Moins dans le domaine de la régulation des joutes entre forces politiques, la distinction entre l’Etat légal et l’Etat de droit s’apprécie plus à l’aune de l’impuissance des citoyens par rapport aux dérives des pouvoirs exécutif et législatif ou de l’insubordination des gouvernants aux règles de droit.
Toutefois, les divergences entre ces forces politiques peuvent naturellement porter sur le fonctionnement du pouvoir judiciaire.
Il en a été ainsi pour l’affaire de l’arrêt communément appelé Marbury contre Madison.
Cet arrêt ne découle pas en soi d’une volonté du chief justice John Marshall, non moins juge, homme politique et membre du Parti fédéraliste, d’arracher au gouvernement fédéral des Etats-Unis d’Amérique l’indépendance du pouvoir judiciaire.
L’enjeu de la bataille épique ayant mis aux prises le Parti fédéraliste et les Républicains démocrates avait pour objet la compétence de la Cour suprême en matière de contrôle des lois dans un contexte où le Congrès et la Présidence des Etats-Unis étaient sous la coupole des Républicains démocrates.
A titre de rappel, il convient de souligner que la position hostile des partisans du Parti fédéraliste aux éventuels excès de la démocratie se justifiait par leur attachement à garantir plus d’efficacité et par conséquent à allouer des pouvoirs plus élargis au gouvernement fédéral.
Quant aux desseins des Républicains démocrates, ils étaient plus orientés vers la sauvegarde des principes de souveraineté populaire.
De manière plus spécifique, le litige proprement dit est consécutif à la prise, par le fédéraliste John Adams, deuxième Président des Etats-Unis, d’actes de nomination de personnes après avoir été battu aux élections et avant l’entrée en fonction du nouveau Président, le démocrate Thomas Jefferson.
Arrivé aux commandes, ce dernier a manifesté la volonté de remettre en question la nomination de l’homme d’affaires et riche financier William Marbury en qualité de juge de paix, en demandant à son secrétaire d’Etat James Madison de ne pas procéder à la remise de l’acte au concerné.
Marbury décida alors de saisir la Cour suprême présidée par John Marshall qui a lui aussi accédé au poste de chief justice dans les mêmes conditions (avant la prise de fonction du Président Jefferson) par la grâce du Président Adams.
S’appuyant sur le fait que la Constitution lui confère le pouvoir de formuler des injonctions à un titulaire d’une des charges de l’Exécutif, la Cour suprême ordonna au secrétaire d’Etat James Madison de procéder à la délivrance de l’acte d’affectation de Marbury qui dispose d’un droit acquis à l’obtenir.
Mais au-delà de s’être prononcé sur la validité de la nomination de Marbury, le mérite de la Cour suprême réside surtout dans la subtilité dont elle a fait montre pour démêler, dans un contexte politique marqué, l’écheveau juridique posé par la contradiction entre :
d’une part, les dispositions du Judiciary act de 1789 postérieur à la Constitution des Etats-Unis de 1787 qui confèrent la prérogative exclusive à la Cour suprême d’émettre des injonctions conformes aux principes et usages du droit, à l’encontre de tout titulaire d’un office sous le gouvernement des Etats-Unis ;
d’autre part, celles de la Constitution des Etats-Unis qui n’accordent à la Cour suprême le privilège de se prononcer sur les cas autres que ceux concernant les ambassadeurs et les diplomates de rang inférieur et les consuls qu’en qualité de juridiction d’appel.
Tenaillée entre le risque de destitution par le Congrès contrôlé par les Républicains démocrates et la hantise de voir ses compétences édulcorées en clamant a priori son incompétence, la Cour suprême a donc choisi d’examiner l’affaire au fond.
Elle a soulevé alors le moyen de l’inconstitutionnalité du Judiciary act privant ainsi Marbury de son recours, nonobstant la reconnaissance de son droit à y recourir.
En se prononçant sur l’affaire au fond, la Cour a réaffirmé ainsi sa compétence en matière de contrôle de la constitutionnalité des lois et des actes administratifs de l’Exécutif.
Apprécié dans ce climat particulier de prise de l’arrêt Marbury contre Madison marqué par la contradiction entre le Judiciary act et la Constitution des Etats-Unis, il serait excessif de dire que notre système judiciaire se «complaît dans une servitude volontaire» et que «nos juges ont sabordé la primauté du droit à l’autel du politique» lorsqu’ils refusent de se prononcer en cas d’incompétence ou évitent de s’immiscer dans les batailles politiques.
La formation et l’interdiction intimée à nos magistrats d’adhérer à un parti politique et à toute manifestation politique constituent déjà des facteurs essentiels qui n’étaient pas de saison à l’époque aux Etats-Unis.
Aussi, revenant sur les travers et abus de l’Etat légal, il demeure constant qu’il est possible de les pallier en s’inscrivant dans la voie qui mène vers l’Etat de droit par l’instauration de la hiérarchie des normes, de la séparation des pouvoirs, de l’égalité de tous devant les règles de droit et de la soumission de l’Etat aux règles de droit.
Sous ce rapport, l’on peut valablement considérer que notre pays s’est inscrit dans la trajectoire d’un Etat de droit.
L’allocution prononcée en mars 2015, à l’occasion du séminaire sur «L’Etat de droit au Sénégal», organisé sous l’égide de World justice project, par l’actuel premier président de la Cour suprême, le juge Mamadou Badio Camara, à l’époque Procureur général de la même Cour, l’illustre à suffisance.
S’exprimant au nom du juge Pape Oumar Sakho, à l’époque premier président de la Cour suprême, actuel président du Conseil constitutionnel, le juge Camara y a présenté un aperçu sur la jurisprudence, notamment en termes de retrait de projets de loi, de soumission préalable de lois pour examen de la conformité de leur constitutionnalité et d’annulation de décisions administratives.
Cet Etat de droit est certes perfectible par une meilleure relative séparation des pouvoirs avec davantage d’indépendance du pouvoir judiciaire par rapport aux pouvoirs exécutif et législatif pour lequel a plaidé le magistrat Alioune Sarr, lors de sa cérémonie de passation de services à Mbour après son affectation à Saint-Louis, en ces termes : «Les magistrats du siège et les magistrats du Parquet ne sont pas protégés par la loi.»
Relative séparation toutefois pour éviter d’en arriver à une cohabitation inharmonieuse de trois Etats en un, pouvant conduire à la situation kafkaïenne dans laquelle est plongé depuis mardi passé le Royaume Uni avec un gouvernement dans une situation inconfortable, devant un Parlement en contradiction avec la volonté du Peuple britannique de sortir de l’Europe et les exigences de cette dernière par rapport à ce British Exit (Brexit).
Oumar FALL
Citoyen sénégalais
Darou Salam 1, Bargny
oumarfall8@yahoo.fr