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Gestion Des Ressources Forestières Au Sénégal : Signal Clair D’une Mal Gouvernance

Depuis l’évènement douloureux de l’assassinat injustifié de 14 jeunes habitants de Boffa-Bayote, un débat fécond a vu le jour au Sénégal sur la gestion des ressources forestières. Je me permets d’intervenir sur le sujet, en raison de ma longue expérience en économie des ressources forestières, mais également ma participation à plusieurs rapports publics sur l’aménagement durable des forêts au Québec. C’est d’ailleurs pour approfondir cette question que j’ai écrit ma thèse de Doctorat sur le sujet : « Du rendement soutenu à l’aménagement forestier durable : quelle gouvernance pour le Québec? ».

Même si le contexte du Québec est différent de celui du Sénégal, il importe d’examiner ici certaines pratiques qui pourraient aider le gouvernement du Sénégal à mieux prendre en main son secteur forestier dont la dégradation a atteint un niveau de non-soutenabilité assez inquiétant, une tendance qu’il faudra renverser si nous voulons que nos enfants puissent également voir la forêt et la vivre au même titre que la génération actuelle. Les conflits d’usages, dont une des manifestations apparaît avec cette tuerie sont à analyser avec une lucidité qui permettra de poser des actions concrètes de préservation de la ressource forestière et de développement des communautés dépendantes. Pour commencer, je juge pertinent d’expliquer d’abord certaines caractéristiques et la dynamique de la ressource forestière pour nous permettre de bien mesurer les implications de la déficience de gouvernance actuelle du secteur. Ensuite, je proposerai des solutions de gouvernance pour mieux prendre en charge la filière.

Les services écologiques de la forêt dépassent l’exploitation du bois

Souvent quand on parle de l’économie forestière, les esprits sont tournés vers l’exploitation du bois et de sa commercialisation. Cette approche dominante, qui prévaut même dans les pays les plus industrialisés, constitue une vision étriquée de ce milieu qui fournit un ensemble complet de services écologiques entrant directement dans le bien-être humain. La production de la matière ligneuse représente le service d’approvisionnement qui sert la production manufacturière, d’abord comme matière première (bois rond), puis comme produit fini (ex : meubles). Au-delà de ce service, la forêt produit également des services de régulation, en absorbant le gaz carbonique contenu dans l’atmosphère, en procurant aux municipalités de l’eau potable à travers la filtration des eaux de surface et en procurant un habitat vital à plusieurs espèces animales et végétales. À la base de ces trois services se trouvent également le service de soutien qui fait en sorte que la forêt participe à la formation ses sols et procure un matériel génétique nécessaire au développement de l’ensemble des formes de végétaux qui s’y développent. Mon objectif avec ce rappel est de montrer que la protection d’un secteur aussi vital a des effets environnementaux, économiques et sociaux dont les bénéfices dépassent largement la production et la commercialisation du bois. Depuis la publication de l’article de Costanza en 1997 sur les services écologiques de la nature, plusieurs autres recherches ont été menées dans différents pays du monde pour fournir la valeur monétaire de plusieurs services écologiques que la forêt nous fournit gratuitement. Les travaux de Costanza et ses collaborateurs montrent que les services écologiques de la nature peuvent être estimés minimalement à 5.500 $US par personne et par an pour un total mondial annuel de 33.000 milliards $US. C’est la raison pour laquelle quand je parle ici de notre écosystème forestier, j’aimerais que le lecteur ait à l’esprit tous les services écologiques que nous perdons par le saccage de nos forêts. Au Sénégal, comparativement à plusieurs autres pays, le coût d’opportunité de cette dégradation reste très élevé en raison de l’étroitesse du couvert forestier et de l’expansion de la désertification.

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La tournure du conflit est un signal clair d’une mal-gouvernance

En réalité, la tragédie ayant eu lieu en Casamance peut être mis dans le lot des conflits d’usage tels qu’ils ont souvent existé dans plusieurs pays du monde où l’État a perdu le contrôle de la gestion de ses ressources naturelles. Si un petit pays comme la Gambie parvient à extraire au Sénégal plus de 140 milliards de valeur marchande de bois de Vène et contribue à la déforestation de plus de 10.000 hectares de terres forestières entre 2010 et 2015 (source : film documentaire de l’ancien ministre Ali Aidar), cela montre clairement un déficit chronique de contrôle de l’activité forestière dans le pays et une gouvernance certainement très complaisante, car tout ce flux de matière première brute ne peut sortir dans un pays organisé sans que les autorités publiques n’en soient informées. Au même titre que le pétrole, l’exploitation d’essences forestières nobles procure des revenus de rente considérables aux exploitants, surtout si aucune barrière ne vient imposer des limites à la capacité d’exploitation. Ces revenus de rente donnent aux exploitants un pouvoir financier qui leur permet de pouvoir entretenir des groupes armés et de corrompre les fonctionnaires à plusieurs niveaux de responsabilité. Par exemple, dans un pays comme le Brésil où la ressource forestière est abondante, les règlements de compte de la nature de Boffa-Bayote sont monnaie courante. Si l’exploitation illégale du bois n’est pas résolue à la racine, l’État éprouvera d’énormes difficultés à résoudre définitivement les conflits dans le milieu, car l’économie de la rente forestière maintiendra en place des groupes armés qui peuvent y accroître leur richesse et étendre leur pouvoir de contrôle. La meilleure approche, si l’État veut reprendre le contrôle, c’est de tarir les sources d’approvisionnement des trafiquants en augmentant les inspections de contrôle de manière plus sérieuse (matériel et effectif) et en surveillant de manière plus stricte les mouvements transfrontaliers de bois.

Nécessité d’une stratégie d’aménagement durable des forêts

Dans le fond, tous les problèmes soulignés ci-haut montrent que le gouvernement n’a pas une stratégie d’aménagement durable de ses ressources forestières. Avoir une vision cohérente de long terme de notre milieu forestier est indispensable si nous ne voulons pas voir un désert s’installer au Sénégal. Cette vision pourrait s’intéresser à d’abord reboiser intensément plusieurs territoires forestiers dégradés à l’échelle du pays. Cela implique de faire travailler ensemble plusieurs spécialistes du milieu forestier sur les aspects à la fois stratégiques (long terme), tactiques (moyen terme) et opérationnels (court terme). Dans cette stratégie d’aménagement, après avoir dégagé des pistes cohérentes pour reconstituer le capital forestier, des solutions innovantes peuvent chercher à valoriser les produits forestiers non ligneux (fruits locaux prisés comme le « Made », le « Djitah » et le pain de singe; plantes médicinales pour la biopharmacie; biomasse énergétique pour l’énergie, etc.) Le Sénégal peut même chercher à prendre le leadership de créer des puits de carbone quantifiables sur son territoire et chercher à les valoriser sur le marché international du carbone (les mécanismes de développement propres et les REDD+). Pour ce faire, tout le territoire forestier peut être divisé en unités d’aménagement forestier. À ces unités d’aménagement forestier pourront être attitrés des fonctionnaires et des chercheurs qui auront pour mandat d’étudier l’écologie du territoire, y faire des inventaires, distinguer les essences adaptées et faire des prévisions de volumes récoltables qui n’entament pas la productivité du territoire.

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Assujettir l’attribution des licences d’exploitation à des objectifs d’aménagement

Il faut d’abord souligner ici que l’exploitation d’une forêt à maturité par des coupes périodiques est une activité économique normale si après la récolte d’arbres le reboisement est effectué sur le territoire de manière adéquate. Par contre, il est inadéquat de concentrer toute la coupe uniquement sur les essences à forte valeur ajoutée, car cela engendre l’écrémage et la disparition programmée de l’essence ciblée. Au Sénégal, l’État devrait prévoir un contrat avec tout exploitant de ressource ligneuse sur le territoire. Ainsi, tout exploitant forestier doit verser une redevance forestière pour le bois coupé et reboiser de manière convenable toute superficie exploitée à ses frais. L’État pourrait se limiter à produire les plants et les acheminer vers les lieux de reboisement. Par contre, tous les frais d’aménagement et de reboisement seront laissés aux frais de l’exploitant. Le renouvellement des contrats pourrait ainsi être assujetti au succès de la régénération dans les unités d’aménagement sous contrat. Par cette forme de partenariat public-privé, l’État aura non seulement des ressources additionnelles, mais aussi pourra partager la responsabilité de l’aménagement durable des forêts avec les exploitants qui tirent bénéfice de la ressource.

Créer des Tables de gestion intégrée pour mieux gérer la ressource au niveau local

Il faudrait également noter que le manque de participation publique adéquate à la gestion des ressources forestières est une préoccupation courante souvent exprimée par les populations rurales au Sénégal. Comme l’ancien ministre Ali Aidar l’explique de manière assez éloquente lors d’une émission, 80% des licences d’exploitation du milieu forestier sont attribuées dans les régions de Dakar et de Diourbel. Ceci montre de manière flagrante une répartition inégalitaire de la ressource qui fait en sorte que les communautés forestières se sentent exclues. De manière générale, et dans tous les pays du monde, une répartition inégalitaire est une source de conflit qui perdure souvent aussi longtemps que la distribution n’est pas inclusive. Avec ce constat, dont la conséquence débouche inéluctablement sur un conflit d’usage, la suggestion que je fais à l’État est d’instaurer le modèle québécois d’une Table de gestion intégrée des ressources et du territoire dans les régions. Cette table, qui pourrait être instituée par le nouveau régime forestier (ou code forestier), inclura tous les grands acteurs milieu dans l’exploitation des ressources naturelles. Le milieu forestier est souvent en relation avec d’autres milieux tels que les bassins versants, le secteur minier, secteur récréotouristique, les représentants de la faune, etc. Il est donc important que tous ces acteurs se retrouvent autour d’une table, une sorte d’assemblée des ressources, pour statuer sur les grandes préoccupations qui ont cours sur leur territoire. Leurs décisions collectives, qui seront entérinées sous la médiation d’un représentant de l’État, pourront être intégrées dans un plan d’aménagement forestier tactique d’une région. C’est ici le lieu de matérialiser la gestion forestière décentralisée telle que les lois du Sénégal le suggèrent, sans pour autant que cela soit effectif.

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Créer un poste de Forestier en chef au Sénégal

Au regard de la surexploitation actuelle de la ressource ligneuse et de sa gouvernance déficiente, il pourrait s’avérer opportun de créer un poste de Forestier en chef (ou une autre appellation à la convenance du gouvernement) dont la mission serait, à l’image de l’OFNAC ou l’IGE, de faire une reddition de compte sur la gestion forestière et produire un état des forêts sur une base quinquennale. Ce poste pourrait être doté d’un budget indépendant pour ne pas le subordonner aux états d’âme du ministre de tutelle. Si la transparence et la reddition de compte ont encore de la valeur pour le gouvernement actuel, c’est le lieu d’instituer dans le nouveau code forestier ce corps de contrôle, qui en plus et contrôler la gestion forestière et de faire des bilans réguliers, pourra produire des avis ponctuels sur certaines problématiques qui interviennent en milieu forestier, comme nous venons de la voir avec la tragédie de Boffa-Bayot.

Investir dans l’innovation et la recherche forestière

Cette dimension, centrale à l’aménagement durable des forêts, est très négligée au Sénégal, car si nous ne sommes pas inventifs dans notre manière de gérer les ressources forestières et si nous ne disposons de ressources humaines en quantité suffisante, rien de durable ne pourrait être entrepris. En plus de fonds de recherche que l’état devrait mettre à la disposition du monde universitaire pour accroître ses connaissances du milieu forestier, une direction de la recherche forestière multidisciplinaire et dynamique doit être mise en place avec des fonctionnaires qualifiés pour étudier et soutenir les actions publiques dans le milieu. Les chercheurs peuvent travailler en étroite collaboration avec les unités d’aménagement forestier pour mieux comprendre les enjeux et prodiguer des solutions scientifiques. Les fonds de recherche qui seront attribués aux universités sur la base de concours pourront servir à financer des thèses de Doctorat et des mémoires de Master dans les différentes unités d’aménagement. De cette manière, nous aurons l’avantage de nourrir la recherche scientifique et soutenir les politiques publiques d’aménagement forestier au Sénégal.

Puisque le Président de la République a affiché son ambition de doter le pays d’un nouveau code forestier, j’espère que ces conseils qui se nourrissent de plusieurs études de terrains et de politiques publiques pourront s’ajouter à d’autres idées pour orienter notre secteur forestier vers plus de durabilité, réduire au maximum les conflits d’usage et éviter des drames non souhaitables tels que nous l’avons douloureusement vécu en Casamance ces jours-ci.

 

Ibrahima Gassama, Ph.D.

Économiste du développement durable au gouvernement du Québec.

Corédacteur de deux bilans d’aménagement durable des forêts du Québec et d’un Manuel de détermination des possibilités forestières.

Thèse de Doctorat des Universités Laval (Canada) et Paris-Saclay (France) – Du rendement soutenu à l’aménagement forestier durable : quelle gouvernance pour le Québec?

Courriel : igassama@gmail.com

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