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Senegambie, L’histoire D’un Pont

#Enjeux2019Le 21 janvier 2019 fera date dans les livres d’histoire. Elle marque l’inauguration du pont transgambien, ouvrage de 18 mètres de hauteur et de 12 mètres de largeur permettant de relier les deux rives du fleuve Gambie et, incidemment, de faciliter sa traversée par les Gambiens et surtout les Sénégalais entravés dans leurs déplacements par un territoire divisé par la présence de la Gambie en son sein ; legs colonial du 19e siècle. Le président Macky Sall peut savourer son triomphe. Il a réussi là où tous ses prédécesseurs ont échoué des décennies durant. Attention toutefois, à ne pas verser dans un triomphalisme aveugle et à se croire en Gambie en pays conquis. Les oppositions à l’endroit des Sénégalais y demeurent vives tout autant que les stigmates de la période confédérale.

Longtemps, l’annonce sans lendemains de la construction de ce pont suscita des espoirs déçus parmi les populations trépignantes entre impatience, résiliences et « tracasseries », selon leurs propres mots tandis qu’ils subissaient la longueur des distances : soit des dizaines d’heures parfois pour rejoindre Dakar ou Ziguinchor par la route, moyen de transport à portée des petites bourses. Par-delà ces tracasseries du quotidien entre deux peuples « amis » se jouait un enjeu diplomatique entre les gouvernants sénégalais et gambien. Ces derniers ayant tôt fait de comprendre que la traversée de leur pays pouvait se révéler un levier de négociations diplomatiques avec leur « grand voisin », usant et abusant d’une asymétrie supposée au regard de sa taille et de sa démographie.

Le Sénégal devait payer sa condescendance. Peu le savent mais après l’ouverture de la route transgambienne en 1957, les Français tout à leur soudaine boulimie de constructions, ouverture d’universités, etc. proposèrent un projet de pont. Il était trop tard. Les Gambiens étaient sur leur quant à soi, craignant une absorption de leur pays par le Sénégal. Une mission onusienne diligentée en 1963 plaida en faveur d’une Gambie indépendante, et de la Grande-Bretagne et du Sénégal, base d’une négociation concertée entre les deux pays pouvant évoluer vers une entente, une association ou une formule fédérale. Il faut avouer que les Gambiens leur avaient tout du long de cette mission, affirmée avec vigueur « we want a change of status not of masters », « we don’t want to be ruled from Dakar », « experts or no experts we can live on our own ». Le pays acquit son indépendance le 18 février 1965 et entendait faire respecter sa souveraineté nonobstant les récriminations du ministre des Finances sénégalais Jean Collin qui, dès 1969, plaida en faveur d’une politique dite du « no » return avec pour objectif de mettre la Gambie à genou et de forcer le verrou de l’intégration économique et douanière. Il estimait que la contrebande organisée depuis la Gambie grèvait le budget national à hauteur de quelque 1 milliard 500 millions de Francs CFA.

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– Relations en dents de scie –

S’ensuivirent jusqu’en 1975 des relations à fleuret moucheté dont il serait difficile d’évaluer, dans ce jeu d’échecs tant les économies étaient imbriquées, qui fut gagnant. Revenu dans de meilleures dispositions, les deux pays signèrent, en 1975, une série d’accords scellant un réchauffement des relations diplomatiques. Les médias officiels de l’époque furent inondés de photographies aux sourires compassés : c’était le temps des retrouvailles mais chacun demeurait sur son quant à soi. Deux chantiers furent décidés : la délimitation de la portion orientale de la frontière de Gambie au niveau de Yarboutenda, projet cosmétique, s’il en est, tant cette zone n’avait jamais été le cœur névralgique de la contrebande même s’il s’agissait d’asseoir clairement l’étatisation des espaces contigus. Le second plus audacieux concernait la construction du pont transgambien. Sa réalisation devenait nécessaire en raison de la motorisation des sociétés et des goulots d’étranglement au niveau du bac de Farafenni.

L’accord sembla emporter l’adhésion des deux gouvernements. Ayant fait le choix de l’ambition, ils ajoutèrent au projet la construction de deux barrages hydrauliques au niveau de Kekreti et de Sambagalou. Malgré un programme plutôt appétant, Jawara fit bientôt savoir qu’il refusait de partager tout droit de propriété sur cet ouvrage, qui ne pouvait être conçu que comme gambien et non comme sénégambien. En haut lieu sénégalais cette décision crispa d’autant que le Sénégal avait l’impression de faire cavalier seul dans la recherche de financements internationaux. Selon Assane Seck, alors ministre des Affaires étrangères, Jawara proposa en 1977, de coupler le projet de pont et celui de barrages en un seul et même projet qu’eût été la construction d’un pont-barrage. Cette nouvelle requête fut interprétée par les Sénégalais comme une énième tentative de procrastination masquant à peine une collaboration plus que vaine. Dans ces conditions, Senghor décida de suspendre les négociations et de construire une rocade routière contournant la Gambie et reliant Dakar-Kaolack-Tambacounda- Kolda- Ziguinchor. Malgré de nombreuses tentatives, jouant sur la fibre nationaliste pour convaincre les usagers d’emprunter cette nouvelle route, le projet ne séduit guère. Longue de quelque 864 kilomètres, elle pouvait difficilement rivaliser avec l’axe Dakar- Kaolack-Farafenni-Ziguinchor qui ne faisait alors que 450 kilomètres.

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Durant la période confédérale, le projet ne fut guère abordé, tant la priorité était à un accord économique et douanier. L’objectif principal restait de mettre un terme à la contrebande organisée depuis la Gambie. Et du reste les troupes sénégalaises, depuis 1981 et la tentative de coup d’Etat contre Jawara, étaient stationnées en Gambie. Ils quadrillaient le territoire, selon leur bon vouloir et l’utilisait comme base arrière pour mener des offensives dans une Casamance entrée en sédition contre le pouvoir central. En Casamance, cela laissa aussi des traces…

– Avènement de Barrow et le déclic –

Jammeh arrivé au pouvoir, à la suite d’un coup d’état en 1994 où il resta 22 ans, mena durant toute cette période une politique pour le moins imprévisible et à soubresauts, tantôt il s’imposa comme médiateur dans le conflit casamançais, tantôt il donna refuge aux rebelles de ladite Casamance. Dans la même veine à plusieurs reprises, il signa des accords en faveur de la construction du pont transgambien (en 2013 les fonds étaient réunis par la BAD) tout en augmentant épisodiquement les frais de traversée du bac afin de réaffirmer chaque fois son pouvoir à l’égard de son voisin.

Dans ces conditions le pont était devenu un rêve remisé, laissant les populations harassées et indignées face à la dégradation du bac mettant leur vie en péril. Puis tout changea. Accélération de l’Histoire. Adama Barrow remporta les élections face à celui qui semblait indétrônable Yayah Jammeh. Peu enclin à abandonner aussi facilement le pouvoir, il tergiversa de longues semaines, laissant craindre un embrasement de la situation. Barrow trouva refuge au Sénégal et y fut intronisé président à l’ambassade de Gambie. Protégé, il devint l’obligé de Macky Sall et signa de nombreux accords dont celui qui permettait la construction du pont, quelque 60 ans après que le projet eut émis.

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Facilitant désormais légitimement les déplacements à l’intérieur du Sénégal, ce pont aura indéniablement une incidence pratique dans la vie quotidienne des populations et leur manière de se mouvoir dans l’espace sénégambien. A ce titre, il peut être considéré comme un symbole réussi de l’intégration régionale. Néanmoins, il ne doit pas être une première étape en vue de l’absorption de la Gambie, tant les concitoyens de ce pays restent attachés à leur souveraineté pleine et entière.

#Enjeux2019

Caroline Roussy est Docteure en Histoire de l’Afrique contemporaine. Elle a notamment travaillé dans sa thèse, sur la frontière entre le Sénégal et la Gambie.







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