J’avais 16 ans en 2004. Peu de centres d’intérêt hors du football et des études. J’étais un petit provincial, loin des rumeurs du monde et de ses clameurs. Un plouc Ziguinchorois, exclu des cercles branchés pour lesquels j’avais inconsciemment développé un mépris féroce. Garçon heureux, se nourrissant de rudiments, bêchant la terre avec des amis et jouant aux championnats estivaux pendant l’hivernage. Bouffeur de poussières et d’argiles dans l’ocre casamançais au gré des voyages. Consommateur de football télévisé, de débats politiques et de bulletins d’informations. Pouvait-il y avoir insouciance plus grandiose, vie plus délicieuse ? Je connaissais Youssef Hadj d’Al Jazeera Sport qui me narrait Zidane, je connaissais Victor Hugo qui m’écrivait le monde, je connaissais Bertrand Coq qui me susurrait l’info. Je ne connaissais pas 50 cent. Et les choses se sont passées comme ça un certain temps. Pendant longtemps. Puis elles ont changé. Un magnétophone, reçu en guise de prix suite au concours de déclamation poétique René Cassin que j’avais remporté au théâtre national Daniel Sorano en 2004, devait donc m’inviter dans le monde. Ouvrir mes oreilles à autre chose que : les notes de Dandan Diédhiou de l’Ucas Jazz Band de Sédhiou dont mon père raffolait ; les sérénades de Michel Sardou et d’Edith Piaff dont ma mère s’émouvait ; les chants de circoncision qu’avec quelques amis nous fredonnions. J’avais ouvert mes oreilles à autre chose, seul dans ma chambre, avec ma musique, mes CD gravés clandestinement. Trois nouvelles idoles naissaient ainsi à moi : Dread Maxime, Ndongo Lô et Pacotille.
Ndongo mourra. Surpris par la faucheuse – qui une fois de plus (avait) frappé fort. Foudroyé en pleine ascension. Lui, mort dans l’éclat de sa gloire naissante. Quand mon amour pour lui, au détour de la chanson Xarit grossissait, enflait jusqu’à l’obsession. Le gosse candide d’un Pikine malfamé, parti dans la vie avec comme seules ressources une voix, une insouciance, des textes, du flair, le sens populaire mal dégrossi des petites naissances, rendait orphelins des admirateurs si précocement esseulés. Du début – Ndoortel – à la glissade – Tarxiss – ce chanteur des soirées hebdomadaires d’un Pikine indigent ; ce chanteur-griot qui distribuait la joie de la danse à ces sommes d’endimanchés à la quête de jubilation ; Ndongo est resté mon chanteur préféré de la scène du Mbalax. Il m’a trouvé en province sans tambours ni trompettes, m’a appris le wolof chatoyant. Pour des gens qui se suffisent de peu, il en avait déjà trop fait.
Plus de 10 ans après, après le choc de Pikine, Pacotille est aussi surpris par la mort. Nouvelle douloureuse qui arrive sans sommation, et qui frappe un autre compagnon de ma jeunesse. A moi, qui n’ai rêvé que d’un âge : 17 ans. J’ai toujours eu le rap en horreur. Mon cousin, encyclopédie du Sénégal des années 90, m’avait sommé d’écouter le groupe Rapadio, je ne l’avais pas suivi. Pacotille est venu chez moi. D’abord avec des ballons, des tics-tics : deux accessoires qui résumaient ma vie. Une claire romance devait naître entre nous. Il jonglait : l’effronté que j’étais le challengeait donc. Il était mon inspirateur en même temps que mon idole. Ce style rafraichissant, ce longiligne et squelettique rappeur, le visage émacié, le bouc ridicule, me rappelait mes voisins, mes amis, mes frères, les gens de tous les jours, somme d’une pauvreté qui sculpte les corps en les creusant. Ses chansons potaches, où la rime se désincarne, se déshabille de toute prétention pour n’épouser que la jubilatoire déconne, étaient les gouters qui venaient rassasier mon âme.
Mes deux idoles de jeunesse, dont les souvenirs restent encore si pénétrants, sont donc mortes.
Modestes sans grades, imprudents dans leurs trajectoires, chanteurs aux choix parfois questionnables, ils étaient pourtant restés les repères d’une adolescence que je voulais sanctuaire. Le lien impérissable avec un type de Sénégal encore fragile, si poreux, pas à l’abri de ces glissades du destin qui frappent si souvent les démunis. Morts brusques et sans soins. La mort ordinaire des pauvres. Aujourd’hui encore, je connais leurs chansons par cœur. Je les chante à gorge déployée. Pèlerinages en adolescence mais aussi regards sur un monde. Méprisés pour leur image de péquenots et de seconds couteaux, ils rappellent – dans un parallèle que j’ose – cette caste de bourges qui reprochaient à Jacques Brel de ne pas être beau pour garnir leur scène. C’est typiquement cela, ce tropisme de la gloire couverte de paillettes que la mort de ces deux garçons me hâte de détester. Ce furent des anges sans ailes, des messagers au souffle court pour le voyage sur terre.
Et ici Galass et sa longue méditation A Capella. Et ici Ma gi dor et Duma la bayi, pour raffermir le lien filial. Et ici Jalle Ma, et son mystère. Et toutes les autres magistrales d’une œuvre que Ndongo, dans son court passage, a offert. Et Pacotille, sa caricature de la contestation, ce rap drolatique dont il est le seul précurseur quand les concurrents gonflés jusqu’au goitre de prétention sociale finiront par traquer l’urineur urbain pour façonner le dit ‘nouveau type de sénégalais’.
Ces deux garçons étaient des gardiens jaloux de la langue wolof, dont ils ont été les formidables hérauts. Ils étaient l’incarnation d’une gloire à taille humaine, d’une gloire de sans grades. D’une gloire fragile. A l’heure où les petites réussites sont déconsidérées et disqualifiées pour le fracas des grandes audiences, ce sont des histoires sénégalaises que Pacotille et Ndongo célébraient. De petites gens, pas à l’abri de la pauvreté, vantés mais aussi contestés. Mais inexorablement dépositaires d’un génie qui tenait pour l’un dans un rap novateur et sarcastique, et pour l’autre dans une voix qui sublimait des textes candides mais in fine prophétiques.
Au seuil de l’année nouvelle, il me plait de faire un pèlerinage par la pensée dans ces tombes, et de réfléchir à la fragile condition d’artistes, avec le nombre de disparitions récentes d’idoles abandonnées, oubliées. Que la nature n’ait pas d’impact sur toi, Dread. Dernier sanctuaire du trio ! « Ma ngui leen di Jalle ».
Texte initiatlement publié dans Le Quotidien en janvier 2018.