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L’esthétique Du Pagne Tissé Chez Pap Badiane

On connaît Pap (Alioune) Badiane à travers ses fonctions d’enseignant en art visuel, de directeur des Arts et de critique d’art. Mais, on le connaît moins en tant qu’artiste. Pourtant, c’est un artiste incontestable. Major de la promotion de 1973-1978 de l’École nationale supérieure des Beaux-arts de Paris, Pap Badiane rentre au Sénégal en 1979. Il commence à enseigner la couleur à l’École nationale des Beaux-arts de Dakar. Léopold Sédar Senghor avait réformé la formation artistique à travers l’École nationale des Beaux-arts et l’École normale supérieure d’éducation artistique ; deux établissements créés en 1979 et qui étaient sous une même direction. Claude Chaigneau, le directeur, devait partir. C’est là que Pap Badiane a été propulsé à la direction en 1981. En 1986, il sera affecté aux Manufactures sénégalaises des arts décoratifs de Thiès pour un autre challenge. Il s’est impliqué dans différents projets comme les Grands prix du président de la République pour les Arts, la Biennale de Dakar, le Mobilier national, le Commissariat aux expositions d’art à l’étranger… C’était le début d’une carrière administrative difficile à interrompre. Mais, pendant tout ce temps, il n’a jamais arrêté de créer. Guettant la fin de la carrière administrative, survenue en 2008, il envisage non seulement de reprendre et d’amplifier la création, mais aussi d’approfondir la réflexion.

La première exposition individuelle de l’artiste plasticien Pap Badiane a eu lieu du 15 mars au 15 avril 2018 au musée Théodore Monod d’art africain. Il nous revient, dans le cadre de la Biennale de l’art africain contemporain de Dakar, pour exposer une partie des œuvres de cette collection au Monument de la renaissance africaine du 03 mai au 02 juin 2018. Intitulées « Expressions plurielles et identité », ces deux expositions ont regroupé ses travaux de recherche à l’École nationale des Beaux-arts de Paris et des créations récentes sur la peinture, la tapisserie et le « rabal » ou pagne tissé.

Pap Badiane a toujours fait des maquettes avant de commencer un tableau, mais il va au-delà de la maquette, même si cette dernière peut se suffire pratiquement à elle-même comme œuvre d’art. Après la maquette, il réalise ensuite l’œuvre en peinture avant de passer au « rabal » et à la tapisserie. Une pratique novatrice et audacieuse. De la maquette, naissent ainsi successivement trois autres créations. Aujourd’hui, nos jeunes artistes ne font plus de croquis ou de maquettes. Or, ce travail préparatoire de recherche est très important et permet à l’artiste d’entrer réellement dans le traitement du sujet et ses différentes facettes. La réalisation d’une œuvre nécessite à l’artiste de passer par plusieurs étapes qui vont déterminer la qualité de l’œuvre finale. Et la maquette ou le croquis lui permet de dégager les grandes lignes de la future œuvre.

Pap Badiane est très inspiré par le pagne tissé dont l’origine remonte en Égypte, 3000 ans avant J.-C. C’est un héritage des pharaons. Après l’Égypte, la culture du pagne tissé a été adoptée par les rois d’Afrique noire. Aujourd’hui, il est intégré dans nos habitudes vestimentaires et suscite chez des stylistes et plasticiens un grand engouement. Toutefois, au-delà de sa fonction principale d’habillement, le pagne tissé a un rôle socioculturel important dans les sociétés africaines. Au Sénégal, par exemple, il accompagne la personne durant toutes les étapes clé de sa vie : de la naissance à la mort en passant par le baptême, la circoncision, le mariage. À sa naissance, le nouveau-né est enveloppé dans un pagne tissé qui sera sa première couverture et qui servira à la mère pour le porter sur son dos. Il est ainsi protégé contre les mauvais esprits. La nouvelle mariée est conduite au domicile conjugal couverte d’un pagne tissé. Un rituel qui permettra, selon nos croyances, de donner au nouveau ménage toutes les chances de réussite. Le mort est recouvert du pagne tissé avant l’enterrement.

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Au-delà de cette fonction d’habillement et de couverture, Pap Badiane veut attirer l’attention sur le volet esthétique qui n’est pas très bien perçu. On voit le travail du tisserand, le fonctionnement de son produit dans la société, on accepte même une forme d’élégance dans le port du pagne tissé, mais on ne va pas jusqu’au bout pour décrypter l’esthétique restituée par les couleurs, les formes, les traits, les lignes et croisements. Et c’est ce à quoi Pape Badiane a abouti. Il ne décrit pas, il met en exergue l’esthétique du pagne tissé que, peut-être, on ne voit pas dans l’immédiat, mais dont on sent l’existence parce que le caractère précieux vient de là. Quand un enfant vient au monde, c’est le pagne tissé qui le reçoit ; en cas de mariage, l’épouse est couverte par le pagne tissé ; au moment de l’initiation, le pagne tissé est toujours là et nous accompagne de la naissance à la mort. Pap Badiane a voulu apporter cette plus-value, ce regard de l’artiste d’art visuel pour montrer qu’en réalité, par-delà l’usage, par-delà le caractère fonctionnel et social, il y a toute une esthétique qui est derrière. Et faire maintenant la jonction avec ses signes, ses tableaux, voilà ce qui fait que sa démarche lui permet, à partir d’une maquette, de faire faire un « rabal ».

C’est par une volonté d’originalité et de créativité qu’il a rencontré l’esthétique du pagne tissé. En réalité, les pagnes tissés dans sa pratique artistique sont le résultat d’une longue recherche sur les signes. Il y retrouve une esthétique forte et en même temps cette préoccupation d’enracinement dans ses valeurs africaines. Ses créations relatent plusieurs formes d’expression. Mais, au-delà de cette démarche plurielle, on retrouve l’identité d’une seule personne avec différentes formes de pratiques artistiques. En traitant le même sujet sur plusieurs formats, Pap Badiane veut dépasser ce principe de s’en tenir à une œuvre originale. Une œuvre a plus de valeur lorsqu’elle peut générer d’autres œuvres. C’est cette fonction-là qu’il donne à la maquette. Mais, avec la peinture, il va au-delà de la maquette et représente des formes qu’il ne peut pas faire avec la maquette. Après la peinture, il passe au « rabal » qui, avec toute la richesse du pagne tissé, apporte autre chose.

Le Baptême

Dans cette œuvre intitulée « Le Baptême », il part d’abord d’une maquette où il représente un enfant, une maman et un marabout qui préside à la séance du baptême. L’œuvre est reproduite en peinture et en « rabal ». La peinture apporte autre chose de plus que ni la tapisserie ni le « rabal » ne peuvent montrer. Pap Badiane peint à l’acrylique qui lui permet d’augmenter la stabilité des couches.  Il peint aussi sur du bois marouflé avec du tissu. La maquette représente le destin du bébé avec des pas esquissés, mais la version peinture permet un autre traitement de ces pas. Et au niveau des figures, l’artiste a choisi la posture qui permet la meilleure lecture de la figure par rapport au sujet qu’il veut traiter. Par exemple, dans la maquette, on voit cette main du marabout, prête à être posée sur la tête de l’enfant pour réciter des prières et donner un prénom au bébé. La scène du baptême, les formes, les signes, les couleurs et les lignes en diagonales donnent à cette œuvre une expressivité exemplaire.

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Momie-Chrysalide, hommage à Cheikh Anta Diop

Le pagne tissé est un héritage culturel négro-pharaonique et il contribue fortement au développement de l’art contemporain africain. Dans « Momie-Chrysalide, hommage à Cheikh Anta Diop », les lignes, les traits et les motifs rappellent les hiéroglyphes et les pyramides égyptiennes. Le morceau de Chrysalide va à la rencontre du caractère plastique de l’héritage en question. Daouda Diarra, artiste plasticien et ancien directeur des Arts, analysant cette œuvre de Pap Badiane dans un article intitulé « Au commencement était le trait », écrit très justement : « Les lignes y sont des signes qui rappellent l’ordonnancement des hiéroglyphes. Des motifs décoratifs, caractéristiques de la très esthétique civilisation négro-égyptienne, y figurent par endroits. Ces mêmes lignes, ailleurs, tracent des pyramides. L’environnement coloré fait état de tons variés, certes contrastés, mais l’ensemble baigne dans une sorte d’auréole harmonieuse ».

L’artiste traite ainsi diversement son sujet à partir d’une maquette, en pagne tissé, en tapisserie des Manufactures sénégalaises des arts décoratifs et en tableau de peinture. Les deux œuvres sont d’une densité picturale très forte et d’une grande plasticité. Les formes sont bien stylisées et raffinées avec une palette chromatique bien riche en tons et nuances.

Les variations graphiques et chromatiques sont très rythmiques. Les couleurs, les lignes, la lumière, les ombres, les pleins et les vides, tout est rythmique dans ce travail. C’est que, pour l’artiste, la création  consiste d’abord à composer des rythmes. C’est le rythme qui traduit la signification profonde de son œuvre.

Dans le travail de tapisserie, il y a quelque chose d’intéressant qui mérite d’être retenue : c’est qu’en donnant la maquette aux manufactures l’artiste a demandé à ce qu’un espace soit réservé et sur lequel il va apposer le « rabal ». C’est une première rencontre entre le « rabal » et la tapisserie. C’est très intéressant comme esprit de recherche.  C’est une démarche plurielle qui lui permet de visiter d’autres formes d’expression. On peut bien envisager un format encore plus grand sous forme de mosaïque sur un bâtiment ou sous forme de sculpture à partir de l’esquisse. Voilà l’esprit de la démarche de Pap Badiane : au-delà de la maquette qui est au-delà de l’esquisse, il est possible, sur le même sujet, d’aller vers d’autres horizons sans forcément dévaloriser le travail de l’artiste. La maquette d’une tapisserie a toujours sa valeur même lorsqu’elle est tissée ou peinte.

L’artiste donne ainsi au « rabal » une grande importance dans ses créations. Après avoir fait l’esquisse et l’agrandissement, il réserve les espaces sur lesquels il doit mettre les morceaux de « rabal ». Il fait acheter ensuite sur le marché les pagnes susceptibles de répondre à son projet. Il fait appel à un styliste, lui montre la configuration de chaque espace, et c’est ce dernier de coudre après avoir élaboré les patrons correspondant aux espaces ainsi définis. Le styliste a d’abord un modèle, mais c’est l’artiste qui fait l’agrandissement. Il y a la maquette, il fait l’agrandissement sur les dimensions que devraient avoir le « rabal », un peu comme les tapisseries. Maintenant les grandes lignes de la maquette se retrouvent sur cet agrandissement et les subdivisions vont donner des morceaux de pagne tissé. Cette démarche artistique lui permet de montrer l’importance de ce que la maquette peut apporter. La maquette, c’est d’abord sa source d’inspiration, sa source de travail et donc, selon les idées, les opportunités, il peut aller très loin avec elle.

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Avec les différentes expressions d’une même œuvre (maquette, tableau de peinture, tapisserie, « rabal », etc.), on peut penser que Pap Badiane fait de la surcharge. Mais, avec cette esthétique du pagne tissé, on ne peut pas en parler. Il y a une progression de la maquette à la tapisserie en passant par le « rabal » et le tableau de peinture. Il faut comprendre ainsi la pluralité de sa démarche artistique. Il sait bien composer et équilibrer, mais avec l’esthétique du « rabal », c’est une volonté obstinée de faire en sorte que son travail pictural et graphique rencontre le pagne tissé.

Le travail de Pap Badiane tire sur le cubisme synthétique, cette volonté de représenter l’objet à travers ses traits essentiels : synthétisation de la forme, de l’échelle, de la surface et de la couleur. Il maîtrise parfaitement la composition d’une œuvre d’art, c’est-à-dire la manière dont il faut subdiviser la surface de cette dernière. C’est cette subdivision qui lui permet de faire ses compositions, après avoir opté pour l’aplat. Il y a plusieurs manières de poser la couleur : sur une surface animée ou non. Mais, Pap Badiane, lui, préfère l’aplat animé avec la ligne droite, parce qu’il y a une résonnance harmonieuse entre l’aplat qui est une pose pratiquement silencieuse de la couleur sur la surface. Il y a également la ligne droite qu’il accomplit d’une autre position. De même, il y a une concomitance heureuse entre les deux formes de pose du trait et de la couleur. Il fait de l’aplat animé avec de la couleur sous forme de trait et les croisements vont aller vers le pagne tissé. En fait, c’est le résultat de sa démarche sur le plan graphique et sur celui de la couleur qui rejoint l’esthétique du pagne tissé qu’il voudrait mettre en exergue à travers son expression. Pap Badiane subdivise, il compose dans la composition, il anime. Et dans l’animation, il débouche sur l’esthétique du pagne tissé.

L’œuvre de Pap Badiane est, pour parler comme Senghor, comme ce choc qui nous ébranle dans le rythme du tam-tam cérémonial africain. Elle témoigne de la diversité et de la profondeur de son art et exprime la transfiguration plastique du spirituel, la puissance du signe et de la couleur.

 

Pr Babacar Mbaye DIOP

Critique d’art

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