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Et Si La Croissance Se Mangeait ?

#Enjeux2019 La croissance économique n’a pas la cote. Il ne se passe pas de jour, dans l’actualité ou les discussions de comptoir, sans tomber sur des politicards ou intervenants la pointer du doigt négativement. C’est à coup de « la croissance ne se mange pas », « à quoi sert-elle si elle ne fait notre bien-être ? », etc. Même si, pour certains, elle se présente comme l’objet d’un culte où les parties concernées épiloguent, lui confèrent des vertus miraculeuses ou la brandissent comme trophée d’un tel ou tel autre programme. La croissance du PIB serait pour le sénégalais, comme la liberté : « l’une de ces expressions qui ont plus de valeur que de sens… ».

Entre les deux, le néant. Les économistes, censés expliquer ce qu’est la croissance, apprennent dès leurs premières années d’études, que le PIB est un indicateur très limité, ignorant des aspects non négligeables de l’économie, mettant en avant les gaspillages et incapable d’évaluer justement les valeurs non marchandes. Et puisqu’on leur reproche certaines tares, à savoir leur matérialisme borné, leur tendance à tout quantifier et leur utilisation d’un jargon ésotérique, l’appétit de défendre la croissance économique comme priorité de toute politique est coupé.

Ce qui est regrettable. Malgré ses limites, le PIB est un indicateur qui mérite sa place centrale dans les objectifs des politiques publiques et un baromètre du succès économique des sociétés (François Fourquet, Les comptes de la puissance, 1980). L’économiste Nicholas Oulton s’est livré ici (www.cep.lse.ac.uk/pubs/download/occasional/op030.pdf ) à un exercice de défense enthousiaste du PIB, en évoquant les principales critiques que l’indicateur rencontre.

– La nature désavantageuse l’économie sénégalaise –

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« La croissance ne se mange pas ». Partout en Afrique, au Sénégal en particulier, cette phrase s’échappe dans la mêlée des discussions, souvent comme réponse à une sortie du gouvernement concernant la santé de l’économie, ou pour servir de boutade. Qu’en est-il ?

Si les populations ne sentent pas la croissance annuelle moyenne de 5,4% entre 2012 et 2017, c’est en raison de la nature de l’économie sénégalaise.

D’abord, celle-ci est caractérisée par une nette désarticulation : il n’y a pas une homogénéité des flux d’informations et des secteurs à ce que se propagent les effets positifs d’une croissance obtenue localement (i.e., dans un secteur donné). En d’autres termes, si l’un des secteurs (par exemple, celui des services, représentant 53.6% du PIB) connaît une forte croissance, l’on ne constatera qu’un faible impact de celle-ci sur les autres secteurs. La nature désarticulée de l’économie empêche cette diffusion de la croissance, donc à ce qu’elle touche une plus grande partie des populations.

Ensuite, l’économie sénégalaise, à l’image de celles des autres pays d’Afrique, s’ancre dans une profonde extraversion. En d’autres termes, lorsque l’on s’intéresse aux « coûts » mesurables de son intégration dans le système économique mondial, l’on remarque que le Sénégal est un exportateur net de capitaux (une donnée bien connue du système capitaliste, pour les pays pauvres). Qu’est-ce que signifie ? La différence entre le PIB, qui mesure la valeur créée par toutes les unités de production dans un pays donné, et le PNB, mesurant par contre la valeur créée par les nationaux uniquement, donne le Revenu Net des Facteurs. En comptabilité nationale, ce concept correspond aux sommes nettes transférées pour la rémunération des facteurs de production (les rémunérations du travail, les dividendes perçus, les intérêts sur la dette, les profits transférés par les firmes, etc.). L’on constate que les transferts nets de revenus atteignent des proportions élevées dans la majorité des pays de l’Afrique de l’Ouest, notamment au Sénégal. Cela indique qu’en période de forte croissance, la performance économique profite d’abord au capital international. Malgré le prêche de la « bonne gouvernance », le Sénégal reste un réservoir de profits pour le système économique international ; et à l’image des autres pays de l’Afrique occidentale.

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Enfin, en dehors de la désarticulation et de l’extraversion de l’économie sénégalaise, la pauvre qualité de la croissance renseigne sur les aspects lésés des politiques publiques (même si des avancées notoires s’aperçoivent), à savoir la lutte contre la pauvreté, une plus grande redistribution des revenus – qui suppose une efficacité de collecte et de gestion fiscale –, une inclusion nette des couches les plus vulnérables dans les programmes de développement et l’accès, particulièrement des jeunes, à un emploi protégé, sont à discuter.

Les raisons de la persistance d’une croissance, certes soutenue et assez élevée, mais pauvre s’avèrent multiples ; la prématurité des économies africaines, donc leur potentiel soupçonné, apporte l’occasion aux puissances publiques d’orienter les choix de politiques sociales vers ce qui consolidera l’épanouissement des populations, avec une croissance inclusive.

– Le PIB, un mauvais indicateur du bien-être –

La principale critique qui consiste à qualifier le PIB de mauvais indicateur du bien-être est exact ; mais cela n’a jamais été sa prétention. Le PIB sert à mesurer la valeur de la production pendant une période, et destinée à la consommation. La non-prise en compte de la nature et la valeur des loisirs, de l’activité domestique, etc. s’explique par la volonté de se soustraire des évaluations subjectives dans le calcul. Il a été tenté d’intégrer d’autres aspects dans le calcul afin de synthétiser des indicateurs de bien-être, mais cette entreprise n’a pas eu assez de succès, précisément parce qu’elles demandent trop d’évaluations subjectives.

Quand on sait ce que le PIB et sa croissance mesurent et ne mesurent pas, on peut noter que si cet indicateur ne constitue pas le bien-être, il en est une des composantes. La croissance est une condition nécessaire, mais non suffisante, de tout épanouissement socioéconomique. Si le PIB ne mesure pas directement le bien-être, il est directement lié à toute une série d’aspects qui y contribuent. Les visualisations de données, qui peuvent être consultées sur Gapminder ou OurWorldInData, permettent de constater qu’un PIB élevé coïncide avec une espérance de vie forte, un niveau d’éducation élevé, une faible mortalité infantile, un faible taux de criminalité, etc. ; et la croissance du PIB réduit le chômage, l’une des principales sources de tension sociale.

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Il est une évidence de rappeler que « la croissance ne se mange pas » dans une économie désarticulée, extravertie et dont les politiques sociales restent à parfaire et à placer en priorité. Mais sans la croissance, l’on mourra de faim. Et c’est en cela qu’elle mérite, entre autres cibles de politiques socioéconomiques, de rester une priorité.

#Enjeux2019

Cheikh Ahmadou Mbacké Ndiaye est Economiste-Statisticien, titulaire d’un master en économétrie de l’UCAD.







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