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Alerte Au Conseil Constitutionnel

SenePlus publie ci-dessous, la lettre datée du 11 janvier 2019, adressée au Conseil constitutionnel par des spécialistes nationaux et internationaux du droit sur la candidature de Karim Wade.

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs les Membres du Conseil constitutionnel,

M. Karim WADE a déposé auprès du Conseil constitutionnel sa candidature à l’élection du Président de la République dont le premier tour aura lieu le 24 février 2019.

Depuis longtemps, nous suivons avec une grande attention la situation politique au Sénégal. Nous ne vous cacherons pas qu’elle nous soucie beaucoup. Nous sommes, en particulier, préoccupés par les controverses relatives à l’éligibilité de M. Karim WADE, candidat désigné par le principal parti national d’opposition.

Ces controverses reposent, entre autres, sur la portée des dispositions de l’article L. 57 du code électoral issu de la loi du 4 juillet 2018 qui imposent d’être électeur pour faire acte de candidature.

Au terme d’un examen très approfondi de la question au regard des textes en vigueur, la compétence, l’expérience et l’expertise que nous détenons dans les domaines du droit constitutionnel, des institutions politiques et du droit international nous convainquent que la candidature de M. Karim WADE satisfait à toutes les conditions posées par les textes applicables et que le rejet de cette candidature susciterait l’incompréhension, et donc de vives critiques, de la communauté juridique internationale.

Les considérations qui suivent nous font aboutir à cette conclusion.

  1. M. Karim WADE a été régulièrement et définitivement inscrit sur la liste électorale le 16 avril 2018

Conformément aux dispositions du décret n o 2018-253 du 22 janvier 2018 portant révision exceptionnelle des listes électorales en vue de l’élection présidentielle, M. Karim WADE s’est présenté pour être inscrit sur la liste électorale, le 16 avril 2018, devant la commission administrative qui siégeait à l’ambassade du Sénégal au Koweit et qui avait été désignée pour inscrire les ressortissants sénégalais résidant au Qatar, comme c’est le cas de M. Karim WADE

La commission administrative a enregistré cette inscription et remis à M. Karim WADE un récépissé n o 80651515 daté du 16 avril 2018 et portant le visa du secrétaire général de la délégation de la commission électorale nationale (DECENA) Koweft.

L’inscription de M. Karim WADE a donc été parfaitement régulière. Elle est devenue définitive.

  1. Les services du ministère de l’intérieur n’avaient pas le pouvoir de radier M. Karim WADE de la liste électorale le 2 juillet 2018.

Le 2 juillet 2018, l’ambassadeur du Sénégal au Koweit a déclaré avoir reçu du ministère de l’intérieur un document spécifiant que M. Karim WADE une doit pas être inscrit sur les listes électorales en application de l’article L. 31 du code électoral ».

Cette radiation a été revendiquée, le même jour, lors d’une conférence de presse tenue par le directeur de la formation et de la communication à la direction générale des élections. Les services centraux du ministère de l’intérieur doivent donc être regardés, de toute évidence, comme les auteurs de la radiation.

Il ressort des dispositions de l’article R. 43 du code électoral que les services centraux ne peuvent procéder à une radiation de la liste électorale que si un électeur est inscrit sur au moins deux listes, ce qui n’est évidemment pas le cas en l’espèce.

Or la décision de radiation frappant M. Karim WADE est uniquement motivée par la condamnation infligée à celui-ci le 23 mars 2015 par la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI).

ElIe a donc été prise par une autorité administrative pour un motif autre que celui qui aurait pu être légalement retenu.

3. La privation du droit de vote ne peut résulter que d’une décision expresse de justice.

II est important de souligner, au préalable, que, contrairement aux réquisitions du procureur spécial, la CREI a refusé de priver M. Karim WADE de ses droits civiques, en déclarant que la loi pénale ne permettait pas de prononcer cette privation au regard de l’incrimination qu’elle avait retenue pour prononcer la condamnation. La CREI s’est exprimée en ces termes :

Considérant que le ministère public a requis l’interdiction pour les condamnés de l’exercice des droits civils, civiques et de famille mentionnée dans l’article 34 du code pénal ; – Considérant qu’en vertu de l’article 35 dudit code, les tribunaux ne prononceront cette interdiction que lorsqu’elle aura été autorisée par une disposition particulière de la loi – Considérant qu’en l’espèce, les prévenus ont été déclarés coupables d’enrichissement illicite et de complicité dudit délit ; – Considérant que l’article 163 bis du code pénal qui prévoit et réprime le délit précité n’autorise ni n’ordonne l’interdiction mentionnée dans l’article 34 précité ; qu’il y a lieu, dans ces conditions, de ne pas prononcer ladite interdiction».

Tout comme l’interdiction des droits civils et de famille, l’interdiction des droits civiques est une peine prévue par la législation pénale, comme le spécifie l’article 9 du code pénal. Cette peine a le caractère d’une peine qui est complémentaire d’une peine principale. En tant que peine complémentaire, elle ne peut, nonobstant toute disposition contraire, résulter de plein droit d’une condamnation pénale ; elle ne présente aucune automaticité et ne peut donc être appliquée que si la juridiction de condamnation l’a expressément prononcée.

Dans une décision du 15 mars 1999, le Conseil constitutionnel de la France s’est prononcé très nettement en ce sens : « Le principe de nécessité des peines», posé à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, «implique que l’incapacité d’exercer une fonction publique élective ne peut être appliquée que si le juge l’a expressément prononcée, en tenant compte des circonstances propres à l’espèce… lors, en instituant une incapacité d’exercer une fonction publique élective d’une durée en principe au moins égale à cinq ans, applicable de plein droit à toute personne physique à l’égard de laquelle a été prononcée la faillite personnelle, l’interdiction prévue à l’article 192 de la loi du 25 janvier 1985 sur la liquidation judiciaire, sans que le juge qui décide de ces mesures ait à prononcer expressément ladite incapacité, l’article 194 de cette loi méconnaît le principe de nécessité des peines». ElIe est donc contraire à la Constitution. Ce raisonnement est parfaitement transposable en l’espèce.

L’existence de la condamnation prononcée à l’encontre de M. Karim WADE par la CREI ne peut donc pas entraîner par elle-même la privation du droit de vote.

4. La loi du 4 juillet 2018 institue des dispositions rétroactives contraires à la Constitution du Sénégal et aux engagements internationaux souscrits par le Sénégal.

En subordonnant la recevabilité de la candidature à la qualité d’électeur, la loi du 4 juillet 2018 viole le principe de non-rétroactivité à l’égard des personnes qui ont été privées du droit de vote par l’effet d’une condamnation prononcée avant son entrée en vigueur. Auparavant, ces personnes, malgré leur condamnation, pouvaient faire acte de candidature puisque la qualité d’électeur n’était pas requise. II n’en est plus de même aujourd’hui.

Or la privation du droit de vote par une décision de justice présente le caractère d’une peine, que cette peine soit prononcée à titre principal, complémentaire ou accessoire. L’article I de la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont la valeur déclaratoire de principes généraux de droit international est reconnue par l’ensemble de la communauté internationale et est largement reprise par la Constitution du Sénégal, interdit que soit infligée une peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise : c’est un principe inhérent aux droits de la défense.

En ce qu’elle impose d’avoir la qualité d’être électeur pour être éligible, la loi du 4 juillet 2018 ne pourrait donc être appliquée à une personne condamnée avant son entrée en vigueur sans violer le principe de non-rétroactivité incorporé à l’article 6 de la Constitution • « NuI ne peut être condamné si ce n’est en vertu d’une loi entrée en vigueur avant l’acte commis ». Ses auteurs n’ont d’ailleurs même pas cherché à envisager expressément une application rétroactive.

En conséquence, le Conseil constitutionnel ne saurait se fonder sur cette loi pour s’opposer à la candidature de M. Karim WADE sous le prétexte que ce dernier ne serait pas inscrit sur la liste électorale.

  1. Après l’intervention de la décision du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies du 22 octobre 2018, l’arrêt de la CREI ne peut plus fonder la privation du droit de vote de M. Karim WADE.

Dans sa décision du 22 octobre 2018, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a déclaré que l’arrêt de la CREI avait été rendu en violation des dispositions de l’article 14 paragraphe 5 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, parce que M. Karim WADE avait été privé de la possibilité de faire réexaminer par une juridiction supérieure la déclaration de sa culpabilité et sa condamnation. Il a enjoint à l’État du Sénégal d’ouvrir à M. Karim WADE le droit de bénéficier d’un recours utile et exécutoire permettant un réexamen de la déclaration de culpabilité et de la condamnation. Cette injonction n’a pas été respectée.

Avec l’intervention de la décision du Comité, l’État du Sénégal, qui a signé et ratifié sans réserve la Charte des Nations Unies et le Pacte international, a le devoir de prendre en considération la condamnation de l’arrêt de la CREI par le Comité, de réexaminer l’affaire dans les conditions prescrites par cette institution et de ne pas donner exécution à l’arrêt. Tant que l’affaire n’aura pas été réexaminée dans les conditions exigées, il ne serait pas conforme aux engagements internationaux souscrits par le Sénégal de prendre à l’égard de M. Karim WADE une mesure d’interdiction du droit de vote.

Au surplus, une telle mesure correspondrait, pour M. Karim WADE, à une aggravation des violations des droits de l’homme au regard du Pacte international et de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, ce qui serait inacceptable.

  1. L’application de l’article 31 du code électoral à M. Karim WADE ne répondrait pas à des critères objectifs et raisonnables.

Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a affirmé, dans son Observation générale n o 25, adoptée au titre du paragraphe 4 de l’article 40 du Pacte international.  « Toute restriction au droit de se porter candidat… doit reposer sur des critères objectifs et raisonnables. Les personnes qui, à tous autres égards, seraient éligibles ne devraient pas se voir privées de la possibilité d’être élues par des conditions déraisonnables ou discriminatoires ».

Dans un arrêt du 13 juillet 2015, la Cour de justice de la CEDEAO a clairement énoncé : « ll ne fait aucun doute que l’exclusion d’un certain nombre… de citoyens de la compétition électorale qui se prépare relève d’une discrimination difficilement justifiable en droit ».

L’article 25 du Pacte international et l’article 13 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples reconnaissent à tous les citoyens le droit de participer librement à la direction des affaires publiques de leur pays.

L’application de l’article L.31 du code électoral à la candidature de M. Karim WADE violerait les principes précités. En effet, elle revêtirait un caractère automatique et général en ce que serait mis en œuvre sans l’intervention d’un juge. Elle serait disproportionnée en ce qu’elle serait une contrainte d’une extrême sévérité. ElIe serait déraisonnable parce qu’elle contreviendrait à l’ordre démocratique et ne répondrait à aucun but poursuivi pour la consolidation et l’approfondissement du processus électoral. À l’heure où le Sénégal prend la présidence du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, il serait injustifiable que le pays ne veille pas à une application stricte des prescriptions du Comité des droits de l’homme.

7. La qualité d’électeur n’implique pas l’inscription sur la liste électorale.

Aucun principe général du droit ne subordonne à l’inscription sur la liste électorale la possession de la qualité d’électeur. Bien au contraire, l’article 1.27 du code électoral, qui définit le corps électoral, énonce. « Sont électeurs les Sénégalais des deux sexes, âgés de dix-huit ans accomplis, jouissant de leurs droits civils et politiques et n’étant dans aucun cas d’incapacité prévu par la loi ». n’exige donc pas d’être inscrit sur la liste électorale.

Le code électoral ne comporte aucune disposition supplémentaire concernant l’élection du Président de la République. La comparaison avec les textes concernant l’élection des membres des assemblées locales est édifiante :

  • l’article L.267 du code électoral régissant l’élection des conseillers municipaux spécifie . « Sont électeurs, les Sénégalais… régulièrement inscrits sur la liste électorale de la commune…». II subordonne expressément la qualité d’électeur à l’inscription sur la liste électorale,
  • l’article I-.233 applicable à l’élection des conseillers départementaux dispose : «Est éligible…tout électeur du département », ce qui renvoie nécessairement à la catégorie des électeurs inscrits sur la liste électorale d’une commune du département.

Pour l’élection présidentielle, en l’absence de toute prescription législative en sens contraire, l’inscription sur la liste électorale ne constitue donc pas une condition de la possession de la qualité d’électeur.

Comme nous l’avons montré, M. Karim WADE remplit ainsi les quatre conditions prévues par l’article L.27 pour posséder la qualité d’électeur. Il satisfait donc aux conditions requises pour être candidat à l’élection présidentielle.

Pour l’ensemble des raisons que nous venons d’exposer, nous avons la profonde conviction que la candidature de M. Karim WADE satisfait aux exigences posées par les textes applicables.

Nous avons aussi la conviction que votre institution saura montrer, dans l’examen de la candidature de M. Karim WADE, l’esprit d’indépendance qui caractérise aujourd’hui les juridictions constitutionnelles dans toutes les démocraties et tous les États de droit.

Nous vous prions de croire, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, à l’assurance de notre haute considération.

Jean-Paul COSTA, ancien président de la Cour européenne des droits de l’homme

Dominique CHAGNOLLAUD DE SABOURET, professeur de droit public et de sciences politiques Université Paris Il

Ibrahima Arona DIALLO, professeur de droit public, Université Gaston Berger de Saint-Louis membre du Centre d’études et de recherches comparatives sur les Constitutions, les libertés et I’Etat

Denis ALLAND, professeur de droit international Université Paris II Panthéon-Assas Panthéon-Assas du Cercle des constitutionnalistes

Rosnert Ludovic ALISSOUTIN, chargé d’enseignement et d’encadrement Université Gaston Berger de Saint-Louis, Écrivain.







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