Fallait-il attendre le chaos électoral qui s’est produit le 30 décembre 2018 en RDCpour se convaincre de l’évidence qui n’a cessé de prospérer sous le regard du monde depuis plusieurs années, et plus densément depuis deux ans ? À savoir, l’art de la guerre, selon le régime de Joseph Kabila, au pouvoir depuis 17 ans. Le 10 décembre dernier, le Docteur Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix 2018, avertissait : « Tout a été fait pour organiser une parodie d’élection, nous espérons qu’après [ces élections], le Congo ne va pas sombrer dans le chaos ». Les Congolais avait bien rendez-vous avec le chaos quelques jours plus tard, deux ans après l’échéance officielle de ces élections, et après trois reports de ce scrutin.
Le pouvoir congolais, avec son bras armé, la CENI (Commission électorale indépendante) vient de commettre les plus désastreuses élections de tous les temps. Un sinistre record autant imputable à l’incurie de cette Commission électorale qu’à la volonté manifeste de proclamer dans ce trouble ordonnancement du désordre, la «victoire» du candidat du pouvoir, le sieur Emmanuel Ramazani Shadary qui n’a d’ailleurs pas attendu la fermeture des bureaux de vote pour annoncer sur les médias qu’il était désormais le « nouveau président ».
Une parodie d’élection qui restera dans les annales de l’Histoire, marquée par des désordres méthodiquement organisés, avec pour seul objectif la confiscation de l’Etat par le clan Kabila. Exclusion de près d’un million et demi d’électeurs du vote pour de prétendues raisons sanitaires et sécuritaires, bureaux de vote fictifs, machines à voter absentes, défaillantes ou programmées pour n’imprimer que le seul nom du candidat du pouvoir ; absences de listes électorales dans certains bureaux de vote, évaporation, par endroits, de bureaux de vote, interventions de milices incitant des électeurs à voter en faveur du pouvoir, heurts et échauffourées entre électeurs en colère et forces de sécurité… Une catastrophe électorale effarante, entachée de multiples entorses à la légalité, et qui, sous des cieux ordinaires, aurait dû être invalidée par une Cour constitutionnelle digne de ce nom.
Deux ans pour les Congolais – partis et militants politiques, membres d’organisations de la société civile – pour obtenir la tenue d’élections, en principe inscrites dans l’agenda de l’Etat, mais reportées pour disait-on alors, manque de budget ; deux ans pour contraindre Joseph Kabila à se retirer de la compétition électorale ; deux ans pour parvenir à la mise en place d’un calendrier électoral de la part d’un pouvoir qui, après s’être prêté à un processus de résolution de crise ayant débouché sur le fameux Accord de la Sylvestre du 31 décembre 2017, n’a eu de cesse de tordre le cou à la feuille de route mise en place à l’issue de ces négociations. Deux ans au cours desquels se sont coagulées toutes les tensions politiques sur fond de crise sécuritaire. Crise de confiance aussi, entre la population et les acteurs politiques. Au bout de ces terribles péripéties, la crainte du chaos annoncé.
Prétextant, avec une audacieuse roublardise, d’une bien suspecte « sauvegarde de la souveraineté nationale », le pouvoir avait annoncé sa volonté de financer intégralement ces élections, sans recours à l’aide – financière et logistique – extérieure. Une manière à peine voilée de programmer des élections à huis clos, loin des témoins indésirables d’une communauté internationale dont la bienveillance à l’égard du régime s’est émoussée à l’épreuve de ses dérives. Résultat : après un nouveau report de ce scrutin annoncé à trois jours de l’échéance du 23 décembre 2018, les élections législatives, provinciales et présidentielle du 30 décembre auront fait basculer la RDC dans la tragique dimension d’un Etat hors de tout ordre et de toute règle.
« Vous voulez des élections ? Eh bien, les voilà donc », aurait pu déclarer en privé Joseph Kabila. Celui qui promettait quelques jours plus tôt des « élections proches de
la perfection », a pu observer son œuvre ce 30 décembre. L’innommable pagaille présentée au monde comme des élections aura même stupéfié les observateurs les plus blasés. C’est de cette pagaille, tel une gigantesque poubelle conservée dans un placard, que devrait surgir l’annonce, dans les prochains jours, de « l’éclatante victoire » du candidat-dauphin Emmanuel Ramazani Shadary. Autant dire que ces élections n’étaient pas le rendez-vous résolutoire de la crise politique qui mine le pays depuis plusieurs années. Mais peut-être confirment-elles définitivement que le système Kabila se nourrit des crises qu’il génère. Tel un chef de guerre dont l’expertise se réduit à cette intangible réalité.
Plus de vingt ans après les deux guerres fondatrices de ce qui tient lieu aujourd’hui de système politique, la RDC, objet de toutes les convoitises pour ses richesses naturelles, est un théâtre de toutes les violences. Face à une insécurité endémique dans des régions investies par des dizaines de groupes armés aux agendas insaisissables, le pouvoir ne juge plus utile d’inscrire à son bilan la restauration de la sécurité. 5 millions de morts et autant de déplacés internes : le plus lourd bilan des conflictualités contemporaines. N’empêche : alors que l’autorité de l’Etat ne cesse de rétrécir, le régime de Joseph Kabila, aux commandes de la RDC depuis 2001, s’est révélé comme un simple Conseil d’administration s’appliquant à étendre et consolider les intérêts d’un clan, tout comme les chefs de guerre présents sur ce vaste de territoire, installés dans des zones grises du pays, ces sanctuaires des économies parallèles. La guerre, exactement.
Car, la crise congolaise défie l’espace de la pratique politique. C’est la manifestation, déroutante, d’une stratégie de guerre. Celle menée par un pouvoir aux apparences
« politiques » contre la majorité contestataire de son peuple. Mai 2017, évoquant l’urgence de la tenue des élections « avant décembre 2017 », les évêques de la Conférence épiscopale nationale du Congo (Cenco) avaient déploré le fait qu’« une minorité de congolais a décidé de prendre en otage la vie de millions de Congolais ». C’est dans ce contexte que les habitants tentent de résister, depuis vingt ans, à la banalisation de la violence politique, du crime crapuleux et des atteintes récurrentes aux droits humains, ainsi qu’à l’irrépressible dégradation des pratiques politiques et sociales.
Après quelques timides avancées dans la résolution de cette crise – notamment le retrait de Kabila de la compétition électorale suivi de la désignation d’un « dauphin » (sic) en la personne d’Emmanuel Ramazani Shagary -, l’opposition congolaise s’est prise à croire en une alternance au sommet de l’Etat. Mais c’était sans compter avec les incommensurables audaces de la Kabilie. Avant même la tenue des élections, Joseph Kabila confiait sans détour à la presse la possibilité de son « retour » dans la compétition à la présidence en 2023. Une déclaration amplifiée par ses affidés qui précisèrent sans rire que le « dauphin » Ramazany Shadary avait été désigné pour remplir les fonctions présidentielles le temps d’un quinquennat, avant de céder le fauteuil à… Kabila.
La Kabilie, cette petite boutique de toutes les calamités…
L’opposition s’est toutefois lancée dans cette « mère de toutes les batailles », malgré ses dissensions qui ont éclaté au grand jour, complexifiant la configuration du jeu électoral. Deux grandes figures de l’opposition, Martin Fayulu et Félix Tshisekedi allaient, en plus d’affronter le candidat du pouvoir, contenir leur propre rivalité. Mais le désir d’alternance et le rejet du régime Kabila par la majorité des Congolais auront dominé la campagne électorale et rendu secondaire le cheminement erratique des acteurs de l’opposition. Au soir du 30 décembre, les premières tendances, issues de plusieurs bureaux de vote, donnaient en tête des résultats les deux grands candidats de l’opposition.
Ce 30 décembre 2018, le monde pouvait regarder le spectacle de ces élections « entre nulle part et au-revoir ». A l’image du régime aux commandes de ce pays. Le monde regardait ce géant africain s’écrouler un peu plus, inexorablement. Un mouvement que plus rien ne semble pouvoir contenir. L’extravagance le dispute à la fascination. Semblable aux probables mouvements des continents, la lente et inexorable dérive de la RDC agit comme la fin des temps. On pouvait prévoir tout cela. Tout en se refusant d’y croire. Vingt ans d’insondables errements, d’inextricables accumulations de périls. D’obscures causes internes et exogènes jamais élucidées. On désignait volontiers ce pays comme la « gâchette du continent », en se fiant au croquis de la mappemonde. Le « centre de l’Afrique», disait-on. Comme le centre d’un monde. Le pire n’était jamais sûr, même si toutes les calamités réunies s’étaient donné rendez-vous sur cette terre congolaise, qui pourtant abrite d’innombrables morceaux de paradis terrestres. Paradis souillés par la folie des hommes. Là où toutes les cupidités, toutes les ambitions épileptiques se sont donné rendez-vous depuis des années pour aspirer, piller jusqu’à plus soif toutes les richesses que ce pays héberge dans son ventre et ses tréfonds. Le piège était bien là : au bout de la chasse aux trésors, l’abîme de l’arche perdu. On savait, on devinait plutôt la profondeur de l’abîme. Les architectes matois de l’infernale politique congolaise se sont méticuleusement appliqués à y précipiter le vague reliquat d’espérance, conservé par leurs concitoyens, d’un hypothétique miracle. Ce centre du continent continue pourtant de porter et de diffuser, comme toujours, un formidable désir collectif de vie. Question, cependant : ce désir est-il encore assez puissant pour freiner la dérive du géant
congolais ?