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L’agriculture Ne Peut Pas Régler De Façon Directe Le Problème Du Chômage Au Sénégal

L’agriculture Ne Peut Pas Régler De Façon Directe Le Problème Du Chômage Au Sénégal

Les pouvoirs qui se sont succédé au Sénégal se sont toujours trompés sur le rôle que pourrait jouer l’agriculture dans la recherche de solution au problème lancinant du chômage, notamment celui des jeunes. Nos autorités et certains de leurs collaborateurs oublient que l’agriculture moderne a besoin de très peu de main-d’œuvre. Dans les pays développés (Europe, Usa), c’est moins de 5% de la population qui s’adonnent à l’agriculture. Au Sénégal, le secteur agricole a beaucoup évolué depuis notre indépendance et il a besoin lui aussi de moins en moins de main-d’œuvre. Ceux qui connaissent l’agriculture sénégalaise et sa mutation continue depuis les années 60 savent qu’il n’est pas pertinent de penser qu’elle peut absorber un grand nombre de travailleurs pour plusieurs raisons incontestables. La modernisation de ce secteur se traduit sur le terrain, dans tous les pays, par une importante baisse des besoins de main-d’œuvre dans les exploitations. C’est pourquoi au Sénégal également, d’année en année, les jeunes paysans sont contraints d’aller en ville pour chercher du travail. En se modernisant, l’agriculture devient partout un secteur en réalité créateur de chômeurs en milieu rural.

A la veille de l’indépendance de notre pays, l’agriculture utilisait la force humaine pour tous les types de travaux champêtres. Tout se faisait à la main : semis, désherbage, moisson, battage etc. La traction animale était inconnue dans les exploitations familiales sénégalaises. Les paysans, à cette époque, employaient des travailleurs étrangers pour combler leur déficit en main-d’œuvre. C’est ainsi que le Sénégal accueillait annuellement, dans les exploitations agricoles, des milliers de Guinéens, de Maliens et de Burkinabè pour la culture de l’arachide notamment. Ces travailleurs agricoles venaient au Sénégal aux mois de mai-juin et rentraient chez eux en janvier-février. L’agriculture sénégalaise a fonctionné ainsi jusqu’en 1975-1976.

C’est vers les années 60 que la traction animale a commencé à être utilisée par les paysans dans leurs champs. L’arachide et le mil étaient semés avec des semoirs tirés soit par des bovins soit par des équins. L’introduction de la traction animale avait beaucoup soulagé les agriculteurs. Pour que cette innovation soit un succès, un dispositif d’encadrement des paysans avait été mis en place par l’Etat. Réticents au début, les paysans finirent par adopter cette innovation majeure pour les semis du mil et de l’arachide. Con­comitamment à la généralisation de l’utilisation de la traction animale, le nombre de travailleurs agricoles étrangers entra dans une phase de baisse continue et irréversible jusqu’à sa disparition totale vers les 1980. Actuellement, les agriculteurs utilisent la traction animale non seulement pour le semis, mais aussi pour le désherbage et la récolte de l’essentiel des spéculations agricoles. L’utilisa­tion de la traction animale a considérablement diminué la demande en main-d’œuvre du secteur agricole au Sénégal. Il n’y a plus d’étrangers dans nos champs et c’est un surplus de main-d’œuvre dans les familles qui explique les vraies raisons de l’exode rural. Croire que l’agriculture est un secteur créateur d’emplois est le signe d’une méconnaissance du secteur.

Des années 90 à 2000, l’agriculture a été déstructurée par la Nouvelle politique agricole (Npa) du Président Diouf. Avec la Npa, tous les acquis du secteur avaient été abandonnés : encadrement, matériel agricole, intrants, semences de qualité, système de commercialisation adapté, recherche agricole de pointe, etc. C’est à cette période que la mort des industries de trituration a été décrétée et elle se poursuit jusqu’à maintenant. L’agriculture sénégalaise traîne encore les séquelles de cette période sombre pour le monde rural. Arrivé au pouvoir en 2000, le Président Wade, mesurant l’importance de l’agriculture dans un pays comme le nôtre, se lança dans une politique volontariste de redressement, puis de modernisation du secteur. Il initia dans le même sillage une politique de maîtrise de l’eau avec les bassins de rétention, des projets d’intensification de la production agricole (Goana) et de retour à la terre (Reva). Sous le magistère du Pré­sident Wade, l’espoir avait refait surface en milieu rural où ré­gnaient partout la morosité et la désolation. En 2012, Monsieur Macky Sall, élu président de la République, se lança lui aussi dès sa prise de fonction dans la poursuite de la politique agricole de son prédécesseur. Toutefois, les paysans et les consommateurs regrettent l’abandon des grands projets agricoles du Président Wade : Goana, Reva, bassins de rétention etc. La mécanisation de l’agriculture a été érigée en Direction avec le Président Sall. Ainsi, pour poursuivre la modernisation du secteur, l’Etat s’est engagé à distribuer des centaines de tracteurs aux paysans annuellement. A terme, tous les agriculteurs qui le souhaitent pourront disposer d’un engin pour leurs travaux champêtres.

La mécanisation de l’agriculture, tout comme l’utilisation de la traction animale, va se traduire inévitablement par une baisse des besoins en main-d’œuvre du secteur. Beaucoup plus de jeunes vont être contraints de quitter les villages pour les villes. En plus des effets de la mécanisation du secteur, la rentabilité et la productivité de notre agriculture, essentiellement pluviale, sont incompatibles avec des familles nombreuses dans les exploitations. Le secteur de l’agriculture n’est rentable qu’avec un nombre réduit de personnes dans les exploitations. Partout dans le monde, une ferme agricole n’est viable que si elle est gérée par une famille très peu nombreuse. Si la pauvreté augmente au Sénégal, c’est parce que les familles rurales sont très nombreuses. Sans l’exode rural et la solidarité dans les fa­milles, le Sénégal serait en permanence dans la famine. L’agri­culture telle qu’elle est pratiquée actuellement ne peut pas nourrir son homme. La pauvreté croissante dans les familles rurales, la période de soudure de plus en plus précoce et longue dans les 45 départements et la malnutrition des populations rurales trouvent leurs causes et leur explication dans la surpopulation des ménages ruraux et la faible productivité de notre agriculture. Chercher à maintenir les jeunes dans les exploitations est un mauvais choix pour l’avenir.

Nos autorités ne le savent pas toujours, mais l’agriculture et l’élevage ne sont pas des secteurs créateurs d’emplois. Leur caractère saisonnier et leur faible productivité font que l’agriculture ne peut pas assurer des revenus suffisants pour faire vivre décemment une famille rurale nombreuse. L’agriculture sénégalaise ne peut pas jouer un rôle moteur dans la création d’emplois de façon directe. Sa vulnérabilité, sa faible rentabilité, son caractère aléatoire font que le secteur ne peut pas être un levier créateur d’emplois comme le croient les autorités publiques.

Le secteur qui peut créer véritablement beaucoup d’emplois est la transformation des produits agricoles. L’industrie agroalimentaire est non seulement productrice de richesses, mais aussi pourvoyeuse de beaucoup d’emplois. Elle tire vers le haut la production agricole et permet en même temps aux populations d’avoir des produits alimentaires de qualité. En France, l’industrie agroalimentaire contribue plus au Pib que l’industrie automobile.

Croire que le secteur agricole peut régler le problème lancinant du chômage est une erreur que les différents pouvoirs au Sénégal ont commise et continuent de commettre. Depuis le Président Diouf jusqu’au Président Sall, l’agriculture est considérée comme le moteur de l’économie et le plus grand secteur pourvoyeur d’emplois. Sans doute pour cette raison, l’Etat injecte beaucoup d’argent dans le secteur agricole, mais au moment du bilan, il se rend compte que le chômage est toujours là, la pauvreté ne recule pas et la malnutrition augmente. Malgré les tapages mé­dia­tiques sur les augmentations de diverses spéculations, il n’y a pas véritablement beaucoup de nouveaux emplois créés par les «re­cords de productions» chantés sur tous les plateaux de télévision.

En réalité, c’est l’industrie agroalimentaire, la locomotive de l’agriculture, qui est le moteur de l’économie et créatrice de beaucoup d’emplois. Ignorant cette réalité, l’Etat semble négliger les industries agroalimentaires. Le Sénégal n’a pas une politique volontariste de développement de l’industrie agroalimentaire. Les usines de la Sonacos sont en train de mourir dans l’indifférence alors qu’il y a quelques années, elles constituaient l’ossature du tissu industriel sénégalais. La négligeable de ce secteur a des retombées négatives sur l’Ita. L’Institut de technologie alimentaire a un budget tellement dérisoire qu’il est obligé, pour survivre, de s’engager dans des activités de prestation de service qui n’ont rien à voir avec ses missions originelles. L’Ita a été créé pour mener des travaux de recherche sur la valorisation des produits agricoles locaux par leur transformation en aliments élaborés sains avec de bonnes qualités organoleptiques et nutritionnelles.

C’est encore la négligence de l’industrie agroalimentaire qui expli­que le mauvais choix économique de l’Etat consistant à exporter nos graines d’arachide, fortement subventionnées par l’argent du contribuable. Triturer nos graines dans les usines de la Sonacos créerait des milliers d’emplois décents et pérennes pour les jeunes ruraux et urbains. Les populations pourraient trouver alors sur le marché de l’huile d’arachide, la seule huile adaptée à la cuisine sénégalaise.

Pour créer des emplois, la mo­dernisation du secteur agricole doit s’accompagner d’une véritable politique d’industrialisation du pays. Pour cela, c’est concomitamment que l’Etat devrait soutenir l’agriculture et l’industrie agroalimentaire. L’une ne peut pas prospérer sans l’autre, et vice versa. L’Etat doit abandonner l’exportation de l’arachide brute, réhabiliter en les modernisant les usines de la Sonacos. L’Etat doit accorder davantage d’intérêt à l’industrie agroalimentaire. Toutes les universités sénégalaises forment des ingénieurs et des techniciens supérieurs de haut niveau pour que notre pays puisse être et demeurer un leader en agroalimentaire dans la sous-région. Le vrai levier pour un Sénégal émergent est l’industrie agroalimentaire, locomotive de l’agriculture (productions végétales et animales).

 

Pr Demba SOW

Ecole Supérieure Polytechnique

Université Cheikh Anta Diop de Dakar

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