#Enjeux2019 – Dans une tribune publiée ici-même sur SenePlus.com il y a quelques jours, le Professeur Abdoulaye Elimane Kane ouvrait, sans prétendre épuiser la question, une réflexion sur la place et la signification de la Culture au Sénégal, soulevant quelques-uns de ses problèmes structurels, posant certains de ses enjeux politiques. C’est dans le sillage de cette réflexion que j’entame cette série de contributions autour de ce que j’appellerais provisoirement la fracture culturelle au Sénégal. Je pourrais, de façon minimale et simple, définir ainsi ce que j’entends par là : l’idée qu’il existe dans ce pays une séparation actée, une crise fondamentale et irrémédiable entre une culture d’élite, profonde et spirituelle, accessible – voire réservée – à une seule minorité, et une culture dite « de masse », vouée au seul du divertissement, incapable d’élever, destinée aux couches les plus défavorisées.
Ce n’est pas le fait qu’il existe une culture exigeante et une autre plus accessible (les deux n’en possèdent pas moins la dignité d’une culture) que je veux ici nier. Que toutes les œuvres, ne serait-ce que par l’effort personnel qu’elles requièrent pour être appréciées ou senties, ne se valent pas, voilà une proposition qui me semble juste, quoiqu’elle puisse scandaliser les adeptes d’une horizontalisation absolue, voire d’une suppression simple de toutes les valeurs. Je crois pourtant que le véritable scandale se trouve dans une vision non pas hiérarchisante, mais exclusiviste de la culture. L’idée qu’on soit destiné, prédestiné, selon sa naissance, sa catégorie sociale, son capital culturel, à une forme de culture correspondant à notre être ; forme de laquelle on ne pourrait, ou ne devrait jamais sortir, me paraît plus dangereuse et révoltante. C’est pour tout dire une idée fausse.
C’est pourtant elle, je crois, qui s’est imposée dans notre inconscient, pour ce qui a trait, du moins, à notre rapport aux œuvres d’art. C’est donc cette conception d’une culture de la correspondance naturelle, de l’essentialisation, qu’il faut examiner et critiquer. Changer la perception – car c’est d’abord sur la perception qu’il faut travailler – de la Culture au Sénégal est un immense chantier. Il y a cependant quelques fondations que les prochaines politiques publiques en la matière pourraient jeter pour réduire cette fracture symbolique et combattre cette idée fausse (et persistante, comme bien des idées fausses) d’un fatal déterminisme culturel. Je propose de m’intéresser à trois de ces fondations : la (re)création d’espaces autres de Culture, la « défolklorisation » du patrimoine national et, pour finir, tâche essentielle en ce qu’elle s’attaque au cœur même de l’imaginaire, la déculpabilisation de la Culture.
– Paradis et déserts culturels –
Tous les lieux institutionalisés portent en eux une certaine ambiguïté. Ceux de la culture n’y échappent pas : s’ils sont nécessaires voire indispensables à la stabilité, à l’identification, à la régularité d’une vie culturelle dans un pays, il est aussi évident que leur caractère officiel empêche ou réduit la possibilité d’espaces autres de culture. Et lorsque ces espaces existent malgré tout, la probabilité est élevée que le rayonnement des institutions les rende invisibles.
La Culture se joue aussi, peut-être d’abord, en ses lieux ; et il suffit d’observer un peu la carte desdits lieux, au Sénégal, pour voire émerger, plus ou moins prononcée selon l’échelle, une logique de centralité et de périphérie qui tourne toujours en défaveur de la seconde. A l’échelle nationale, le joyau de la couronne culturelle sénégalaise noie tous les autres éclats de culture dans son éblouissante lumière : voici Dakar, ses théâtres, ses centres culturels, ses librairies, ses maisons de la culture, ses grands musées, ses rares (mais nombreux, en regard du reste du pays) cinémas, ses biennales d’art, son offre culturelle fournie, diversifiée, dynamique, sa pléiade d’artistes et d’acteurs culturels. Autour de ce paradis, les autres régions s’étendent en un vaste désert culturel que le réconfort de quelques oasis ombreuses (Saint-Louis est sans doute la plus connue d’entre elles) ne rend pas moins aride et triste. L’offre culturelle sénégalaise, dans sa géographie, n’échappe pas au modèle jacobin, capitale/provinces, dans lequel l’essentiel de la ressource – humaine, structurelle, financière -, l’essentiel du pouvoir, seraient concentrés et administrés dans la première, ne laissant aux secondes que des miettes. Cette logique de centralisation abusive se reproduit à l’échelle même des villes qui ont une politique culturelle substantielle (se dessine alors un schéma duel entre le centre-ville et les banlieues, qu’on croit du reste honorer en leur accolant la louange assassine de « réservoir de talents », ce qui dispense de les soutenir par une vraie attention stratégique). Mais l’expression la plus cruelle de la centralisation culturelle se mesure, comme le soulignait Abdoulaye Elimane Kane, dans les effets comparés de la politique culturelle en zone urbaine et en zone rurale. On devine aisément, là encore, l’espace malaimé, abandonné.
Bien entendu, des efforts sont faits pour que la culture n’étouffe pas dans quelques lieux consacrés. J’ai été agréablement surpris, par exemple, pendant la dernière biennale d’art contemporain, de voir des expositions dans certains lieux inattendus, presque insolites (qu’ils me soient apparus insolites signait précisément le drame de la Culture au Sénégal : on a fini par croire qu’elle n’appartenait qu’à quelques endroits élus). Oui, il y a sûrement des efforts, des sacrifices consentis par d’honnêtes et valeureux acteurs culturels, généreux et engagés. Mais la situation générale, je crois, demeure celle que j’ai décrite.
– Culture et lutte des classes –
Cette géographie binaire de la culture, marquée par un déséquilibre flagrant entre espaces bénis des pouvoirs culturels et zones démunies (si elles ne sont tout bonnement oubliées par ces mêmes pouvoirs) produit une conséquence désastreuse sur la perception que des populations éloignées des centres ou défavorisées peuvent avoir de l’art et de la culture : la certitude qu’une certaine culture leur est inaccessible et, in fine, la peur même du mot de culture.
Il m’est arrivé, au Sénégal, de faire des rencontres littéraires dans les lieux les plus officiels mais aussi dans des endroits très éloignés des épicentres de l’offre culturelle. Dans l’un ou l’autre de ces espaces, les personnes qui m’invitaient exprimaient, sur des modes très différents, une semblable réalité : la question de l’accès à la culture au Sénégal reflète avec brutalité les inégalités sociales et territoriales que les politiques culturelles des dernières décennies ont entretenues, voire creusées.
Les lieux institutionnalisés qui m’accueillaient se désolaient bien souvent de n’avoir pu attirer aux rencontres certaines catégories de populations. Mes hôtes déploraient l’absence quasi-systématique de ces dernières aux événements qu’ils organisaient. Ils évoquaient aussi la méfiance que leurs murs inspiraient à un certain public. La distance géographique constituait le premier obstacle à leur présence ; mais on pouvait plus sûrement faire l’hypothèse que le problème de fond était l’écart mental qui séparait, sur le plan des possibilités d’accès en tout cas, ces populations défavorisées des lieux culturels institutionnalisés : elles ne croyaient pas que leur place pût être là. On les avait convaincues que cette culture-là, dite « haute », ne leur était pas destinée. A quoi bon, alors, venir ?
Lorsque j’allais dans des lieux moins favorisés par l’offre culturelle, en revanche, on m’accueillait toujours avec une sorte de stupéfaction mêlée d’une gratitude si excessive qu’elle me gênait parfois. Cette attitude, cependant, n’était pas tant liée au fait que je fusse un écrivain dont ils avaient pu avoir vent des livres ; elle avait plutôt trait au fait qu’en tant qu’incarnation d’un monde culturel dont on leur avait toujours dit qu’il leur était inaccessible, je consentisse, comme si c’était une faveur divine que je leur faisais, à venir à leur rencontre. Il m’a fallu un peu de temps pour comprendre cela : ma présence, comme écrivain, dans tel lieu ou tel autre, activait des situations politiques devant l’art et la culture tels qu’on les avait définis dans les lieux de pouvoir. J’étais au cœur de la fracture culturelle. J’étais peut-être même au cœur d’une lutte de classes (en réalité elle n’a plus de lutte que le nom, tant il est évident que l’une des classes a perdu depuis longtemps).
– Hétérotopies culturelles : pour la création d’espaces autres de culture –
Alors, que faire ? Ce n’est pas la première fois que la délocalisation ou la décentralisation des lieux de culture est identifiée comme remède au désert culturel. Mais je crois qu’il faut complexifier un peu cette idée d’une décentralisation de l’offre culturelle : la réussite d’une telle entreprise ne consisterait pas simplement, à mes yeux, à déplacer un modèle d’un lieu à un autre, mais à mener la réflexion politique à partir des lieux eux-mêmes. En d’autres termes, je crois que délocaliser l’offre culturelle n’est pas la dupliquer mécaniquement, la décalquer sur les espaces périphériques.
Car ce qui assure la vitalité d’un lieu culturel, c’est la coïncidence entre l’esprit de ce lieu, son énergie profonde, sa ressource essentielle, et la volonté politique de transformer cette matière. Tout le monde devrait pouvoir accéder à la culture sous toutes ses formes. Et c’est précisément à la notion de forme qu’une réflexion sur la décentralisation de la politique culturelle devrait s’attacher. Quelles formes choisir pour édifier un espace culturel dans tel lieu ? Comment partir du lieu pour créer une expression culturelle qui en épouse la forme et en touche le cœur ? Il est vrai qu’en la matière, le volontarisme politique aveugle ne suffit pas. La technocratie seule ne résout rien. Il faut plus que cela : de l’imagination.
La création d’espaces autres de culture a pour condition la subversion, ou la transgression de l’idée étroite qu’on se fait d’un lieu de culture dans certains endroits dominants. Il faut pouvoir, sans renoncer à l’exigence que l’art peut avoir, lui trouver des manières d’être autres selon les lieux. L’exemple qui me vient immédiatement est celui du festival des Récréatrâles, au Burkina Faso, où on a eu la formidable idée de proposer du théâtre, des discussions avec des artistes et des intellectuels, des lectures de poésie, des contes, des palabres, des concerts au cœur même des quartiers populaires : dans les cours des maisons ! Je trouve belle cette manière de replacer la culture au cœur de la cité, au cœur de la vie quotidienne, pour la nourrir d’une énergie humaine et d’une écoute neuve. Voilà une forme de création d’espaces autres de culture. Voilà, pour reprendre mutatis mutandis un concept foucaldien, une « hétérotopie » culturelle.
– Le Rêve de Sembène –
Restons un peu au Burkina, grand pays de cinéma africain, pour évoquer le père du septième art sous nos tropiques, Ousmane Sembène. Au moment de se tourner vers le cinéma, il croyait que cet art parviendrait plus facilement – que le roman, en tout cas – à toucher les « masses » du continent, celles qui n’avaient pas toujours la possibilité d’accéder au livre. Pour un cinéaste comme Sembène, dont le travail cinématographique comportait souvent une part pédagogique assumée, faire un film revenait à créer une œuvre aussi plaisante à regarder qu’instructive. On pourrait, du rêve sembénien, tirer un syllogisme : le cinéma doit être une belle œuvre d’art, une belle œuvre d’art doit éduquer, le cinéma doit éduquer.
De ce double précepte classique (placere et docere), Sembène était un Maître, qui a réussi dans presque tous ses films à trouver le subtil équilibre entre la beauté plastique et l’exigence morale (voire moralisatrice, au sens le plus noble de ce terme), l’excellence formelle et le discours réflexif, la liberté artistique et la leçon politique. Passer de la littérature au cinéma était une opération esthétique intéressante, d’autant plus que Sembène a adapté certains de ses romans ou nouvelles : au cœur de cette adaptation, il y a eu des processus de réécritures, de traductions, de réflexion sur la langue. Le mot d’adaptation n’aurait pu être mieux choisi : ce n’est pas simplement au cinéma qu’il adaptait ses romans ; c’était à son peuple. C’est de lui, de sa langue, de sa situation, des ses préoccupations, qu’il est parti pour proposer un art autre.
Sembène a essayé de toucher cette partie du peuple dont il espérait qu’elle devait aussi prendre part aux grands débats sociaux, politiques, moraux de l’Afrique après les Indépendances. Son cinéma inventif, courageux, rebelle et si humaniste a réussi à parler au petit peuple. Sa grande réussite aura été à mes yeux, sinon d’abolir, au moins de réduire cet écart entre un cinéma « élitiste » et un cinéma « populaire ». Accessible, l’œuvre de Sembène ne cède pourtant rien sur son exigence esthétique. Il voulait une culture qui s’adressât à tous, qui partît des lieux profonds de son extraction pour se réinventer. Le travail de Sembène constitue un exemple de réflexion et d’action concrète sur les formes de décentralisation de l’imaginaire de la culture. L’Etat, mais aussi les artistes, gagneraient à s’inspirer de ce rêve sembènien, devenu réalité.
Mohamed Mbougar SARR est né en 1990 au Sénégal. Il est écrivain et doctorant en littérature. Son premier roman, Terre ceinte (Présence Africaine, 2015) reçoit le Prix Ahmadou Kourouma 2015, le Grand Prix du Roman métis 2015, et le Prix métis des lycéens 2015. Son deuxième livre, Silence du chœur (Présence Africaine, 2017) remporte le Prix littéraire du Musée l’histoire de l’immigration 2018, le Prix Littérature-Monde du Festival Etonnants Voyageurs 2018, le Prix de la Solidarité 2018 ainsi que le Prix Métis des lecteurs de Saint-Denis de la Réunion 2018. Son dernier roman paru est De Purs hommes (Philippe Rey – Jimsaan, 2018).