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Babacar Seye, Tombeau À Ciel Ouvert

La corniche de Dakar est devenue la façade atlantique prisée de la capitale sénégalaise. Lieu d’évasion embelli par diverses installations que la découpe des rochers et l’azur rendent attrayant, c’est le théâtre, moderne et ancien, d’une tragi-comédie politique et sociale avec des pointes d’histoire et d’économie. Les processions du Pouvoir, voitures à toits ouvrants, dévalent la côte avec la fierté du bâtisseur qu’il s’appelle Wade ou Sall les jours de cérémonie. Les joggeurs, les sportifs du crépuscule, les touristes, les tourtereaux et les baies ouvertes des bâtiments luxueux, embrassent la mer comme dans une jetée de plaisir. Ce théâtre moderne d’un pouvoir qui expose triomphalement sa vitrine et relègue ses plaies dans les profondeurs, est un aspect commun des mensonges de l’apparence.

Les Almadies et Yoff – dans une moindre mesure – historiques bastions de pêcheurs, ne sentent plus l’odeur du poisson mais exhalent la fortune d’une poignée d’élus au sein de la misère ambiante. Les charretiers, les vendeurs à la sauvette, les vendeurs à la criée, ont déplacé leurs instincts de survie ailleurs que dans ces scènes des rescapés émergents qui rassurent, par leurs signes de richesse, sur le fait que la noyade collective n’arrivera pas.

Pourtant, ce théâtre fut aussi ancien et tragique. Le sang y a coulé en 1993, le 15 mai. Celui précisément de maître Babacar Seye, avocat sans histoires, homme politique réputé à Saint-Louis, juge au conseil constitutionnel, pris entre les feux d’une violence politique qui est restée la grande absente du récit romantique sur la démocratie sénégalaise. Les litiges et la surenchère politique des élections législatives de 1993 se sont envenimés jusqu’au crapuleux assassinat du membre du conseil constitutionnel. C’était alors une course poursuite, sur la corniche Ouest toujours, entre les assaillants et leur cible, avant que la victime ne reçoive plusieurs balles, comme dans une scène de Blockbuster américain.

Le décor était en encore là, la mer, la corniche encore sobre à l’époque, et les années 90 étaient saturées par l’énergie et la soif de changement qui appelaient 2000. En 26 ans, ce qui a changé c’est l’habit, mais le corps de la corniche, l’expression de la violence politique et sociale, sont restés comme les blessures intérieures incurables. La métaphore vaut pour le champ politique. La démocratie accouchée en 2000, qui a porté les germes de la violence dès le multipartisme, et qui a connu des pics en 88, 93, 2012, reste un fait princier avec de beaux habits sur un corps malade.

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Plus que l’émoi et l’effroi, le meurtre de Babacar Seye a été un moment fondateur et révélateur. Nombre de livres, d’articles, d’enquêtes judiciaires, ont restitué les faits, et attrait devant la barre des responsables. L’enquête plus audacieuse de Latif Coulibaly a pu remonter aux sources de cette commande meurtrière. Tous les épisodes de grâces et d’amnisties (Loi Ezzan) des incriminés, ont conforté le trouble sur la capacité réelle d’une opposition à nuire à la population tout autant que le pouvoir. Le temps long est une matière précieuse dans l’Histoire. Il dépasse et éclaire le temps court et le parti des épisodes éphémères.  

Ce que l’assassinat de maître Seye a surtout montré, c’est que la violence était consubstantielle à la pratique nationale, qu’il s’agisse du pouvoir, des affaires et des relations sociales. Que cela ait pu monter jusqu’au crime organisé, dans une conspiration terroriste et insurrectionnelle, a démontré très tôt que la convoitise du pouvoir pouvait basculer dans une forme de terreur qui écrase les principes et les vertus élémentaires. Le pouvoir reste un trophée de guerre, la récompense des efforts consentis. Envisagé comme la dernière étape de la traversée du désert, il devient l’oasis où se noie la responsabilité et le sens des autres. Le pouvoir est un tombeau couvert d’ors qui ne profite qu’au résident.

La mort de Babacar Seye a été suivie par beaucoup d’autres dans le champ politique. Victimes d’une violence politique régulière, ces morts n’ont pas eu la chance, pour défaut de célébrité, de voir la machine médiatique et judicaire s’emballer pour leur rendre justice. Toutes les campagnes politiques sénégalaises sont émaillées de morts, dans le secret des routes de caravanes ou dans le fracas des zones urbaines. Quand elle n’est pas physique, cette violence s’exprime dans un mode bien plus symbolique, qui est le bafouement de toutes les règles démocratiques et les rapports de forces tragiques auxquels les entrées ethniques, religieuses et les clanismes médiatiques apportent l’estocade fatale. Ces violences se nourrissent de l’oubli, des mémoires courtes. Passé le sommet de l’émotion, c’est souvent la reprise du train-train.

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Presque plus personne ne s’enquiert de la famille de maître Babacar Seye à part les proches, et quelques amateurs d’histoire. Dans le champ politique, il est le symbole, possiblement le martyr des années de glace. Mais l’homme, sa discrétion, son mérite, sa possible docilité, disparaissent des radars. Les nouvelles générations découvriront quelques livres, quelques anecdotes, mais la biographie aura un goût d’inachevé, parce que la confession n’ira pas au-delà des tabous. Le juge Seye était l’incarnation d’une génération de servants de l’Etat. Pilier du dysfonctionnariat malgré la profession libérale, il y avait chez eux une conscience de classe et de métier et un refus absolu des mises en scène médiatiques. Effet de période peu soumis à l’immédiateté des médias actuels, ce culte du secret reste le trésor un peu moisi de l’administration sénégalaise. Elle qui promeut des sujets valeureux, souvent méritoires, mais enferrés dans des rouages secs, souffrant par conséquent de mal chronique. Le mélange des genres chez ces hommes finit toujours dans un engagement politique partisan. Ce fut le cas de l’avocat, membre du conseil constitutionnel, dépositaire de l’arbitrage des affaires électorales. Conseil de sages, cependant il est plus rempli de fiel que de sagesse. Cette juridiction reste, à travers le temps, le second bureau du pouvoir où la neutralité supposée maintient le privilège.

Les années 90 ont marqué l’histoire des pays africains par un contexte économique, politique et géopolitique, instable ; marqué par des conflits divers, meurtriers ou sourds. La rigidité de la tenue étatique, ainsi que le dirigisme anti-démocratique des régimes en place, étaient le compromis autoritariste des pouvoirs. Quelle que fut la valeur intrinsèque des hommes de la machine institutionnelle, ils s’inséraient dans une logique d’appareil d’Etat, ou la vertu personnelle devait se taire devant l’intérêt national, que certains tyranneaux transformeraient en intérêt personnel.

L’absence d’une culture démocratique, dans le conflit salvateur des idées, a condamné cette scène de brillants serviteurs de l’Etat à être des exécutants, bras armés d’un pouvoir, jusqu’à ce que les bourreaux et les victimes permutent sur la roue de l’histoire. Cette dernière ne dit pas nettement à quel camp a appartenu réellement maître Seye, même si on peut recouper les informations disponibles et dire qu’il fut la victime d’une opposition criminelle qui ne fut pas meilleure qu’un pouvoir tout aussi opaque. Mais finalement peu importe : il a été l’agneau d’un sacrifice sans bénédiction. L’engrais sans semence. La mort presque gratuite des hoquets d’une démocratie encensée sans être évaluée.

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Comme souvent dans la politique nationale : il y a deux corps. Celui des satisfécits sur une « démocratie » bien portante. Une narration rassurante qui agglomère quelques impressions et qui devient le discours officiel que les médias entonnent en chœur. Et il y a un corps malade sous-jacent. Plus on le cache, plus il prend un malin plaisir à pointer son groin moqueur. Sur le lit de ces blessures, il y a les déchirures de castes, de classes, que rejoignent celles plus ancrées, quoique silencieuses, d’ethnie, de confrérie. La concentration élitaire que les NTIC favorisent, sépare encore le corps électoral en quartiers inégaux : un vote de caste & un vote alimentaire. Sur le second, numériquement important, et électoralement décisif, le pouvoir a une ascendance avec les deniers publics. Replonger dans la sépulture de maître Seye, c’est oser affronter le mensonge originel : le Sénégal n’est pas une démocratie à la hauteur des éloges et toutes les phases pré et post électorales, compilent leurs lots de victimes diverses. La cacophonie et le bluff irresponsables des camps en cours pour l’élection de 2019, au pouvoir comme dans l’opposition, sont presque des marronniers qui nous rappellent l’importance du chantier. Le crime comme en 93 n’est plus possible en raison de la surveillance et de la vigilance générale. Il reste la variante symbolique d’un combat à mort politique et l’abaissement des hommes aux instincts. La mise à l’index des journalistes, locaux et étrangers, est l’autre fuite en avant lâche qu’instrumentalisent politiques et leaders d’opinions peu scrupuleux. Dans les déclarations d’une opposition aux abois et d’un pouvoir pas serein, aux portes d’une effraction démocratique, il faut tendre l’oreille et entendre le tombeau à ciel ouvert de Babacar Seye.  Comme pour la corniche, scène de crime et de réjouissances, il faut quitter le rivage et s’immiscer dans les abysses.

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