À l’occasion du 49ème anniversaire de Mai 68 à Dakar, je voudrais rendre un vibrant hommage à toutes les victimes de la répression de Mai 68 et post 68, ces héros de notre ordre démocratique actuel. Ils ont tant rêvé de vivre dans un monde plus juste et plus équitable. Ils ont tant rêvé du Grand Soir : rêve fondé sur une nouvelle utopie créatrice d’une République sociale et fondatrice de la liberté pour le peuple acteur de sa propre histoire.
Ils ont payé l’impôt générationnel pour que vivent « la démocratie nouvelle, la justice sociale et le développement partagé ».
Je dédie ce témoignage aux milliers de jeunes élèves et étudiants africains, parmi lesquels des sénégalais, béninois, maliens, mauritaniens, nigériens, guinéens et burkinabé, massivement arrêtés et « parqués dans des camps militaires (les camps Archinard et Mangin).
Hommage aux jeunes des quartiers de Reubeus, Médina, Gueule Tapée, Fass, Colobane, Grand-Dakar, Usines Niari Tally, Hann-Yarak, Pikine, Sicap et autres » qui ont imprimé au mouvement sa trajectoire radicale.
Hommage aux groupes de la nouvelle gauche « post soixante-huit » qui ont inscrit dans l’histoire politique contemporaine du Sénégal une nouvelle dynamique basée sur la critique anti-bureaucratique des appareils politiques et anti capitaliste.
Hommage aux pères dominicains du Centre Lebret qui ont apporté un soutien au mouvement durant les journées de braise et surtout dans la période critique post soixante-huit, plus particulièrement à la suite des grèves de mars à mai 1969.
Enfin, hommage au camarade Issa dit Jo Ouakam que j’ai connu sur les barricades, durant l’occupation de l’Université de Dakar en mai 68, déguisé en Che Guevera et clamant l’épopée de la révolution cubaine.
C’est Jo Ouakam qui m’a fait connaître Oumar Blondin Diop, cet illustre révolutionnaire mort dans les geôles de Senghor. Notre rencontre eut lieu le soir de ma première journée de liberté et au sortir de six mois d’emprisonnement à la sinistre Maison d’Arrêt de Rebeuss sous le coup de l’article 80 « pour de soi disant actes et manœuvres de nature à compromettre la sécurité de l’Etat et jeter le discrédit sur les institutions de la République ».
Mai 68 ou l’émergence d’une révolution sociale et culturelle au Sénégal
De par son ampleur et sa dynamique de critique radicale des rapports de domination et d’étouffement des libertés, Mai 68 reste le plus grand mouvement politique et social de l’histoire du Sénégal.
Le mouvement renseignait sur les inégalités sociales décodées par les « soixante huitards » comme des inégalités de classes.
Etudiants et élèves, ouvriers et agents des secteurs publics de l’éducation et de la santé, travailleurs de l’administration centrale, jeunes chômeurs des quartiers populaires étaient tous dans la rue et sur les barricades participant dans un mouvement synchronisé et innovant à la plus grande contestation politique, sociale et culturelle de l’histoire du Sénégal.
Naissance de la Génération de « l’utopie révolutionnaire pour le changement de société ici et maintenant »
En octobre 1978, je soutenais mon mémoire de Maîtrise de Sociologie à l’Université Paris VIII (Vincennes). A l’entame de la partie introduction de ce mémoire, je renseignais sur ce que Mai 68 représenta pour ma génération qui sortait tout juste de l’adolescence. Il nous a permis de découvrir l’Etat répressif mais aussi la résistance populaire sans « parti ou organisation politique parrains » avec, comme repères, les épopées glorieuses de « la Sierra Maestra , la Longue Marche de la Révolution chinoise, Dien Bien Phu au Viet-Nam, la Commune de Paris, la Révolution russe d’Octobre 1917, les révolutions africaines émergentes de Guinée Bissau et du CapVert, de l’Angola et du Mozambique ».
Orpheline des partis de la gauche de l’époque, notre génération a été profondément marquée par son entrée en première ligne dans la résistance contre la répression du mouvement populaire par le pouvoir néo-colonial de Senghor. Ce pouvoir qui s’était délesté de son courant progressiste que représentait le « groupe » de Mamadou Dia ancien Président du Conseil arrêté en 1962 et condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.
Notre génération a été marquée par l’embastillement (au Camp pénal) des patriotes tels que Feu Charles Gueye (symbole du militantisme révolutionnaire de la période ante 68), Abdoul Baila Wane ( ex-Gouverneur et ex membre du Cabinet de Senghor) et les autres détenus politiques parmi lesquels des officiers de l’Armée et des partisans du Président Mamadou Dia.
Le pouvoir qui avait entamé sa réorganisation politique pour reconstituer un bloc hégémonique (récupération et intégration du PRA dans l’UPS et le Gouvernement) réprima le mouvement de Mai 68.
La répression ne pouvait à elle seule venir à bout du plus vaste mouvement politique et social de remise en cause de la légitimité du régime. Le pouvoir recula et céda en libérant les étudiants, les élèves et les dirigeants syndicalistes de l’UNTS, dont certains avaient été arrêtés et déportés à l’intérieur du pays.
Des négociations eurent lieu et des accords conclus pour satisfaire les principales revendications des travailleurs ( hausse des salaires) et des étudiants partis en grève suite à la décision du Gouvernement de fractionner leurs bourses.
Le pouvoir tira rapidement les leçons de Mai 68 pour sa survie à moyen et long terme. Il entreprit des réformes dans les secteurs économiques pour reconstituer une base sociale autre que la paysannerie, les classes féodales et la bourgeoisie compradore. A cet effet, il entreprit le contrôle politique sur le mouvement des travailleurs par la dissolution de l’UNTS et la création de la CNTS affiliée au parti au pouvoir.
Malgré toutes ses tentatives, la vitalité du mouvement demeura et la lutte contre le pouvoir néo-colonial trouva en Mai 68 une légitimité sans précèdent portée dans sa radicalité par la « Génération des barricades ».
En effet, le mouvement populaire réel en contestant la légitimité de l’Etat servit de puissant et irréversible détonateur d’une sorte de « révolution culturelle » qui posait les actes de l’émergence d’une nouvelle éthique libertaire au Sénégal articulée autour des processus de remise en cause de l’Etat, de la société et de la famille dans ses rapports d’autorité répressive.
Cette remise en cause visa également la gauche traditionnelle. L’incapacité de cette gauche à traduire le soulèvement populaire en prise de pouvoir « par le peuple et pour le pouvoir » montra ses limites à assurer le leadership dans la direction politique du mouvement. Dès lors, l’exigence d’une nouvelle offre politique de gauche fondée sur « l’utopie révolutionnaire » faisait jour.
Face aux institutions traditionnelles et officielles de la société civile (au sens de Gramsci) et parallèlement aux institutions de l’Etat, le vent de la contre culture soufflait impétueusement.
La norme sociale de la génération de Mai se fondait sur la rupture avec la domination de l’Etat « hégémonique » au service de l’impérialisme et de la bourgeoisie compradore, rupture avec l’autoritarisme du Parti –Etat, les relations autoritaires et féodales au sein de la famille et de la société sénégalaise, le monopole de l’information par l’Etat et la culture propagandiste régentée par la pensée unique.
La norme sociale de cette génération « exceptionnelle » c’est aussi la rupture avec l’Ecole de la colonisation et le mode autoritaire d’administration de cette l’école plus tournée vers la sélection de cadres et de catégories de personnels garants des intérêts du néo-colonialisme.
La contestation de l’art et de la culture occidentale a permis à cette génération de brûler les stars de la musique et du Show Biz d’aliénation culturelle des années 60 médiatisées par le magazine ‘Salut les Copains ». C’était la fin des « rôle model » comme Brigitte Bardot, Johnny Halliday, etc…. Ils ont été remplacés par les héros de la révolution cubaine (Che Guevarra), de la longue marche (Mao), de la révolution vietnamienne ( Ho-chi-Ming et Van Giap), Kwamé Krumah, Frantz Fanon, Pratice Lumumba, Cabral, les leaders de l’Union des Populations du Cameroun(UPC), etc.
Les seules œuvres artistiques qui comptaient pour cette génération étaient des créations engagées réhabilitant les masses populaires et annonçant le « Grand soir ».
Les tenues vestimentaires reprenaient les « anangos » de Mom sa Rew de l’époque de la splendeur du PAI et surtout la tenue Guevariste « la vareuse en plus des chaussures montantes clarks », et plus tard la mode Black Power et Black Panther( afro) avec Stokely Carmichael, Angela Davis, Rap Brown …etc. Les jeunes filles commencèrent à arborer les « jean et les vareuses ».
De ce nouveau mouvement contre culturel naquirent des clubs qui ont su utiliser l’art (théâtre, musique, poésie) pour maintenir la mobilisation dans les quartiers et éduquer le peuple à briser les chaînes de la domination. Ces clubs avaient pour noms Africa (basé à la Sicap-Dieuppeul), Frantz Fanon (HLM) et David Diop (Médina).
En réprimant le mouvement populaire, l’Etat s’est discrédité vis-à-vis du peuple et surtout de sa jeunesse d’avant-garde constituée de lycéens, d’étudiants et des jeunes des quartiers populaires.
L’alternance générationnelle s’est opérée au cœur des barricades érigées par les étudiants, les élèves et les jeunes des quartiers populaires. Les concessions faites par l’Etat aux différents secteurs du mouvement n’a pas réhabilité le pouvoir. Mai 68 a marqué le début du processus de l’effritement de l’hégémonie de l’idéologie dominante néo coloniale. Le baptême politique de cette génération, relayée par d’autres générations, dont celle de 1988, a eu lieu autour des concepts tels que :
– « Pour que meurt le verbe et que naisse l’action » ;
– Tout le pouvoir au peuple et par le peuple ;
– Indépendance économique réelle ;
– Ecole au service du peuple ;
– A bas le régime dictatorial néo colonial de Senghor ;
– Dehors les troupes d’occupation française ;
– Vive l’Etat au service du peuple, vive l’Etat démocratique et populaire ;
– La garantie des libertés politiques et syndicales ;
– La nationalisation des secteurs clé de l’économie sénégalaise ;
– La démission du régime de démission nationale de Senghor ;
– Pour une politique de promotion de la culture africaine et l’institutionnalisation des langues nationales à l’école.
Cette génération n’entendait plus que cela et prolongea sa révolte dans l’action politique et la recomposition du mouvement populaire de lutte sur la mémoire de succès de Mai 68.
C’est ainsi qu’est né en 1969 le mouvement maoïste au Sénégal autour de modalités organisationnelles souples (des cellules de quartiers coordonnées par un simple mécanisme de conférence des délégués désignés au sein des cellules) qui, malgré la clandestinité, permettaient la libre expression démocratique et les débats de ligne sur la base de motions présentées – exemple du Mouvement de la Jeunesse Marxiste Léniniste( MJLM) qui organisa son congrès de clarification de lignes et d’orientation stratégique sur la plage de Malika.
La mémoire de Mai 68 propulsa de nouveaux mouvements de lutte avec l’apparition d’autres organisations de la gauche, dont le groupe qui passa à l’action directe pour s’opposer à la première visite officielle au Sénégal de Georges Pompidou (ex président de la République française). Le groupe fut durement réprimé et certains de ses membres condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité.
Le combat pour la démocratie fut aussi marqué par cette mémoire de Mai 68 qui a régénéré le mouvement national démocratique avec comme partis nouveaux porteurs : le RND qui prit le leadership dans l’achèvement de la revendication pour une démocratie politique totale au Sénégal, et le PDS qui assuma, jusqu’à l’alternance politique survenue le 19 MARS 2000, le leadership dans les luttes (politiques) de masse contre le régime héritier de l’UPS.
Que sont devenus les soixante-huitards ? Quels rôles ont-ils joué dans la recomposition politique au Sénégal ? Que sont devenues les idées de Mai 68 ? Le débat reste ouvert !
Mamadou WANE, dit Mao est sociologue
maowane@gmail.com