La démocratie est une notion « à la page ». Elle est devenue, partout dans le monde, une réalité ou, tout au moins, une forte aspiration populaire. On ne reviendra pas sur les divergences sémantiques ou philosophiques qui, chez nombre de penseurs, ont accompagné l’instauration de cette « manière de vivre ». D’Aristote à Abraham Lincoln (seizième président des Etats-Unis auteur de la formule canonique qui veut que la démocratie soit « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ») à Alexis de Tocqueville, en passant par Polybe et Rousseau, entre autres, la compréhension de cette notion a suscité des oppositions homériques. Notre propos n’est pas d’endosser une définition de la démocratie, mais de nous poser cette question à la suite de Philippe Breton : est-ce que le fait d’être juridiquement citoyen signifie que l’on est compétent pour pratiquer la démocratie ?
Dans un essai* remarquable dont nous recommandons vivement la lecture, Philippe Breton, anthropologue et auteur de nombreux livres sur la communication, s’attèle à la tâche difficile de mettre en exergue ce « décalage entre un idéal [celui de la démocratie] et sa réalisation ». Breton est d’avis, sans hésitation, que le malaise n’est pas issu d’un manque d’adhésion à la démocratie : « Le reproche qu’on peut faire [aux valeurs démocratiques] n’est pas tant d’exister et de promettre, que de ne pas tenir. C’est bien parce que nous y croyons qu’il y a un problème. [Le malaise semble se produire] par frustration plus que par désintérêt ». La démocratie serait donc à repenser comme un système en voie d’amélioration, à mi-chemin entre les rapports archaïques et une démocratie véritablement démocratique. Cette amélioration doit se produire, selon Breton, par un perfectionnement de l’éloquence au sens large du terme, parce que « l’outil pratique de cet idéal politique est bien la parole, la généralisation du parlé démocratique ». Il y aurait, à son avis, un manque de compétences démocratiques qui serait à la base du décalage.
L’auteur arrive au constat que ce manque de compétences se traduit notamment par trois carences particulières :
• la peur de prendre la parole devant un public ;
• un déficit chronique dans la capacité à formuler des arguments et en particulier à défendre une opinion qui n’est pas la sienne ;
• un rapport archaïque à la parole, qui substitue la violence, la manipulation ou la recherche du consensus à la capacité d’argumenter et de débattre de façon pacifique.
Breton encourage alors la maîtrise de « la rhétorique [qui] est le lieu central de l’apprentissage de l’égalité. Elle permet d’incarner la démocratie par la parole ».
Plus loin dans son ouvrage, l’auteur montre que le système démocratique repose de façon immanente sur l’éloge de l’individu comme porteur d’un droit souverain : c’est l’individu, le citoyen, par le biais de son vote, qui exprime en tant qu’individu son accord ou désaccord avec une proposition d’organisation du social. Et même cet acte de base, remplir un bulletin de vote, demande certaines compétences, dont le simple savoir-lire, qui ne sont pas acquises dans maints pays où certaines minorités se voient exclues d’une participation réelle à la démocratie du fait de leur analphabétisme. C’est pourquoi Il place la racine de toute compétence démocratique plutôt dans la capacité de l’individu à se former une opinion, parce que « l’opinion est d’abord une connaissance spécifique qui se forme, se modèle, se produit, se réfléchit au sein d’un espace personnel propre »
De l’éloge de l’individu il ne faut qu’un petit pas jusqu’à l’éloge de la symétrie. La démocratie, nous assure Breton, ne fonctionne pleinement qu’en situation de symétrie entre les citoyens. Il renvoie ici au modèle grec de la démocratie qui donnait une parole égale à tous les citoyens, quel que soit leur statut économique ou leur ascendance. La symétrie serait, selon Breton, la conséquence directe du principe d’égalité. L’émancipation démocratique devrait passer par une prise de conscience de cette symétrie et des compétences qu’elle requiert. La symétrie s’oppose à tout autre modèle social, et notamment au modèle hiérarchique qui, en tant que système stratifié, donne le pouvoir décisionnel à celui qui se trouve en-dessus et au souverain le pouvoir suprême.
Cependant, en axant son argumentaire sur la place de l’individu et de la symétrie, entendue au sens de l’égalité des citoyens dans l’exercice de la parole, on pourrait reprocher à l’auteur de ne chercher pas tant des compétences démocratiques que des compétences de civisme et des compétences empathiques. Il serait plus intéressant d’élargir le spectre de la compétence démocratique pour toucher du doigt les limites objectives de nos pratiques démocratiques. Apprendre à se former des opinions et à les argumenter est, sans doute, nécessaire à la bonne pratique démocratique, mais cela nécessite une connaissance solide des enjeux. Il n’est pas d’éloquence sans connaissance. Or, dans nos pays, le choix démocratique passe par plusieurs filtres sociaux qui finissent par en dénaturer la quintessence. On ne débat pas sur les projets de société, sur les programmes. La faute à un analphabétisme tentaculaire qui pousse nombre de nos compatriotes à choisir sans maîtriser la portée de leur choix. Dans nos contrées, le vote est plus affectif que raisonné. Or, juger (au sens de se former un jugement) et décider sont les deux piliers de la démocratie. Sans confrontation des enjeux, les choix sont biaisés, pour ne pas dire détournés. On vote pour le candidat X parce qu’il est le parent d’un ami, pas pour ce qu’il propose. Ce qui remet fortement en cause notre aptitude à respecter les règles du jeu démocratique.
* Philippe BRETON (2006), L’incompétence démocratique. La crise de la parole aux sources du malaise (dans la) politique. Paris, Éditions La Découverte. (Coll. « Cahiers libres ».)
Si. Di.