Ce 19 novembre 1968 à Bamako, sur la route de l’école, des hommes en uniforme m’intiment de faire demi-tour. Un coup d’Etat militaire vient d’interrompre brutalement l’expérience originale de développement menée par Modibo Keïta.
Le premier président du Mali, arrivé au pouvoir en 1960, jouissait d’un prestige qui dépassait les frontières du pays. Sous son régime socialiste, le franc CFA a été aboli au profit du franc malien. Modibo Keïta ordonna l’évacuation des forces étrangères, notamment françaises, et fonda une armée nationale qui devint rapidement l’une des plus fortes de la sous-région. Sa réforme majeure de l’éducation prônait la décolonisation des esprits et la réécriture de l’histoire nationale et de celle de l’Afrique, déformées par la colonisation.
Le Mali de Modibo Keïta fut un vaste chantier d’expérimentations dans un environnement hostile manipulé par la France. Seule la Guinée de Sékou Touré lui était favorable. Pour briser cet isolement fut créée l’éphémère Union des Etats africains, rassemblant le Ghana, la Guinée et le Mali.
Répression aveugle
Quelle ne fut pas notre stupeur face à la fin brutale de cette parenthèse ! Pourtant, les militaires ont bien tenté de justifier leur putsch lors de tournées dans les écoles de Bamako. Sans succès. Les grèves se multiplièrent et une répression aveugle s’abattit surtout sur les intellectuels, les cadres, les étudiants et les enseignants. Certains, sauvagement torturés, moururent dans des camps disséminés dans le pays : camp des parachutistes à Bamako, camp de Kidal, mines de sel du bagne de Taoudeni, en plein désert. Des rescapés racontèrent leur calvaire, comme le professeur Ibrahima Ly dans son livre Toiles d’araignées.
J’ai par miracle échappé aux tortures physiques lors de mes nombreuses incarcérations, mais pas aux pressions psychologiques. Une nuit, j’entendis les cris de détenus torturés dans une salle attenante à la cave insalubre où je croupissais. Je me souviens d’un officier qui m’a promis de me découper et de me jeter dans le fleuve si je contrevenais aux règles du régime. L’ère de la terreur devait durer vingt-trois ans.
Durant son règne tyrannique, Moussa Traoré prit le contrôle total du pays : instauration du parti unique constitutionnel, contrôle de la presse, retour au franc CFA, libéralisation de l’économie, privatisations, mise en place des programmes d’ajustement structurel sous l’égide du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, désengagement de l’Etat des services sociaux de base, notamment l’éducation et la santé… Le choc fut rude.
Puis, le 26 mars 1991, l’espoir revint suite à la chute du régime sous la pression des étudiants, des femmes, des syndicats, des enseignants, de toutes les catégories sociales. Quatre mois de révoltes réprimées dans le sang.
Corruption et népotisme
Mais vingt-sept ans après la fin de la dictature, le constat est amer : les fleurs de la démocratie malienne se sont vite fanées. La vie politique n’intéresse plus les citoyens, comme en atteste la faible participation à l’élection présidentielle de juillet-août. La faiblesse de l’Etat face à la montée en puissance des groupes armés, la corruption et le népotisme sont une menace pour l’avenir du Mali.
Les jeunes Maliens, qui connaissent mal l’histoire du pays, sont désorientés. L’absence de perspectives les jette sur les routes de l’immigration. Leurs aînés, qui ont vécu les combats de rue, ne sont plus portés par l’espoir du changement. Les plus désabusés en arrivent même à considérer la dictature militaire comme un moindre mal par rapport à la situation actuelle.
Les leçons de la dictature ne semblent pas avoir été tirées. Les mouvements religieux ont un temps incarné la résistance face à la corruption généralisée et à l’échec des politiques. Mais aujourd’hui, cette société civile est elle-même discréditée par sa collusion avec les partis politiques. L’illustration en a été donnée lorsque des religieux ont donné des consignes de vote à la présidentielle. Les mouvements étudiants et syndicaux, aux avant-postes de la protestation pendant la dictature, sont minés par la corruption et l’affiliation aux partis politiques.
Il plane aujourd’hui sur le Mali un désordre généralisé qui instille dans les esprits un besoin de pouvoir fort, un appel à un « modèle Kagame » (le président du Rwanda) pour redresser le pays. Cette tentation de la force au détriment de la démocratie est d’autant plus séduisante pour certains qu’ils ont le sentiment amer que les libertés démocratiques acquises il y a vingt-sept ans ne veulent plus rien dire et qu’elles ne nourrissent personne.
Renversement des valeurs
Cinquante ans après le coup d’Etat, les séquelles de la dictature sont donc toujours visibles dans les institutions et le système de valeurs. Héritage de cette époque, la médiocrité l’emporte souvent sur la compétence et le mérite. La corruption est devenue la norme.
Symbole de ce renversement des valeurs, la déstructuration de l’armée malienne. Sous Moussa Traoré, le corps des officiers supérieurs fut rapidement décimé et des promotions fulgurantes furent accordées, bouleversant la hiérarchie militaire. Aujourd’hui encore, des officiers ne sont pas promus pour leurs compétences mais parce qu’ils se sont affiliés à l’homme puissant du moment. Les officiers paradent dans des 4×4 climatisés et vivent dans des villas, loin de leurs hommes de troupe. Des militaires ayant à peine le niveau du bac sont promus généraux, quand des officiers ayant un passé universitaire se heurtent à un plafond de verre. Nombre d’agents de police continuent de racketter quotidiennement les habitants.
Quant aux partis politiques, ils ne se sont pas remis de l’expérience dictatoriale. Certes, nous avons près de 200 partis, mais à y regarder de plus près, ils fonctionnent autour d’un seul individu. C’est la logique du parti unique construit autour du fondateur et non d’un projet. A cela s’ajoute la multiplication des groupes armés, qui revendiquent des pans entiers du territoire où dorment des richesses minières convoitées par des puissances étrangères. Dans un tel contexte, l’espoir peine à poindre à l’horizon !
Issa N’Diaye, ancien ministre malien de la culture et de l’éducation, est professeur de philosophie à l’université de Bamako