroirs et en offrant des activités productives et génératrices de revenus pouvant occuper ces derniers pendant toute l’année contrairement aux activités agricoles.
L’artisanat est un secteur structuré très pourvoyeur d’emplois, organisé autour des chambres de métiers et pour lequel les autorités accordent une grande importance compte tenu de ses capacités d’auto-insertion, de création de valeurs ajoutées et de valorisation de technologies endogènes.
Le Sénégal vient de franchir avec l’Acte 3 de la décentralisation, une étape importante du processus de responsabilisation des collectivités locales dans la prise en charge du développement. Il serait heureux que ces dernières puissent, aujourd’hui, impulser un développement endogène intégral, prenant en compte sérieusement tous les secteurs économiques et plus particulièrement l’artisanat.
Plus de 400.000 artisans y travaillent, couvrant un peu plus de 120 corps de métiers. Le secteur contribue pour plus de 12 % au Pib et comprend près de 80.000 unités de productions artisanales (Upa). Ce chiffre peut même être revu à la hausse, compte tenu de la difficulté d’accéder à des statistiques fiables sur le secteur, date du recensement artisanal de 2004. L’artisanat peut, combiné avec le secteur de l’agriculture, garantir au Sénégal une réelle indépendance économique en lui assurant des rentrées de devises par le développement des exportations des produits artisanaux qui peuvent être très compétitifs sur le marché extérieur et assurer l’autosuffisance dans la fourniture de biens et services de très bonne qualité à des prix raisonnables. La mise en œuvre de cette stratégie va être articulée autour des axes suivants :
• Créer des Centres de formation artisanale dans chaque région et département ou les jeunes pourront sur place être formés dans les différents métiers de l’artisanat.
• Mettre en place un Fonds artisanal pour l’insertion la création le développement et l’innovation qui pourrait être alimenté par l’Etat (taxe cfce par exemple), les collectivités locales et les partenaires au développement ;
• Développer le Marché intérieur (mobiliers de l’administration et matériels agricoles) par l’accroissement substantiel des commandes octroyées aux artisans dans le Projet Mobilier national.
• Restructurer les Chambres de métiers (Cm) en les rendant plus attractives et opérationnelles (et moins bureaucratiques) ;
• Créer les antennes départementales des Cm pour épouser l’esprit de la décentralisation ;
• Développer une politique d’encadrement plus orientée vers les Petites et moyennes entreprises artisanales (Pmea) qui pourrait accroitre leur compétitivité (en créant des bureaux appui conseils dans les Cm) ;
• Développer la conquête de marchés extérieurs (notre politique dans ce domaine pourrait être plus agressive en profitant par exemple des opportunités offertes dans le cadre de l’Agoa ; rien que sur le marché américain, le Sénégal à l’image du Ghana peut garantir à ses artisans talentueux des parts de marché dans le domaine du mobilier d’intérieur, de l’habillement, entre autres filières) ;
• Développer le programme de création de zones artisanales dans tous les départements ;
• Développer des programmes de formation continue adaptés aux artisans pour leur mise à niveau ;
• Renforcer les capacités opérationnelles des structures d’encadrement surtout en ressources humaines ;
• Développer un système de formation par alternance en le généralisant sur toute l’étendue du territoire ;
• Renforcer l’efficience et rendre plus efficace le travail des structures d’encadrement qui sont plus administratives qu’opérationnelles ;
• Favoriser et encourager la structuration par filière des organisations professionnelles d’artisans ;
• Développer un réseau de centrales d’achat et d’approvisionnement de matières premières ;
Le Fonds artisanal qui pourrait être exploité par les collectivités décentralisées peut aider à la création de 100 Pmea/an, ce qui est dans les domaines du possible et cela équivaudrait à la création de 4 500 Pmea/an avec un effectif de 05 emplois créés par unité, soit 22 500 emplois créés annuellement.
Le développement de la formation par alternance va améliorer la rentabilité du système productif qui s’appuiera sur le réseau de structures de formation existant, ce qui va garantir une meilleure insertion des sortants. Il s’y ajoute que les apprentis n’ayant pas de prérequis théoriques pourront, si besoin, bénéficier de modules de formation adaptés.
Plusieurs structures d’encadrement interviennent directement dans le secteur de l’artisanat sans aucune cohérence, avec une absence totale de communication horizontale entrainant une duplicité dans les actions et, en conséquence, un gaspillage des ressources publiques injectées. Il serait d’ailleurs judicieux d’opérer des recoupements dans les missions de ces dernières afin que leurs actions soient plus visibles et mieux senties par les artisans.
La création des zones artisanales dans les plans d’urbanisme, au-delà des aspects fiscaux, garantira un meilleur encadrement aux Pmea y localisées et procurera des avantages en termes d’économies d’échelles et rendra plus compétitives les entreprises. Les collectivités locales pourraient, par exemple, tirer des avantages relatifs dans l’implantation de ces zones de production en termes d’emplois, de protection de l’environnement et de développement de nouvelles vocations semi-industrielles. En plus, le développement des industries artisanales exige moins d’investissements que les autres activités économiques, ce qui représente un avantage non négligeable dans nos pays en développement ou les capitaux sont rares.
Nous devons accepter que l’artisanat figure parmi les rares secteurs capables de générer des emplois à grande échelle et ceci combiné avec la particularité d’auto-former ses acteurs avec un taux d’employabilité très élevé sans engendrer des coûts insoutenables par le budget de l’Etat. L’artisanat a aussi démontré par le dynamisme de ses braves hommes de métiers qu’il peut aider notre pays à booster ses exportations et contrecarrer ainsi la concurrence des produits d’importation « bas de gamme » (principalement d’origine asiatique) qui inondent aujourd’hui notre marché sans oublier les conséquences ( maintes fois décriées par les artisans) car néfastes sur certaines filières comme la menuiserie et l’ameublement, la bijouterie, la couture, la cordonnerie etc.
Conclusion
La valorisation de nos potentialités locales sera non seulement un facteur de développement durable mais aussi de confiance en soi et en nos capacités de relever les défis du développement, et l’artisanat est aujourd’hui en mesure de nous procurer ces satisfactions.
L’Afro-pessimisme est simplement une vue de l’esprit de penseurs mal pensant car aujourd’hui tout porte à croire que l’aube de l’Afrique semble bien se pointer, il suffit pour autant de s’en convaincre parce que nous disposons de toutes les dotations naturelles imaginables pour engranger des avancées significatives dans ce monde globalisé ou nous ne sommes pas si mal loti.
Le problème de l’émigration pourrait nous renvoyer à l’image du pauvre jeune homme tellement affamé qu’il grimpa sur un manguier pour arracher ses fruits qu’il ne vit pas les mangues jonchées par terre qui n’ont même pas besoin d’être cueillies.
Les jeunes doivent avoir plus de confiance en eux et se convaincre de l’idée que personne ne viendra développer à leur place le pays, le modèle japonais montre à suffisance qu’il est possible de relever les défis du développement en s’appuyant essentiellement sur la ressource humaine.
Amadou Moustapha SARR
Médiateur pédagogique
Directeur du Cpar de Tivaouane
Email : amet6326@gmail.com