L’actualité est marquée par ces deux événements qui m’inspirent cette réflexion. L’un national avec la mort de Bruno Diatta, l’autre international avec la polémique autour du choix porté par le Président Américain Donald Trump sur le juge Kavanaugh pour siéger à la Cour Suprême des Etats-Unis. Ces deux événements, géographiquement très éloignés et aussi contextuellement opposés, sont tous deux, des manifestations du fonctionnement d’un Etat. Dans ce cadre, la conviction que je souhaite partager, est que la fonction étatique n’est pas une sinécure, qu’elle s’adosse sur de grands principes de vie communautaire dans le cadre normé de la République, qu’elle est un sacerdoce, une vie de soumission volontaire à un code, bref, qu’elle est tout de culte du mythe étatique.
Au Sénégal il s’agit de rendre hommage à un fonctionnaire d’une exceptionnelle exemplarité, de l’autre côté de l’Atlantique, c’est plutôt la mise en cause de la moralité d’un appelé à une des plus hautes fonctions de l’Etat fédéral américain. Deux manifestations de la marche d’un Etat républicain mettant en exergue la primauté du droit sur toute autre considération (B) et les qualités essentielles d’éthique devant caractériser ses agents (A).
Les leçons de qualités éthiques des agents de l’Etat
Les adjectifs des plus élogieux ont manqué pour qualifier celui qui a été appelé «L’Esprit du Palais» de par sa longévité à la tête du protocole de tous les quatre Présidents qui se sont succédé à la tête du Sénégal depuis l’indépendance. Sans me hasarder dans une description du caractère personnel de chacun d’eux, de peur de verser dans un jugement de valeur qui est d’essence subjective, je relève toutefois, et très certainement avec le commun des Sénégalais, que nos quatre présidents ont révélé quatre personnalités nettement différentes.
Pourtant, Bruno Diatta a su ‘’composer’’ avec chacun d’eux dans une remarquable finesse. Devant sa dépouille mortelle et la foule venue lui rendre un dernier hommage avant qu’il soit rendu à la terre, le président de la République a, dans un ton des plus solennels, témoigné que «la Nation est frappée au cœur, parce que le ministre Bruno Diatta était un homme de synthèse. Il symbolisait si bien ce qui nous unit et nous rassemble, par-delà nos différences et nos diversités». En magnifiant les qualités de son chef du protocole, il établit un lien entre la Nation, l’Etat et la République, qui ne se bâtissent et se développent qu’avec des fonctionnaires comme Bruno et, en reprenant la même formule, le Président Macky Sall insistera dans l’affirmation que «…l’Etat et la République sont frappés au cœur avec la disparition du ministre Bruno Diatta».
La vie de ce fonctionnaire émérite illustre parfaitement les éléments fondamentaux autour desquels sont articulés les cours d’éthique et déontologie dont j’ai la charge au profit des futurs cadres militaires : le triptyque, Foi-Traditions-Lois. Au-delà du fonctionnaire ou agent de l’Etat, tout être raisonnable doit se poser la question de savoir, que serait une vie non fondée sur une foi religieuse comprise, des valeurs traditionnelles ancrée et des règles de vie en société (lois) bien acceptées ?
Kant disait que «la morale conduit immanquablement à la religion, s’élargissant ainsi jusqu’à l’idée d’un législateur moral tout-puissant, extérieur à l’homme…». La religion est en cela, ce qui a permis aux hommes de se réunir, de leur donner une raison pour se regrouper et prier certes, mais pour développer des relations humaines certaines. Leurs croyances les ont donc conduits à modifier leur comportement pour les rendre peu à peu sociables. C’est pour cela que le thème du retour sur la voie de Dieu revient le plus souvent dans les prêches musulmanes et chrétiennes afin de créer pour chaque croyant, un ‘’œil de Caïn’’ lui rappelant constamment le «jour du Grand déballage» (Coran 86-9) devant Dieu. L’écrivain Russe Fiodor Dostoïevski disait à ce propos, «Si Dieu n’existe pas, tout est permis». Les traditions ancestrales s’inscrivent dans ce même idéal de vie communautaire.
On ne le dira jamais assez, tout en rendant grâce à Dieu, que notre pays le Sénégal, est épargné par les graves crises sociales et institutionnelles qui ont affecté la quasi-totalité des pays au sud du Sahara, dégénérant en conflits armés. Nous devons cela à ces deux piliers (religion et tradition) que nos pères et guides religieux ont su ancrer dans notre société depuis des siècles. C’est pourquoi, les idéologies extrémistes religieux et discours ethnicisés qui sont véhiculés dans les médias et les réseaux sociaux en particulier, et qui sont en totale contradiction avec lesdites valeurs, doivent être combattus par toute la communauté et particulièrement par les autorités étatiques et ceux qui sont considérés comme des leaders d’opinion.
Le troisième volet de l’éthique incarné par l’homme «synthèse» Bruno Diatta, est le respect scrupuleux des normes (lois) républicaines. On dit des lois, qu’elles constituent l’expression de la volonté du Peuple, termes du «contrat social» qui régulent les relations en son sein. Bonne ou mauvaise aux regards individuels des citoyens, la loi demeure la loi et son application à tous et contre tous est impérative.
Dans le cadre du travail rémunéré, on parle de déontologie ou éthique professionnelle, le plus souvent, elle fait l’objet d’une codification sectorielle (ex. : Code d’éthique des agents chargés de l’application des lois, Res. 34/169 du 17 Décembre 1979 de l’AG des Nations-Unies) posant les règles de conduite à l’intérieur de la corporation. Bruno Diatta en a été également dans ce domaine, un exemple éclatant. La première impression qui se dégage du souvenir de son image, c’est sa sobriété et sa discrétion. Peu de Sénégalais ont entendu sa voix mais chacun peut, avec le président de la République, dire «je témoigne» que Bruno Diatta incarnait l’obligation légale de réserve à laquelle tout fonctionnaire ou agent de l’Etat est strictement soumis. Ce devoir qui a été rudement malmené ces derniers temps par des personnes occupant des fonctions jusqu’alors hors de toute imagination de possibilité d’écart de langage républicain. Kéba Mbaye (Ra) s’est certainement, et à chaque fois, retourné dans sa tombe, quand des magistrats descendent du piédestal traditionnel de leur statut (magistrat vient du latin magnus, magnum: grandeur, pouvoir) pour plonger dans la mare souvent boueuse du débat politique. C’est le cas de deux magistrats, l’un s’est livré dans un journal à un commentaire politiquement tendancieux de la situation de Karim Wade, l’autre a démissionné de sa corporation avec grand bruit médiatique et de critiques contre les institutions de la République, contrairement à bien d’autres avant lui, comme feu Mamadou ‘’Diop-le-Maire’’ qui ont quitté la magistrature pour diverses raisons en toute discrétion. De hauts cadres étatiques jusqu’au rang de ministre ont aussi, de la même façon, franchi le Rubicon en foulant au pied la grande vertu de discrétion/réserve professionnelle magnifiée avec Bruno Diatta. Pourtant, les textes sont d’une grande limpidité, faisant peser sur l’agent de l’Etat «l’obligation de discrétion professionnelle pour tout ce qui concerne les documents, les faits et informations dont il a connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions …» (Art 14-1 SGFP). Ce sont les mêmes obligations (morales) qui s’imposent à tout membre d’une famille de ne pas mettre sur la place publique les «faits et informations dont il a connaissance» dans l’intimité de la maison. Le plus incompréhensible, c’est l’attitude du médiateur de la République, qui adresse des critiques acerbes contre le gouvernement, partie essentielle à l’accomplissement de ses fonctions. C’est paradoxal qu’un médiateur, même dans le sens commun, s’en prenne ouvertement à une des parties de sa médiation.
Des leçons de principe de l’Etat de Droit
La traduction littérale du terme anglais «Rule of law», le règne de la loi, est plus expressif par rapport à la compréhension de la notion d’Etat de droit. Simplement défini, c’est un Etat où toutes les composantes, à commencer par ses propres institutions, ses démembrements et agents, jusqu’aux citoyens, sont soumis à l’autorité des lois nationales comme internationales. Toutes les relations entre ces différents sujets sont fondées sur une reconnaissance mutuelle et le respect des droits de chacun.
Si dans l’hommage national rendu à Bruno Diatta, des enseignements d’ordre comportemental individuel sont à en tirer, le feuilleton qui vient de prendre fin avec ce qui est présenté comme une «victoire politique» du Président américain Donald Trump, c’est-à-dire la consécration définitive du juge Kavanaugh comme membre de la Cour Suprême des Etats-Unis, il s’y ajoute également des éléments de fonctionnement réel d’un Etat démocratique.
Il faut relever d’emblée, qu’on est dans le cadre de la nomination à une fonction du pouvoir judiciaire par le chef de l’Exécutif. Il est important de retenir, pour ceux qui parlent souvent de séparation des pouvoirs sans en maitriser les éléments, les faits suivants de notre analyse.
D’abord, sur l’organisation et le fonctionnement des institutions de la République :
De la séparation des pouvoirs : considéré comme l’exemple par excellence de ce caractère d’un Etat républicain, les Etats-Unis ont une Constitution qui fait de la deuxième personnalité de l’Exécutif (le vice-président), le président de la chambre haute du parlement, le Sénat. Il y a ici un lien organique entre l’Exécutif américain et la haute chambre du législatif, chose que la Constitution du Sénégal exclut expressément. Ce lien organique déteint forcément sur le fonctionnement du Sénat. La boucle est établie avec le pouvoir judiciaire par la prérogative présidentielle de nomination à vie de tous les neuf juges qui composent la Cour Suprême, même s’il est soumis à l’onction du Sénat. On a vu que le Président Trump et son parti Républicain y disposent d’une majorité confortable, qui a imposé naturellement sa loi. Au Sénégal, on trouve cela extraordinaire.
De l’indépendance de la justice : Comme au Sénégal, aux Etats-Unis, le Président nomme à toutes les fonctions fédérales civiles et militaires. Toutefois, contrairement au Sénégal, le choix présidentiel est guidé, pour les emplois civils y compris les juges de la Cour Suprême, par le penchant politique des préposés, comme cela s’est reflété dans la nomination du juge Kavanaugh. Il faut rappeler que le débat sur l’indépendance de la justice qui existe depuis la révolution française, a été ‘’ enterré’’ aux Etats-Unis depuis la Présidence Roosevelt qui a taxé les velléités de rupture de tout lien de dépendance de la justice fédérale avec les deux autres pouvoirs, de «judicial activism». Nous venons de le démontrer.
Ensuite, sur l’importance du rôle du citoyen dans la marche de l’Etat de droit :
Sur la base d’une simple allégation de faute commise plus de quarante ans plutôt, le choix de celui qui est considéré comme l’homme le plus puissant du monde, le Président des Etats-Unis, a été menacé d’annulation. L’éthique demeure au centre des préoccupations populaires quant au jugement des candidats aux fonctions étatiques dans les Etats modernes. Cela ne semble pas être le cas au Sénégal.
Aux Etats-Unis, la marche normale de la République permet de remonter si loin dans la vie de juge Kavanaugh, pour le contester, on doit mesurer à quel point les qualités morales sont déterminantes dans les fonctions étatiques. Au Brésil, pays émergent et servant de modèle pour le Sénégal, l’ancien Président Lula a été écarté des élections parce que condamné pour corruption. En France, autre référence des Sénégalais, François Fillon et Dominique Strauss-Kahn ont perdu l’estime des citoyens pour les diriger suite à des faits immoraux qui leur ont été reprochés. Au Sénégal, on fait presque l’apologie du hors-la-loi. En effet, les personnalités que j’ai visées plus haut, dont des candidats déclarés à la plus haute fonction de l’Etat, ont agi en sachant parfaitement qu’elles se mettaient en porte-à-faux avec les lois et règlements de la République. Décider sans aucune contrainte de violer délibérément une loi ou un règlement, établit en droit pénal, chez un individu, son ‘’intention (criminelle) coupable’’. C’est encore au Sénégal qu’on trouve des arguments pour défendre des personnes convaincues d’infractions à la loi pénale et qu’on les déclare candidats à l’élection présidentielle à la veille de décisions judiciaires les concernant.
L’argument de l’existence d’autres auteurs de «jalgati» (malversations) sous les ailes protectrices du gouvernement, pour remettre au pouvoir ceux qui sont aujourd’hui dans les filets de la justice, ne fera que perpétuer la mal-gouvernance. Tout au contraire, il faut encourager la répression systématique de ceux qui se mettent en marge des règles de la comptabilité publique, afin de fermer la porte à toute possibilité de «protocole» sur le dos des Sénégalais. Je suis contre toute forme d’arrangement entre hommes politiques, comme semblent le suggérer certaines personnalités de la Société civile pour, disent-ils, apaiser les tensions que j’estime pour ma part, purement artificielles. Je pense avec beaucoup de Sénégalais, qu’on n’atteindra jamais plus le niveau de tension sociale connu en juin 2011, pourtant, elle a laissé place à la plus grande sérénité le jour de l’élection de 2012, qui a opéré la seconde alternance. Ce Peuple qui a mûri encore plus, ne se laissera pas entrainer dans des violences absurdes.
Sédhiou , Octobre 2018
Colonel (CR) Sankoun FATY
Juriste-Consultant, Société civile de Sédhiou
sdfaty@gmail.com