Il y a deux ans et demi, j’avais essayé de lire Un Dieu et des moeurs. Je n’avais pu aller au-delà du Sexe des femmes. Deux tentatives, toujours le même résultat. Je me résolvais à poser le livre. Résignée. Il a fallu que je tombe sur Les hommes pleurent aussi pour me rendre compte que je vous avais certainement mal compris, ou mal lu.
Pourquoi Les hommes pleurent aussi m’a t-il émue ? Par sa démarche qui vise à redonner, non réaffirmer, le pouvoir d’une femme que lui confère ce qu’elle a entre les cuisses de par l’usage qu’elle choisit d’en faire ? L’histoire et son personnage seraient bien simplets s’il ne s’agissait que de cela. Non, le pouvoir de Ndèye Kane D., prostituée des hautes sphères, réside en ses qualités de psychologue, acquise au gré des confessions post-coitum, lorsque ses hommes sont enfin nus, au propre comme au figuré.
Ce serait cette expérience et ses qualités d’écoute qui font de Ndèye, une fine psychologue. Elle connaît donc mieux que quiconque les hommes. Tous les hommes ? Ndèye est une femme qui est sortie de toute logique de victimisation et de réification vu qu’elle se narre et narre les hommes en réclamant l’intégralité de ses choix. Qu’elle devient puissante alors ! Une force qui va ! Comme vous l’avez voulu, Elgas. Qu’elle est efficace aussi, si précise dans l’analyse qu’elle fait de l’origine de ce mal des hommes. Une analyse juste ? Nous y reviendrons. Mais oui votre texte m’a touchée. Et m’a sommée de retourner urgemment à un Dieu et des mœurs que j’avais soit mal compris. Ou pour lequel je n’étais pas encore prête. Je penche pour la deuxième option.
Je vous ai suivi alors, dans les dédales de votre livre : surprenant votre effroi en pénétrant avec vous à la lisière de vos souvenirs d’enfants, dans les aubes de Coubanao d’où vous revenaient vos amies transformées, mais si stoïques dans leur infortune, vous regardant embrasser les vôtres en vous demandant comment étreindre, écoutant Laye se faire le héraut du temps perdu, vous relatant les départs de ceux que la vie exila, les regretter, se tenir face au grand Halgas et le contraindre à s’asseoir à table pour lui dire ce que vous n’avez pu qu’imaginer des quatre dernières années de sa vie, puis lui tenir la main afin de l’accompagner à sa dernière demeure, surprendre la blessure de la mère qui ne souhaitait que le salut de son fils perdu, ne pas me retenir de rire face à la douloureuse concession de la prière du jour de fête (qui est si bien relatée dans de Purs hommes), me faire vent pour vous suivre raccompagner les talibés, ou dans la chambre de Ndèye, et celles des Sénégalaises, les trottoirs de Dakar, le lit d’hôpital de Jean, etc.
C’est que tout est passé au peigne fin, nulle place où la raison ne passe et repasse car vous l’avouez : « De tous les sentiments, un seul ne m’a jamais habité: l’indifférence » p.43 ou « la magie de la rencontre tombe un peu et s’écrase, vaincue par l’évidence d’une urgence sociale. C’est celle que j’ai toujours voulu raconter ».
Et vous la racontez non à la manière de Balzac, avec l’ambition d’un historien des mœurs, mais d’un sociologue des mœurs qui se met en devoir de peindre les scènes de la vie privée. En commençant par la vôtre. En ne vous excluant pas de ces fresques car c’est vous qui nous prenez la main et nous forcez à regarder le miroir pour nous voir tels que nous sommes, et vous aussi Elgas, vous n’avez fait que cela, vous regarder en nous narrant. Mais partagez-vous tout avec nous ? J’y reviendrai. Que je vous ai trouvé courageux. De ne pas chercher à être vraisemblable, mais n’avoir pour unique ambition que de « faire vrai », comme lui même quand cela pouvait parfois passer pour « n’être pas vraisemblable » comme disait Boileau aux yeux de ce qui refusent de concéder autant d’emprise à la religion et à la tradition sur notre quotidien. Ce qui encore une fois n’est pas sans me rappeler l’auteur du Père Goriot s’écriant : « J’écris à la lueur de deux Vérités éternelles : la Religion, la Monarchie, deux nécessités que les événements contemporains proclament, et vers lesquelles tout écrivain de bon sens doit essayer de ramener notre pays. »
Je pense que vous avez produit un ouvrage efficace. Mais c’est un plaisir de déguster vos mots, et l’on s’y donne à cœur joie, pour soudainement manquer de s’étouffer, réaliser qu’il est difficile de les digérer, ces mots (je réprime à peine l’exclamation Mon Dieu ! pour ne pas vous exaspérer). Qu’il faut du temps pour vous lire. Et vous entendre. Qu’il est difficile de ne pas se voir à chaque page, de ne pas se projeter, se repenser dans notre résignation face aux choses qui sont parce qu’il devrait en être ainsi. Vos fresques sont sans complaisance, et forcent à l’introspection. C’est un peu le ndëp collectif qu’il nous fallait, si tant est qu’on est honnête avec soi-même. Vous l’avez compris Elgas, à la manière de l’auteur de La comédie humaine : « l’auteur qui ne sait pas se résoudre à essuyer le feu de la critique ne doit pas plus se mettre à écrire qu’un voyageur ne doit se mettre en route en comptant sur un ciel toujours serein. »
Pour ma part, je pense qu’il y a deux ans, je n’étais pas prête à vous lire. Après sa relecture, je pense qu’un Dieu et des mœurs était trop proche de moi, de mon retour et de la cohabitation d’avec les miens, de mes conversations d’avec ma mère qui me trouvait « changée » par l’Europe, mon rapport à la religion moi qui gardais la maison chaque année lors des festivités religieuses, mes compromis sans compromission, l’AVC de mon père, les destins des ami-e-s du quartier, ah Laye, on a chacun son Laye, et ces amis qui écoutent du rap et du reggae mais qui pensent que le changement sera évolutionnaire et pas révolutionnaire.
Ah la mauvaise foi alors, elle nous enterrera tous !
Je vous en suis reconnaissante d’avoir écrit sans doute mieux que quiconque n’aurait pu le faire cet ouvrage. Vous m’avez répondu ainsi lorsque je vous ai fait part de quelques réactions au Journal de Ndèye Kane D. :
« L’idée d’une chronique de 5000 signes, c’est de contourner le propos aride et académique et choisir une perspective. J’ai fait un livre de 300 pages pour parler de la domination masculine et du droit des femmes principalement. Je parle aussi essentiellement de la société et de sa culpabilité historique. J’essaie d’en comprendre les fondements. Donc, je ne décharge pas les mâles. Ici, je donne sciemment la parole à Ndèye Kane D. pour débusquer ce qu’un regard masculin ne pourrait dire ou avouer. Et en utilisant cette phrase, sur l’éducation par les mamans, je pointe la relation charnelle, privilégiée, que les garçons entretiennent avec leurs mères à qui ils vouent sinon un culte, un amour fort. Voir ces mêmes mâles, potentiels violeurs ou bourreaux, posent la délicatesse de la question. C’étaient le sens de cette phrase qui dit que les bourreaux d’un instant, peuvent être les amants de celui d’après. Mais écrire et tu dois sans doute le savoir, s’arrête quand on veut satisfaire un lectorat. Il faut aimer le débat, les nuances, les sensibilités, les avis divergents sans renier sans conviction. Merci d’une certaine manière de le permettre. »
Mais encore :
« Oui on ne peut opposer les deux. Mais l’éducation (yarr) même assurée par les parents, laisse une belle place et prérogative à la mère dans les représentations. Mon idée c’est surtout l’amour des mères pour les fils, surtout ça ! Y a pas de cloisons définitives. »
Cependant, j’ai trouvé votre démarche qui avait pour ambition de « contourner le propos aride et académique » porte encore le sceau d’une démarche toujours académique, parfois déductive, parfois englobante même. Même si vous reconnaissez, « Y a t-il de l’excès sur cette peinture ? Probablement. Les exceptions, réelles et nombreuses. Le grossissement du trait n’est qu’une métaphore du drame réel. » p.116
L’histoire de Ziguinchor, vous la racontez admirablement avec cette approche qui place à son centre le temps long de l’histoire, Mauvaise foi qui vous consacre tour à tour en journaliste, historien autant que sociologue des mœurs, Benoît ? vous le peignez tel qu’il est sans le juger – déformation de sociologue aux penchants positivistes ? La conversation avec votre mère, le rapport avec le père, la lettre d’amour entre les parents, tout cela montre la préoccupation de la fidélité, jusqu’à puiser dans les archives pour mieux rendre ce travail de mémoire. Ousmane Sembène avec sa caméra. Ce n’est pas sans rappeler l’intransigeance du scientifique, et l’unité de l’homme à ses choix (Wolton sur Delors). De même face aux choix thématiques : le femme et l’enfant au centre de l’œuvre. Choix assumé. Tout comme celui de Sembène qui prédisait que « l’Afrique ne se développerait pas sans la participation concrète de la femme. La conception que nos pères avaient de la femme doit être enterrée une fois pour toutes. La femme, c’est l’élément le plus solide s’une communauté, d’une société » . Mais alors quelle place pour la réflexivité (même non-scientifique ) : j’en ai perçu quelques balbutiements, surtout à la fin des tableaux de votre séjour (256-259) : « mon réflexe est de peindre, simplement, les causes de ces drames. Le médium doit être le canal de la critique. Il se suffit à lui-même ».
Non monsieur, en peignant les causes de ces drames, et parce que vous tenez le pinceau tout en étant aussi dans cette peinture que vous faites, vous devenez tour à tour sujet et objet : vous ne pouvez peindre simplement. Vous avez l’obligation de vous dire aussi, dire votre part de subjectivité et comme cela vous a poussé à choisir une posture ou une perspective plutôt qu‘une autre, donc à en exclure d’autres – assumer ces im-postures. Cela est implicite dans le texte même si vous le reconnaissez dans votre mot : « Mais écrire et tu dois sans doute le savoir, s’arrête quand on veut satisfaire un lectorat. Il faut aimer le débat, les nuances, les sensibilités, les avis divergents sans renier ses conviction. »
A certains endroits ou sur certains sujets, il aurait fallu plus de strates, de nuances, moins de simplifications pour rendre la complexité des réalités et des situations : à propos du lévirat, du sexe des femmes, des hommes qui ne savent pas…j’ai trouvé souvent que vous donnez plus de poids aux structures (quelque peu déterministes) qu’à l’agence qui se trouvait parfois sous votre nez, Jean ? Laye ? Ndèye Kane ? Des exceptions statistiques, des anomalies sociologiques ? J’aurai aimé plus d’agence avec « la sexualité des sénégalaises peut se résumer à une peur de faire l’amour (…)» ou encore « ces hommes qui pleurent, mais qui ne savent pas » infantilisés qu’ils sont. Blanchis, ces pauvres innocents face aux mères coupables.
Puisqu’il faut choisir une perspective, soit !
Nous continuons le débat alors que vous posez votre plume. Vous avez fait votre part. Conclure donc en se demandant non seulement par provocation si quelque part se demander si toute œuvre non-romanesque est condamnée à l’imperfection ?
Merci d’avoir écrit ce livre utile avec les questions difficiles qu’il soulève sans jamais vous soustraire de votre responsabilité initiale et qui nous pousse à nous regarder tels que nous sommes.