Au début des années soixante-dix, alors que l’on est un pied dans l’enfance, un autre dans l’adolescence, on se lève forcément un jour pour décréter que le temps est venu de se prendre vraiment au sérieux. D’abord parce qu’à cet âge-là, il faut se prouver à soi-même qu’on n’est plus un môme avec ses gnèndakhite, sa morve en langage académique, que la famille tient en laisse rien qu’à lui promettre des bonbons.
Déjà, depuis un bon bout de temps, on ne pisse plus au lit officiellement. Et ce n’est plus à nous d’aller chez le Naar (y’en a encore dans tous les quartiers) pour y acheter de ridicules «deureum-khorom,-deureum-poobar-ak-walaatou-diwline». C’est le tour de corvée de la frangine, celle-dont-la-tête-n’a-pas-encore-dépassé-la-bassine, comme disent les pédophiles.
Enfin émancipé. Non sans mal. Longtemps après la circoncision présentée dix ans auparavant comme la voie royale pour être un homme, un vrai. Waye, la vaste escroquerie ! Tchim…
Dans notre p’tite tête qui fait des bulles, il faut surtout en mettre plein la vue aux bandes rivales. Leur démontrer que les minettes du quartier et des environs ne respirent que par nous. Et les minettes en question doivent savoir que les bandes rivales sont des meutes de crétins.
C’est l’époque où l’on passe du second rôle de gentil garçon au statut central de sale gosse, de l’école au lycée, du short Sonadis au mythique blue-jean, des «tic-tic» en plastique pour le foot aux «boul ma diam» en cuir pour la frime, des billes à la cigarette, du sirop à la menthe vert translucide au ténébreux Coca-Cola. Les piécettes de deureum ne suffisent plus à nous corrompre : on est passé aux billets roses de cent francs. C’est surtout l’année où ça déménage de la dernière folle farandole du Vingt-Quatre Décembre au premier bal fondamental de Trente-et-Un Décembre.
Dans nos rangs, y’en a déjà qui entraînent des filles dans des recoins louches et leur chipent des bisous à la tombée de la nuit. C’est comme ça qu’on devient chef de bande. Faut toujours tirer le premier.
A cet âge-là, un bal du Trente-et-Un Décembre est à notre génération ce que la session budgétaire est à l’économie nationale : la question de vie ou de mort. Pire. De liberté de circuler dans les ruelles. De dignité. De droit d’être un homme, tout court.
Autant vous affranchir tout de suite : le Trente-et-Un Décembre est le rendez-vous qu’on ne peut pas manquer si l’on veut vraiment être un mec parmi les mecs. On peut tout louper, sauf cette date. Un fiasco vous inscrit pour longtemps chez les ringards que les filles fusillent de leurs regards en coin, entre deux tchipatous. L’humiliation suprême qui vous pousse à l’exode chez votre grand-mère restée au village à cultiver son lopin de terre.
On arbore nos têtes de conjurés. Enfermés à double tour dans des chambres irrespirables à l’atmosphère surchargée par les effluves d’ataya et de cigarettes. Faut qu’on se parle solennellement, entre hommes, du bal de fin d’année. Ça ne blague pas. Rien n’est admis : ni absence, ni retard. C’est dans ces cas d’espèce qu’on vous vire à perpète du groupe. Sauf si vous êtes le seul capable d’inviter les plus belles filles du coin. Ou si le chef de bande est fou de votre frangine, de votre cousine ou de votre p’tite copine. Y’a un prix à tout.
Assez pinaillé… Première urgence : les cotisations. Cinq cents francs, pas un de moins, et de préférence en un seul billet. Comme partout, il y a des exonérés. Ceux qui sont sous le coup d’une fatwa pour cause de carnet de note catastrophique ; ceux qui comptent un oncle malade hospitalisé entre vie et trépas, dont le décès semble imminent ; ceux dont l’oncle malade est finalement passé de vie à trépas et pour lequel la tribu a terrassé bœuf, mouton, chèvre et coq pendant huit jours francs… Les cas sociaux délicats sont étudiés, que dis-je, épluchés. Une enquête est ouverte à leur sujet. La confiance n’exclut pas le contrôle. S’il est confirmé que ce ne sont pas des sornettes, ils peuvent être tolérés au bal. Mais ils comprennent qu’ils n’ont pas intérêt à coller de trop près les chiquitas les plus cools. Un cas social, ça reste à sa place de cas social. Y’a toujours un pitre dans le groupe qui sait faire rigoler aussi bien les filles en vue que le chef de bande. C’est son chouchou. Ce veinard, également, est exonéré d’impôt. Aucun commentaire n’est autorisé à ce sujet. Pour le reste de la meute, la rengaine est connue : «cotise pas, ndiatche pas».
La question plus qu’épineuse des cotisations réglée, faut passer à celle non moins cruciale du local. Un salon spacieux, carrelé s’il vous plaît. D’emblée, les habitants des masures au sol cimenté de façon rudimentaire sont toisés avec mépris à chaque fois qu’ils demandent la parole. Ça ne se bouscule pas pour jurer de réquisitionner le salon familial un Trente-et-Un Décembre. Manquer de se faire déshériter pour ça… Faut que planent par dessus les têtes des menaces sérieuses d’annulation pure et simple pour que ça commence à se dévouer. On finit toujours par tordre la main à quelqu’un qui plie pour ne pas rompre. Souvent le même. Parce que ses parents sont les plus cools. Il la ramène un peu, aussi, pour ça.
Venons-en aux sièges. Il nous en faut des rembourrées. Rien que quelques-unes. Pour les filles qu’on tient à ferrer. Faut bien qu’elles posent leurs postérieurs délicats quelque part sans risquer de se déchirer quelque chose. Le reste des chaises ? En fer ou en bois, (y’avait pas encore de chaises en plastique) juste bonnes pour que la racaille pose ses fesses frelatées dessus. Ceci dit, y’en a chez qui on a aperçu des chaises rembourrées. Pas de pot, ils ne peuvent plus nier : on les a vues. Déjà qu’eux, on les accepte de mauvaise grâce dans le groupe… Si, en plus, ils ne sont pas même fichus de ramener trois chaises de chez eux pour le bal du Trente-et-Un Décembre, pourquoi les garder avec nous ? A quoi ils servent, ces pauvres nazes ? Les trouillards abdiquent toujours après une charge aussi meurtrière. Si ça ne suffit pas au bonheur des conjurés, y’a des banquettes pour quatre chez les prolétaires assis dans la pièce qui s’estiment heureux d’être présents à cette réunion. Le jour J, c’est eux qui s’assoient dessus, de toute manière.
Arrive le dilemme des cartons d’invitation. S’il est permis d’appeler ça comme ça. La littérature à y graver pour la postérité est âprement débattue entre cancres qui se tiennent en respect. Et puis ça capitule les uns à la suite des autres, anéantis par les insurmontables carences manifestes en lectures intelligentes. Autant s’en remettre à la dactylo que son âme charitable forcera à s’y coller. En général, c’est la frangine ou la cousine d’un des débrouillards de l’assistance. Qu’elle gèle le courrier de son patron pour éviter les heures sup’. Bien sûr qu’elle est invitée. On n’est pas des ingrats. Elle ne viendra certainement pas à notre sauterie. On se jure de lui réserver deux pastels, trois akaras et trente-trois centilitres de Seven Up. Pensez donc : elle se casse les ongles à nous taper vingt feuilles d’invitation sur une vieille bécane dont l’infernal cliquetis s’entend depuis le bout de la rue. Elle sait comme nous qu’on n’a pas dix filles à inviter. Mais elle nous laisse crâner. Rien que pour ça, nous lui sommes reconnaissants à la vie, à la mort.
Oui, mais ce n’est pas tout : nos invitées doivent manger et boire. Les inévitables beignets, pastels et akaras évacués, il est temps de se pencher sur la boisson. Pour chacune des filles au top, la bouteille de trente-trois centilitres de limonade glacée s’impose de soi-même. Avec une paille pour les siffler ou faire des bulles dedans. Reste la racaille : les seconds couteaux de la bande et les mochetés qu’ils invitent. Ceci explique cela. On leur réserve deux bouteilles de sirop… Un litre à la menthe, un autre à la grenadine. Chacun déversé dans une bassine avec du lait concentré sucré, de l’eau et des blocs de glace. La mixture touillée à la main est à servir dans des gobelets en fer ou en plastique. Les bandes rivales procèdent comme ça. Nos espions nous informent au jour le jour.
L’animateur (on dit Dj maintenant) ne peut être forcément qu’un de nos aînés. De préférence, celui qui a une chaîne hifi et des disques branchés. Il peut inviter sa nana. On lui prévoit un traitement de Vip : fauteuil, trente-trois centilitres de Coca, assiettée de beignets-akaras-pastels…
Ultime chichi : la sécurité. Faut qu’il y en ait qui se sacrifient. Les intrus sont à nos bals ce que les émigrés sont aux partis d’extrême droite en Europe. Pas de quartier : foutez-les tous dehors. Dans le lot, on dénombre ceux qui n’ont pas cotisé, et ceux qui, même s’ils veulent cotiser, ne sont pas acceptés. Ce sont les attardés qui se promènent encore en short et en tic-tic, jouent aux billes, ne parlent pas aux filles et sont à l’orée de l’entrée en sixième. In-fré-quen-ta-bles. Sauf si c’est leur sœur qu’on tient à inviter…
Avant de se quitter, faut dérouler le plan marketing. Pendant le trimestre qui démarre à cet instant précis et finit le Jour de l’An, pas d’esclandre dans le patelin. On ne tape plus les filles, on ne les insulte plus. Et quand on les croise à la boutique, ce n’est pas trop que de leur offrir au moins un chewing-gum. Respect aux mères des guèles : ce sont les mégères qui délivrent les permis d’aller au bal à la dernière minute. Si ces sorcières nous envoient à la boutique, et même au marché, autant y aller ventre à terre.
Tout est dit, le sort en est jeté.
Arrive le grand soir. Avec, surtout, son cortège d’angoisses. Impossible de revenir de chez le tailleur du coin sans des envies de meurtre. Un authentique salopard qui taille vos bas patte d’éléphant à vingt-cinq centimètres. Vous, vous fantasmez sur vos bas quarante depuis un trimestre ! Les revers de la veste ? A la place des ailes de charognard dont vous rêvez même la nuit, il vous fait des nageoires si minuscules qu’il faut scruter à la loupe pour les repérer. Ça se voit que ce n’est pas lui qui va faire ricaner les copains !
Tout l’univers s’effondre et la planète est définitivement invivable après le tour des magasins de chaussures dans l’après-midi même : les célestes Hauts-Talons ne sont pas perchés à la bonne altitude et les mortelles Têtes-de-Nègres, pas assez bombées dans tout Dakar. Le désastre est complet.
Vingt heures, tous sapés, parfumés comme jamais dans l’année, parfaitement raides à attendre l’arrivée des filles et tétanisés par l’idée d’un fiasco.
Vingt-deux heures et des poussières, les plus fragiles, au bord de la crise de nerfs, menacent de tout lâcher et d’aller se coucher. On s’est suicidé pour moins que ça récemment à France Télécom.
Vingt-trois heures et quelques minutes de panique interminables. On peut respirer : enfin, voilà les filles ! Premières annoncées : un troupeau compact de «douleurs» qui nous sauve du fiasco total. Des ringardes perchées sur des échasses au risque de se bousiller un genou, affublées de robes à fleurs tape-à-l’œil avec d’énormes nœuds dans le dos. Les bougresses dégoulinent de Bergamote et empestent l’eau de toilette bon marché, fardées comme les futures rombières qu’elles seront un jour, fatalement. On a presque envie de s’en passer, des comme elles. Juré, promis : y’en a dans le lot qui ne seront pas de la partie dans un an.
On respire mieux quand les gars partis en éclaireurs reviennent au triple galop nous apprendre que la star du bled, celle sans laquelle ce bal n’aurait pas de raison d’être, est en route vers nous, en petit comité. C’est à peine si l’on a l’esprit à installer à la va-vite la première vague et de se poster à l’entrée du bal. Elle est là, la princesse de la soirée. Toute la bande qui en bave pour elle s’agglutine à sa suite. On dégage sans ménagement la chipie mal fagotée qui a l’outrecuidance d’être installée sur la chaise rembourrée, réservée au postérieur le plus convoité.
Le décor est planté pour la nuit. Avec un peu de perspicacité, on subodore la future drianké qui mettra tous les hommes au pas, à ses pieds. Elle se destine à rouler carrosse, collectionner étoffes délicates, ors et pierres précieuses. Elle mâtera sans discontinuer ses innombrables soupirants, ses multiples maris et ses rares amants, avant de prendre une retraite méritée dans une villa cossue sous un voile d’adjaratou que ses enfants et petits-enfants vénèrent, après avoir abusé des plaisirs jusqu’à l’épuisement.
Et puis, y’a les autres : celles qui n’auront jamais qu’un mâle pour toute l’existence et ne pensent pas une maudite fois à prendre un amant, jusqu’au jour où elles se font sauter par inadvertance dans une auberge de banlieue à cinq mille balles la passe. Elles ne connaîtront jamais les joies sordides des complots qui conduisent le week-end dans les hôtels chics de la Petite Côte pour y écluser des flûtes de champagne et s’envoyer en l’air dans le lit douillet d’une suite impeccable. Ce ne seront jamais que de pauvres femelles défaites par un sort ingrat, condamnées à vieillir insomniaques et refoulées. Prédestinées à être battues et cocues, les pouffiasses seront de vraies poules pondeuses de gosses à la file. Elles sont condamnées à traverser la ménopause dans l’abstinence par la faute de leurs nichons dilatés jusqu’au nombril alors que leurs rondeurs dégringolent de deux étages sous les assauts de la cellulite. Leur tignasse est programmée pour s’éparpiller au rythme des tempêtes conjugales, ravagée par le stress et le peigné-mou-liiss de coin de rue, tandis que leur peau se décape, vaincue par les mauvaises crèmes. Et tous les hommes croisés resteront à distance de ces pitoyables bêtes qui dégagent des odeurs aussi assassines. Sauvées in extremis par leur statut de mère, les pauvresses se rabattront sur le plus prometteur de la progéniture qui doit cravacher ferme pour sauver les ultimes années de leur escale terrestre par un pèlerinage à La Mecque et un étage supplémentaire sur le toit de la demeure qui les a torturées toute leur vie.
Là, elles n’en sont qu’à leur premier bal de Trente-et-Un Décembre.
En face d’elles, nous, on cache mal nos angoisses. Les «guerriers» les plus endurcis se font tout petits. Les autres se volatilisent dans les ténèbres. Aucun volontaire pour ouvrir le bal au son d’un slow langoureux sous les lumières crues et la franche rigolade des copains. Surtout pas le chef de bande qui envoie au casse-pipe un sous-fifre, lequel n’a pas d’autre choix que d’obtempérer.
Puisque rien ne lui est refusé, la princesse de la soirée choisit à sa guise le veinard qui ouvre le bal avec ses bras autour du cou. Elle est capable de refuser d’accorder une danse quand la bouille requérante ne lui revient pas. On a tous intérêt à ce que celle du chef de bande lui convienne. Après pareil incident, la soirée dégénère à coup sûr… Ouf, elle tire le bon numéro. Le bal est sauvé. Les autres, garçons comme filles, attendent d’être sûrs qu’ils ne sont pas choisis pour se rabattre sur le plan B. Des haines viscérales prennent parfois leurs racines dans ces minutes historiques.
L’animateur est là depuis la tombée de la nuit : air blasé, électrophone asthmatique et vieux disques rayés. En plus de sa nana en haillons. Une retraitée prématurée des bals de Trente-et-Un Décembre. Elle compose un air de j’ai-tout-vu en fumant comme un pompier. L’ancienne combattante dispense depuis les barricades quelques conseils pointus d’experte sur l’art de tomber les filles en soirée. J’en mettrais ma tête à couper : c’est une fille-mère.
On est maintenant sûr que plus rien ne peut nous arriver, parce que les filles sont là et que le bal démarre sans impair irréparable dans le protocole. On est surtout sommé par l’urgence d’aller au charbon après les premiers atermoiements. Plus facile à dire qu’à faire. Ça craint. Faute d’avoir une ouverture dans les rangs des filles bien moins faciles qu’on ne l’admet, on s’espionne les uns les autres jusqu’au petit jour. Et ça ne baisse la garde que quand les midinettes les plus convoitées sont fourbues et repues, et roupillent depuis longtemps au fond de leurs lits, définitivement hors de portée des p’tits apprentis-caïds.
Quand pointe le petit jour, notre disc-jockey, qui est sur les rotules, débranche religieusement sa bécane et range ses reliques, sous le regard fou d’amour de sa nana. Ses hormones lui jouent des tours, sans doute. Nous, on raccompagne en bande la starlette de la soirée. Les autres filles sont larguées en route.
Tout est fini. La piste et alentours ne sont plus qu’un champ de bataille dévasté par les ivresses de la nuit. Chacun rapporte chez lui le mobilier familial. On fait le ménage avant de remettre le salon en place. Ce sont les sous-fifres qui s’y collent, bien entendu. Piochés parmi les badauds pressés devant le bal. Ils n’en croient pas leurs oreilles quand on leur ouvre les portes vers trois heures du mat’ pour qu’ils se jettent sur les restes de graille disséminés dans la maison.
Comme par magie, pendant que les lampions s’éteignent et que le jour se lève, on redevient les copains qu’on a cessé d’être le temps d’une soirée. L’instinct grégaire, sans doute. La nouvelle année débute entre frustrés en surchauffe momentanée, qui se racontent des balivernes sur les filles qu’ils n’ont pas tombées. Ça suffit à notre bonheur.
Ah, le bon temps des joies simples…