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Les évènements De Mai 68 Tels Que Je Les Ai Vécus

Je voudrais apporter un témoignage sur les événements dits de 68, et apporter ainsi ma contribution à l’approfondissement de la connaissance de cette période de notre histoire. Plutôt qu’à une analyse, je me livrerai à une simple narration de ma part de vécu de ces événements. Jeune professeur de sociologie, j’étais alors à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines où je terminais ma première année d’enseignant. Par ailleurs, je militais à l’Amicale des enseignants africains de l’Université (Apaes) et au Syndicat des professeurs africains du Sénégal (Spas), syndicat oublié et peu connu aujourd’hui. Il fut le premier syndicat sénégalais de l’enseignement secondaire, fondé par les premiers professeurs sénégalais, parmi lesquels Amadou Makhtar Mbow et Assane Seck. Il était alors dirigé par le professeur Séga Seck Fall, l’homme du fameux «arrêté Séga Seck Fall» qui a fait jurisprudence parce que déboutant le gouvernement. L’année universitaire avait été agitée, comme partout ailleurs dans le monde, mais on s’acheminait normalement vers les examens quand la crise a éclaté.

GREVE DES ETUDIANTS ET  REPRESSION

Pour ne pas trop insister sur les causes et conditions premières de son déclenchement, je dirai simplement qu’elle est partie du fractionnement de certaines bourses d’étudiants et de la réduction des mensualités par le Gouvernement de Senghor. Suite à cette décision l’Union des étudiants sénégalais (Udes), appuyée par l’Union générale des étudiants de l’Afrique occidentale, a entamé une série de mouvements partiels avant de décréter une grève générale illimitée accompagnée de quelques autres actions. C’est à ce moment qu’au syndicat, nous avions commencé à suivre la situation. Nous nous réunissions sans arrêt dans une salle du lycée Maurice Delafosse.

Les forces de l’ordre avaient commencé à être positionnées sur la corniche, en tenue de combat avec casques, treillis, gilets, guêtres, fusils et autres éléments. Ainsi harnachés et armés, ils sont restés debout, alignés en colonnes, jour (en plein soleil) et nuit, pendant plusieurs jours. Mes collègues et moi, nous observions cela et nous disions que des hommes, ayant subi un tel traitement, feront très mal, quand ils seront lâchés. Nous ne nous étions pas trompés.

Quand ils ont reçu l’ordre d’entrer sur le campus universitaire, ils l’ont fait par la porte de la corniche, contrairement à ce qui se fait actuellement en la matière.

Ils ont alors commencé à ratisser et à taper férocement sur tout ce qui bougeait et ressemblait à un étudiant. Ensuite, ils ont progressé  jusqu’à la cité universitaire où ce fut le carnage, ce qui n’est pas trop dire, car  en plus des très nombreux et graves blessés, il y eut un mort, un étudiant libanais, si mes souvenirs sont exacts. Il avait été frappé à mort dans la salle de détente. Il convient de signaler que la nature et la gravité des blessures de cette époque sont dues au fait que les forces de l’ordre frappaient avec les crosses des fusils (la partie en bois), et  de préférence sur la tête.

Il n’existait pas encore ces cravaches actuelles en caoutchouc dur appelées, je crois, «lifts», plus douces  j’imagine (rire ! j’ai eu dans ma vie à recevoir des coups de crosses mais pas de ça).  L’université fut fermée, les étudiants étrangers seront plus tard rapatriés. Les blessés furent conduits à l’hôpital Le Dantec, tandis que d’autres, le grand nombre, étaient arrêtés et internés au camp militaire Archinard de Ouakam. En très peu de temps, l’hôpital et les abords du camp  furent assiégés par les parents et la population indignés par la férocité de la répression et les emprisonnements. Ils découvraient ainsi, dans sa première manifestation, la répression estudiantine, une réalité dont plus tard, ils finiront par s’accommoder tellement elle sera  récurrente dans la vie du pays.

INDIGNATION GENERALE ET SOUTIENS AUX ETUDIANTS

L’indignation déboucha sur un vaste mouvement de soutien. Dans les lycées et autres établissements la grève générale fut déclenchée et les élèves descendirent dans la rue. A la faculté, le Doyen Louis Vincent Thomas, dont j’étais l’assistant, s’était beaucoup investi. Nous sommes allés ensemble à l’hôpital voir si nous avions des étudiants parmi les blessés. Un spectacle désolant s’était offert à nos yeux. Dans une grande salle, étaient allongés de nombreux étudiants avec toutes sortes de bandages ensanglantés, à la tête pour beaucoup d’entre eux. Certains poussaient des gémissements difficilement supportables. Après avoir identifié nos étudiants et nous être entretenu avec eux, nous avons mis le cap sur le camp Archinard. Les étudiants y avaient été bien traités par les soldats et leur chef, mon ami Assane Mbodj (dit «Petit papa») qui, dès leur arrivée, leur avait tenu un langage tout à fait militaire : «Je n’ai pas demandé à vous recevoir ici, si vous ne m’emmerdez pas, je ne vous emmerderai pas».

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Retournés à la faculté, le Doyen Thomas, qui fut très courageux, prit l’initiative de convoquer une assemblée générale de tous les enseignants  de la faculté, ce qui, plus tard, lui coûtera cher. Durant la réunion, furent énergiquement dénoncées les violences policières qui s’étaient produites à l’Université. C’était la première, et la dernière fois, que les coopérants français prenaient position sur des conflits entre le gouvernement et les étudiants.

REACTION DES SYNDICATS DE TRAVAILLEURS

Les syndicats de travailleurs se sont, pour leur part, tout de suite engagés dans le mouvement de soutien aux étudiants. Ils avaient tous pris position contre la répression des étudiants. Même l’Union nationale des travailleurs du Sénégal (Unts), la centrale proche du gouvernement, l’avait fait. Elle avait même lancé un appel à la concertation entre tous les syndicats. Le nôtre, le Spas, après une  assemblée générale, prit la décision de s’associer aux protestations et de répondre favorablement à l’invitation de l’Unts, centrale  dont nous n’étions pas membres en raison de sa proximité avec le gouvernement. Par la même occasion, le syndicat nous désigna Maguette Thiam, ancien secrétaire général du Pit et moi-même, pour le représenter et accompagner notre secrétaire général Séga Seck Fall à la réunion qui devait se tenir à la bourse du travail  alors située à la Rue Escarfait. Celle-ci fut présidée par Alioune Cissé, alors l’un des secrétaires généraux de l’organisation, le second étant Doudou Ngom. Etaient présents  d’autres syndicats affiliés ou non à l’Unts. Les seuls dont je me souviens étaient ceux, des instituteurs (Suel) dirigé par Iba Der Thiam, de la santé représenté par le professeur Iba Mar Diop (qui n’était pas encore à l’Université) le docteur Blondin Diop et je crois, si mes souvenirs sont exacts, Bakhao Seck, futur membre de la Ligue démocratique (Ld) et dirigeant  du Syndicat unique des travailleurs de la santé (Sutsas).

Lors de cette réunion, il fut mis  sur pied, une coordination, coiffée par l’Unts, qui ressemblait un peu à ce que l’on appelle aujourd’hui une «intersyndicale». A partir de ce moment, nous nous réunissions alors  tous les après-midi à partir de 18 h, à l’étage de la bourse. Chaque jour, pendant que nous nous réunissions à l’étage, la section régionale ou de Dakar de l’Unts (je ne me souviens pas de sa dénomination exacte) tenait ses réunions  dans la cour du rez-de-chaussée, d’où nous parvenaient les échos des interventions enflammées, fortement applaudies, en particulier celle du secrétaire général qui était très éloquent. Je ne sais plus de qui il s’agissait, peut-être était-ce Madia Diop ? A l’unanimité, les orateurs demandaient la grève générale immédiate.

GREVE GENERALE ET ASSAUT DE LA BOURSE DU TRAVAIL PAR  LA GENDARMERIE

C’est dans ces conditions que la grève générale fut finalement  décidée par l’intersyndicale et immédiatement mise en exécution. Le jour des événements (le 28 mai) elle était  totale dans tout le  pays. Les  travailleurs, qui devaient se rassembler à la bourse du travail, avaient commencé à converger vers elle. Il n’y avait pas de moyens de transport mais, déterminés, les gens se débrouillaient pour venir. En montant sur Ouakam, avec ma voiture, à la  recherche de Maguette Thiam, qui avait tardé à se présenter à la réunion de l’intersyndicale qui devait se tenir, sans doute parce qu’il n’avait pas trouvé de moyens de transport, j’ai alors croisé des  masses de gens  qui s’acheminaient à pied vers  la bourse. Beaucoup d’entre eux  ainsi que quelques dirigeants syndicaux, parmi lesquels celui que j’étais allé chercher,  n’auront pas le temps d’arriver à destination.

En effet, très peu de temps après mon retour à la bourse devant laquelle se trouvait déjà une foule immense, les grenades ont commencé à tonner. Ayant déjà commencé la réunion à l’étage, et le temps que nous nous précipitions à la  fenêtre pour voir, il n’y avait plus personne dans la rue mais des chaussures de toutes sortes (rires), jonchaient en grande quantité le pavé. La rue dégagée, les gendarmes alors dirigés par un ami aujourd’hui disparu, entreprirent de monter vers nous. Nous entendîmes alors le bruit impressionnant de leurs bottes dans les escaliers. Il y eut parmi nous un début de panique tout de suite stoppé par Alioune Cissé, le secrétaire général de l’Unts, un homme pondéré, digne, courageux.

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Après avoir rétabli le calme, en très peu de mots tout à fait pertinents, il nous  a invités à les attendre dignement, assis autour de la table. C’est ainsi qu’ils nous ont trouvés après avoir défoncé à grand bruit et à coups de crosse la porte qui, si mes souvenirs sont exacts, n’était d’ailleurs pas fermée à clé. La porte tombée, le premier entré, avec une nervosité extrême, tremblant, braqua sur nous son pistolet et nous demanda de lever nos mains en l’air, ce que nous fîmes, comme au Far West. Commencèrent alors les insultes, les gifles et autres poussées avec le bout du fusil pour nous faire descendre rapidement les escaliers.

ARRESTATION ET DEPORTATION DES SYNDICALISTES ET DES EMEUTIERS

Une fois  dans la rue, les coups de pied prirent le relai pendant qu’on nous acheminait en colonne vers les véhicules qui, pour notre malheur, étaient garés très loin. Un gendarme s’était particulièrement acharné sur Séga Seck Fall qui, en réponse, lui avait dit à haute voix  qu’il fera tout pour le retrouver un jour. Nous fûmes aussitôt séparés. Les principaux dirigeants furent envoyés immédiatement par avion à Dodji au Djolof, tandis que nous autres nous étions déposés sur l’immense terrain (de sport, je crois) de la gendarmerie où nous sommes restés assis à même le sol, au soleil jusque dans l’après-midi. Pendant que nous étions dans cette position, les travailleurs dégagés de la bourse, avaient déclenché l’émeute. Celle-ci  se répandit par la suite,  rapidement, dans la ville et dura toute la journée et une partie de l’après-midi. Nous en avions un écho car nous entendions le bruit des grenades qui éclataient sans arrêt dans différentes parties de la ville. A un moment donné le bruit est même venu de derrière le mur d’enceinte du stade de la gendarmerie où nous nous trouvions. Des camions venaient sans cesse déposer des manifestants arrêtés tandis qu’un hélicoptère  descendait et repartait sans arrêt, après avoir chargé des caisses de grenade.

A un moment donné, un officier excité du Gmi, est venu nous insulter et pointant son arme vers nous, il nous dit que nous méritions d’être fusillés. Vers 18 heures, de vieux camions militaires sont arrivés et  nous ont transportés, en un très long cortège, vers une destination que nous ignorions alors. Nous étions entassés, assis à même la plateforme des camions, entourés par des gardes assis sur les rebords, les fusils pointés vers nous. Je me souviens qu’à un moment donné, un des prisonniers, banquier de son état dans ma propre banque, ayant un canon de fusil chargé trop prêt de sa tête, l’a écarté de sa main. Malheur à lui car l’élément du Gmi se mit à l’insulter et posa alors carrément le bout de son fusil sur sa nuque et cela jusqu’à notre arrivée à Thiès qui était notre destination finale. Nous en  avons ri plus tard lui et moi, qui, en souvenir de notre commune aventure, nous appelions mutuellement «la classe», chaque fois que nous nous rencontrions dans la banque.

INCARCERATION ET CONDITIONS DE VIE AU CAMP DU GMI A THIES

A Thiès, où nous sommes arrivés alors qu’il faisait nuit, on nous a conduits à la grande caserne du Gmi. Avant de descendre, nous  avions dû attendre, pendant des heures, au fond des camions, qu’un grand hangar, qui servait habituellement de débarras, soit vidé des nombreux objets qui s’y trouvaient. C’est ainsi que nous avons passé notre première nuit à même le sol et dans la poussière dans ce lieu non balayé. Le matin, quelques miches de pain, envoyées par la population, si mes souvenirs sont exacts, nous ont été distribuées. Dans la journée, le professeur Bouna Gaye, membre de notre syndicat, alors en service à Thiès, est venu aux nouvelles. Après nous avoir identifiés, il a aussitôt organisé notre ravitaillement. Pendant tout le temps que nous avons été à Thiès, nous avons eu nos trois repas, reçu des nattes et autres commodités. Il en fut de même pour d’autres détenus qui avaient alerté leurs parents et relations à Thiès.

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Je ne me rappelle pas que l’administration ait participé à la nourriture des détenus. Ce qui est sûr, c’est que tout le monde mangeait à sa faim, je crois. Nous nous étions, par ailleurs, organisés pour les besoins de notre séjour carcéral et avions fait de notre doyen, le docteur Blondin Diop, notre représentant auprès de l’administration du camp. Il s’en était fort bien acquitté. Constamment sur la brèche vu qu’en tant que médecin, il assistait également les blessés et les malades.

Tout allait bien sauf que quelques personnes n’arrivaient pas à supporter l’incarcération et le manifestaient de plusieurs façons. Au bout de quelques jours, un officier français (je dis bien français) est venu recenser les détenus et relever les identités. Lorsqu’il en est arrivé à moi et que j’ai décliné ma profession de professeur d’université, je me souviens qu’il avait secoué la tête d’un air de désapprobation de ce qui s’était fait. Nous avions un peu discuté et il m’avait demandé pourquoi tant de cadres avaient participé aux manifestations, ce que je lui avais expliqué.

RETOUR A DAKAR ET NOUVELLE INCARCERATION AU COMMISSARIAT CENTRAL

Après son passage et après plusieurs jours passés à Thiès, certains d’entre nous ont été extraits, mis dans un car et conduits à Dakar. Il s’agissait en réalité de tous les cadres (professeurs, médecins, ingénieurs, banquiers et autres) qui avaient été identifiés par l’officier. A Dakar, nous avons été à nouveau incarcérés, cette fois au commissariat central, plus exactement en face, dans une salle se trouvant au fond de la brigade des accidents actuelle. Nous avions pu joindre nos familles, mais elles ne pouvaient pas nous rendre visite, tout juste avaient-elles la possibilité de nous envoyer nos repas, du matériel de couchage et autres choses dont nous avions besoin. Seul le professeur Cheikh Anta Diop avait pu nous rendre visite, au docteur Blondin Diop et à moi-même, ce qui nous avait beaucoup réconfortés. Nous sommes restés là quelques jours puis nous avons été libérés  ainsi que tous ceux qui avaient été arrêtés.

LE DENOUEMENT

Ce qui s’est passé entretemps est connu. Entre autres choses, le second secrétaire général de l’Unts, Doudou Ngom, qui était en mission à Genève, est revenu et a levé le mot d’ordre de grève générale. Ensuite, il y a eu des négociations entre le gouvernement et les syndicats de travailleurs puis les organisations d’étudiants. Pour ne m’en tenir qu’au système d’enseignement, tous les écoles et établissements secondaire restant fermés, quelques élèves brillants, dont feu Sémou Pathé Guèye, ancien responsables du Pit, furent envoyés passer le bac en France, cela afin de leur permettre de s’inscrire dans une grande école à la rentrée.

Pour les autres, il fut organisé, en octobre, la fameuse session unique et orale du baccalauréat pour laquelle j’avais eu à interroger en philosophie des élèves du lycée Gaston Berger de Kaolack. Un professeur de médecine rencontré récemment m’a rappelé l’avoir interrogé en cette occasion. L’université étant également fermée, l’année universitaire fut blanche. Toutefois, elle redevint fonctionnelle à la rentrée suivante, amputée cependant d’un certain nombre de départements parmi lesquels le mien, le département de sociologie. Ses professeurs français, le Doyen Louis Vincent Thomas, à qui il  n’avait jamais été pardonné le rôle qu’il avait joué pendant les événements, et l’anthropologue, Jacques Lombard, furent rapatriés tandis que ses étudiants étaient envoyés en France. Quant à moi, le rescapé je fus…. tous comptes faits, je préfère m’en arrêter là car, pour parler comme l’écrivain Rudyard Kipliing (terminant une histoire qui aurait pu rebondir), je dirai que «Ceci, c’est une autre histoire».

 

Pr.  Boubakar LY

A la retraite

Département de sociologie

Flsh-Ucad de Dakar

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