Contrairement à ce que démontre le pouvoir autoritaire de Erdogan en Turquie, il est possible de construire une démocratie musulmane respectueuse de l’Etat de droit, défend, dans une tribune au «Monde», l’opposant exilé aux Etats-Unis.
Il fut un temps où la Turquie était saluée comme le modèle de la démocratie musulmane moderne. Il est vrai que, au début des années 2000, l’Akp [Parti de la justice et du développement, au pouvoir] avait mis en œuvre des réformes conformes aux standards démocratiques de l’Union européenne (Ue) et amélioré le bilan du pays en ce qui concerne les droits de l’Homme.
Malheureusement, les réformes démocratiques ont fait long feu. Le processus a été bloqué quelques années plus tard puis, autour de 2011, après sa troisième victoire électorale, le Premier ministre de l’époque, aujourd’hui président de la République, Recep Tayyip Erdogan, a fait un demi-tour complet.
«L’échec de l’expérience démocratique turque n’est pas dû à l’adhésion à ces valeurs islamiques mais plutôt à leur trahison»
Le glissement vers l’autoritarisme a retiré à la Turquie son «exemplarité», à laquelle les autres pays à majorité musulmane pouvaient aspirer.
La démocratie est le système de gouvernement le plus compatible avec les principes de l’islam relatifs à la gouvernance. Certains pourraient être tentés d’invoquer l’exemple négatif de la Turquie sous Erdogan pour démontrer une incompatibilité entre les valeurs démocratiques et islamiques. Or, malgré des dehors d’observance islamique, le régime de Erdogan représente une trahison totale des principales valeurs islamiques.
Celles-ci ne se réduisent pas à un style vestimentaire ou à l’utilisation de slogans religieux. Elles incluent le respect de l’Etat de droit avec un pouvoir judiciaire indépendant, la responsabilité des dirigeants et la protection des droits inaliénables et des libertés de chaque citoyen. L’échec de l’expérience démocratique turque n’est pas dû à l’adhésion à ces valeurs islamiques mais plutôt à leur trahison.
S’exprimer contre l’oppression est aussi un devoir religieux
Bien que musulmane à 99%, la société turque reste remarquablement hétérogène. Les citoyens turcs adhèrent à de nombreuses idéologies, philosophies et croyances différentes et s’identifient comme sunnites ou alévis, turcs, kurdes ou d’une autre ethnie, musulmans ou non musulmans, pieux ou séculiers.
Dans une telle société, les tentatives d’homogénéisation sont non seulement improductives mais surtout liberticides. La forme de gouvernance participative où aucun groupe, majoritaire ou minoritaire, ne domine les autres est la seule viable pour une population aussi diverse. On peut en dire autant de la Syrie et des autres pays voisins de la région.
«La liberté est un droit accordé par Dieu, et personne -ni aucun dirigeant- ne peut l’ôter»
En Turquie ou ailleurs, les dirigeants autoritaires ont exploité les différences au sein de la société pour polariser à outrance, dresser les différents groupes les uns contre les autres et maintenir ainsi leur emprise. Quelles que soient leurs croyances ou leurs visions du monde, les citoyens devraient se réunir autour des droits de l’Homme et des libertés universels et pouvoir s’opposer démocratiquement à ceux qui violent ces droits.
S’exprimer contre l’oppression est un droit démocratique, un devoir civique et un devoir religieux pour les fidèles. Le Coran demande aux croyants de ne pas rester silencieux face à l’injustice : «Ô vous qui croyez ! Observez la stricte vérité quand vous témoignez devant Dieu, fût-ce contre vous-mêmes, contre vos parents ou vos proches» (sourate 4, verset 135).
Le fait de croire ou de ne pas croire, de vivre selon ses convictions ou sa vision du monde avec la condition qu’elles ne nuisent pas à celles des autres et d’exercer les libertés fondamentales, en particulier la liberté d’expression, fait d’une personne un être humain. La liberté est un droit accordé par Dieu, le Très Miséricordieux, et personne – ni aucun dirigeant – ne peut l’ôter.
Le terme d’«Etat islamique» est en soi une contradiction
Contrairement aux revendications des islamistes politiques, l’islam n’est pas une idéologie, c’est une religion. Il comporte certains principes relatifs à la gouvernance certes, mais ceux-ci ne représentent pas plus de 5 % de tout le corpus islamique.
Réduire l’islam à une idéologie politique est le plus grand crime commis contre son esprit. Tous ceux qui ont réfléchi sur l’approche islamique de la politique et de l’Etat ont commis trois erreurs. Primo, ils ont confondu l’islam établi par le Coran et la sunna [ensemble des paroles de Mahomet] et l’islam issu de l’expérience historique des musulmans. Il est important de mener une analyse critique de l’expérience des musulmans et des principes qui en sont issus pour revenir vers les sources premières, afin de proposer un nouvel horizon aux musulmans du monde entier dans les domaines des droits de l’Homme, de la démocratie et de la participation citoyenne.
«La souveraineté populaire ne veut pas dire que la souveraineté a été enlevée à Dieu et qu’elle a été remise aux hommes»
Secundo, une autre erreur consiste à se fonder sur des traductions du Coran ou certains hadiths pour créer une légitimité à une idéologie. Or l’esprit du Coran et, si l‘on peut dire, la «philosophie» qui innerve la vie du Prophète ne peuvent être perceptibles qu’avec une intention saine, une approche globale et la recherche de la volonté de Dieu.
Enfin, la troisième erreur postule une incompatibilité entre la religion et la démocratie, en arguant que la première se fonde sur la souveraineté de Dieu et la seconde sur celle du Peuple. Aucun musulman ne doute qu’Allah est le maître de tout sur un plan cosmologique. Mais cela ne signifie pas que nous, Ses créatures, n’avons pas de volition, de penchant, de capacité à faire des choix. La souveraineté populaire ne veut pas dire que la souveraineté a été enlevée à Dieu et qu’elle a été remise aux hommes ; elle signifie qu’une question dont la compétence a été accordée aux hommes par Dieu ne saurait être hypothéquée par un dirigeant autoritaire ou une oligarchie.
En outre, ce qu’on appelle «Etat» n’est rien d’autre qu’un système que les hommes ont mis sur pied pour protéger leurs droits fondamentaux et leurs libertés ainsi qu’assurer la justice et la paix. L’Etat n’est pas un but en soi, c’est un moyen permettant aux hommes d’atteindre le bonheur, ici-bas et dans l’au-delà. Le terme même d’«Etat islamique» est en soi une contradiction. L’islam n’ayant pas établi de clergé, la théocratie est étrangère à son esprit. L’Etat, une construction issue d’un contrat social, est formé par des êtres humains, il ne peut donc être islamique ou sacré.
Erdogan a gâché la démocratie jadis prometteuse de la Turquie
Les démocraties sont aussi nombreuses que variées. L’idéal qui sous-tend toutes ces formes, à savoir qu’aucun groupe ne domine les autres, est aussi un idéal islamique. Le principe d’égalité des citoyens repose sur le principe de la reconnaissance de la dignité de chaque être humain et du respect qui lui est dû en tant que création de Dieu. Une forme de gouvernance participative ou républicaine est beaucoup plus en résonance avec l’esprit islamique que d’autres formes de gouvernement, comme les monarchies et les oligarchies.
«En Turquie, une vaste campagne d’arrestations fondée sur la culpabilité par association se poursuit»
Le tableau actuel des dirigeants de la Turquie ressemble plus à une oligarchie qu’à une démocratie. Comment en est-on arrivé là ?
Erdogan a gâché la démocratie jadis prometteuse de la Turquie, faisant main basse sur l’appareil d’Etat, confisquant des entreprises et récompensant ses affidés. Afin de resserrer les rangs derrière lui et d’approfondir son emprise au pouvoir, il m’a déclaré ennemi de l’Etat, m’accusant ainsi que mes sympathisants d’être la cause de tous les maux. Un exemple typique de la recherche du bouc émissaire. Le régime de Erdogan m’a poursuivi ainsi que des centaines de milliers d’autres personnes – critiques de tous bords mais surtout du mouvement pacifique Hizmet. Des manifestants écologistes, des journalistes, des universitaires, des Kurdes, des alévis, des non-musulmans et certains groupes sunnites critiques de Erdogan ont subi les contrecoups de son agenda politique. Des vies ont été ruinées par les détentions, les licenciements et d’autres injustices encore.
En raison de la persécution en cours, des milliers de volontaires du Hizmet ont demandé l’asile dans les pays européens, dont la France. En tant que nouveaux résidents, ils doivent respecter les lois de ces pays, aider à trouver des solutions aux problèmes de ces sociétés et mener une lutte active contre la propagation d’interprétations radicales de l’islam en Europe.
En Turquie, une vaste campagne d’arrestations fondée sur la culpabilité par association se poursuit. Plus de 150 000 Turcs ont perdu leur emploi, 200 000 ont été placés en garde à vue et 50 000 ont été envoyés en détention. Les personnes qui font l’objet de poursuites pour des motifs politiques et qui veulent quitter le pays sont privées de leur droit fondamental d’aller et venir, leur passeport étant annulé.
Erdogan entame la réputation acquise par la République turque sur la scène internationale depuis 1923, exploitant les relations diplomatiques et mobilisant le personnel et les ressources du gouvernement pour harceler et kidnapper les sympathisants du mouvement Hizmet dans le monde entier.
Les valeurs démocratiques n’ont jamais été enracinées dans la société turque
Ces dernières années, et face à de telles persécutions, les citoyens turcs sont restés passifs dans leurs revendications démocratiques face à leurs dirigeants. Le souci de la stabilité économique est l’une des raisons de ce comportement. Mais il existe aussi une raison historique. Bien que la gouvernance démocratique ait été un idéal de la République turque, les valeurs démocratiques n’ont jamais été enracinées dans la société turque. L’obéissance à un dirigeant fort et à l’Etat a toujours été un thème récurrent dans les programmes scolaires.
Les coups d’Etat militaires, qui surgissent presque tous les dix ans, n’ont pas permis à la démocratie de s’enraciner ni de progresser. Les citoyens ont oublié que l’Etat existait pour le Peuple, et non l’inverse. Erdogan a profité de cette psyché collective.
«Je crois fermement que la Turquie retrouvera un jour le chemin de la démocratie»
La démocratie turque est peut-être dans le coma à cause du régime actuel mais je reste optimiste. L’oppression ne dure jamais longtemps. Je crois fermement que la Turquie retrouvera un jour le chemin de la démocratie. Cependant, pour que la démocratie prenne racine et soit pérenne, plusieurs mesures doivent être prises.
Tout d’abord, les programmes scolaires doivent être révisés. Des sujets tels que l’égalité de tous les citoyens et la protection des droits et libertés fondamentaux de la personne humaine doivent être enseignés aux élèves dès les premières années, afin qu’ils puissent en être les gardiens lorsqu’ils grandiront.
Ensuite, il est nécessaire de rédiger une Constitution qui ne permette ni la domination de la minorité ni celle de la majorité et protège les droits fondamentaux de l’Homme proclamés notamment par la Déclaration universelle des droits de l’Homme. La Société civile et la presse libre doivent être protégées par la Constitution afin qu’elles puissent faire contrepoids au pouvoir de l’Etat. Enfin, les leaders d’opinion doivent mettre l’accent sur les valeurs démocratiques dans leurs discours et leurs actions.
La Turquie a maintenant atteint un point où la démocratie et les droits de l’homme sont mis de côté. Elle a raté une occasion historique de parvenir à une démocratie à l’européenne avec une population majoritairement musulmane. Il y a seulement une décennie, cette perspective était considérée comme une possibilité réelle.
J’espère, et je prie, pour que la triste expérience vécue récemment par les pays à majorité musulmane conduise à un réveil de la conscience collective en vue de former des dirigeants animés d’un esprit démocratique qui défendent sincèrement les libertés fondamentales de l’Homme. L’islam ne trouvera rien à redire.
Fethullah GÜLEN
né en 1941, est un prédicateur et intellectuel musulman turc, fondateur du mouvement Hizmet («le service »). Exilé aux Etats-Unis depuis 1999, il est notamment accusé par Recep Tayyip Erdogan, dont il fut proche, d’avoir voulu réaliser un coup d’Etat en 2016. Le Président turc a émis un mandat d’arrêt contre lui.
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