La messe est dite. La Commission nationale de recensement des votes (CNRV) s’est prononcée et le président sortant, Macky Sall, a gagné l’élection présidentielle du 24 février dernier 2019, avec 58 % des votes. Idrissa Seck, dans un dernier baroud d’honneur marqué par un programme de qualité et son talentueux lieutenant, le Dr Abdourahmane Diouf, arrive deuxième avec 20 % des suffrages exprimés. Ousmane Sonko, véritable révélation de cette élection, porté par un vote jeune, obtient un score de 15 % qui le positionne désormais comme une figure incontournable de la scène politique sénégalaise. Issa Sall et Madické Niang terminent respectivement avec 4 % et 2 %.
Macky Sall a donc gagné mais j’estime que le Sénégal a perdu car jamais ses élites, politiques, médiatiques et intellectuelles, n’ont été aussi peu à la hauteur de l’enjeu.
Des élites toxiques et arrogantes
J’avertissais, il y a de cela quelques semaines sur la mauvaise foi des intellectuels et activistes sénégalais. Avalant tout ce qui est dit par leurs leaders ou alliés du moment, applaudissant ici la réception d’ouvrages inachevés, gobant là bas tout ce qui est raconté sur le pétrole et le gaz, ces intellectuels et activistes, d’un camp ou de l’autre, sont dangereux. Ils sont dangereux car ils ont les moyens sémantiques et dialectiques de justifier leur mauvaise foi face aux faits implacables. Ils sont dangereux car dans un espace virtuel où des adultes de 50 ans côtoient des adolescents de 14 ans, ils radicalisent indirectement d’autres personnes, souvent plus jeunes et influençables, qui leur donnent du crédit, eux qui ont une dimension, surfaite ou réelle, de personnages publics.
Nous avons à nouveau observé, et avec effroi pour ma part, l’hystérie qui s’est emparée de ces hommes et de ces femmes qui se croient, qui se décrètent, qui se labellisent plus patriotes et plus sénégalais que les autres. Sans jamais apporter la moindre preuve d’une fraude électorale de masse, relevant à juste titre des dysfonctionnements tout à fait inacceptables dans une Démocratie mais n’ayant aucune influence statistique décisive sur l’expression globale du vote, ces « réclameurs » de second tour ont insulté et dénigré toutes les personnes qui faisaient un travail de compilation objective ou demandaient tout simplement que le décompte se poursuive dans la sérénité. Apparemment, dans notre pays où l’inversion de la charge de la preuve est devenue la norme, appeler à la retenue ou faire de simples opérations de compilation mathématique sur la base de documents officiels serait un acte de trahison à la nation dans l’esprit de ces individus. Mais pourquoi faire des élections si on crie à la fraude dès que le résultat ne va pas dans le sens que l’on aurait souhaité ?
Soulignons également l’attitude de certains journalistes et représentants de la Société civile qui ne laisse désormais plus de doute sur leurs positions politiques. Il vaut mieux pour tous qu’ils se délestent de leurs manteaux professionnels qui requièrent d’eux une neutralité théorique et qu’ils s’engagent ouvertement dans l’arène politique partisane. Espérons qu’ils s’efforceront, une fois qu’ils y seront, de développer un esprit rationnel qui respecte au moins les faits.
Les raisons d’une réélection programmée
Macky Sall a été réélu démocratiquement, avec une participation massive des Sénégalais (66% de participation) dans un scrutin dont l’expression globale a été respectée grâce à un système rodé de décompte de votes où tous les candidats sont représentés à tous les niveaux. Que celui qui n’en est pas convaincu compile les procès verbaux des 15000 bureaux de vote du pays et qu’il vienne ensuite nous dire s’il trouve des résultats sensiblement différents de ceux la Commission nationale de recensement des votes (CNRV) et de ses démembrements départementaux qui ont déjà fait ce travail et qui nous ont permis, par le passé, de faire partir Abdou Diouf et Abdoulaye Wade.
Macky Sall a été réélu mais ma conviction, et je m’en étais ouvert à des amis il y a plusieurs semaines déjà, c’est que ce scrutin était joué d’avance. Macky Sall et son camp ont créé les conditions d’une réélection au premier tour grâce à cinq éléments :
Le premier est son bilan dans le monde rural porté par la construction/réfection de routes nationales et départementales qui améliorent sensiblement la mobilité de nos compatriotes de l’interland longtemps isolés du reste du pays, mais aussi par des programmes à réel impact socio-économique comme le PUDC, l’accès à l’eau potable et la modernisation du matériel agricole. D’autres mesures plus clientélistes comme les bourses familiales, l’achat de voitures aux chefs de villages ou les projets de modernisation des villes religieuses ont également pesé dans la balance. Nos compatriotes du monde rural l’ont plébiscité pour cela aussi. Il faut respecter cette amélioration de leur quotidien, même s’ils vivent encore dans un dénuement immense, ou le fait que leur « ville sainte » soit plus jolie ou mieux aménagée à leurs yeux. Tous les Sénégalais n’ont pas les mêmes problèmes ni les mêmes référentiels de valeurs. Il faut aussi respecter cela.
Le second élément est le parrainage populaire, modification unilatérale du processus électoral, voté sans débat à l’Assemblée nationale, mis en œuvre de manière chaotique et enfantine (« premier arrivé, premier servi »). Ce parrainage a écarté des candidats qui, cumulés, auraient pu grignoter au Président sortant quelques centaines de milliers de voix. Je pense notamment à Malick Gackou, Hadjibou Soumaré, Abdoul Mbaye, Aida Mbodji, Pape Diop.
Le troisième élément est l’emprisonnement d’opposants politiques comme Khalifa Sall et Karim Meïssa Wade sur la base de faits certes implacables mais surtout d’une justice sélective qui ferme les yeux sur les rapports accablants épinglant la gestion sulfureuse de nos deniers publics par les partisans du parti au pouvoir. En écartant ces deux candidats du Mankkoo Taxawu Sénégal et du Parti Démocratique Sénégalais, presque un million d’électeurs lors des législatives de 2017 sont devenus orphelins. Sans ses chefs, cet électorat groggy et déboussolé s’est dispersé et une partie, celle « détenue » par des gens comme Moussa Sy (Dakar), Ahmed Fall Braya (Saint-Louis), a rejoint Macky Sall. A cela, il faut rajouter les députés transfuges comme Modou Diagne Fada, Aissata Tall Sall, Abdoulaye Baldé et la dispersion/abstention des électeurs du PDS suite à l’appel au boycott de Me Wade.
Le quatrième élément est la distribution massive d’argent public dans les zones urbaines (Dakar, Guédiawaye, Pikine, Rufisque). Captée sur des vidéos durant cette campagne, vécue au quotidien par ceux qui vivent ou se rendent dans ces quartiers populaires, la distribution d’argent est une technique récurrente du parti au pouvoir dans des zones urbaines où la vie chère et les besoins de représentation sociale connaissent une inflation sans cesse grandissante. Appelés « financements » dans le jargon politique, ils servent à faire bouillir la marmite à la maison, à soigner les malades, à assurer les « ndawtal » et autres « teranga ». Quand un jeune couple de trentenaires, parents d’une petite fille paie 20 000 FCFA de location mensuelle pour son petit studio à Thiaroye Gare et qu’un baron politique local bénéficiant de fonds politiques lui verse régulièrement 40 000 ou 50 000 FCFA, comment s’étonner qu’il vote pour son bienfaiteur ? Ce sont des choses réelles, dures à accepter mais qui sont là et qui expliquent les scores solides de Macky Sall dans des zones urbaines insalubres et pauvres. Comment le combattre ? Je ne sais pas. Je suis impuissant devant cela.
Le cinquième et dernier élément est l’histoire individuelle de Macky Sall. Hal pulaar né et élevé chez les sereer, Macky Sall dispose d’un atout quasi unique sur la scène politique nationale : il est vu comme un membre à part entière des deuxième et troisième groupes démographiques les plus importants du pays. Si à cet atout naturel, il ajoute 7 ans de ralliements sincères ou opportunistes de leaders politiques autochtones de ces zones, comment s’étonner qu’il fasse des scores de 75, 80 ou 90 % en pays sereer et en pays pulaar. Quand on voit que le « nouveau venu » Ousmane Sonko fait 53 % dans le département Ziguinchor et bénéficie lui aussi d’un vote régionaliste qui a également sanctionné des propos stigmatisants envers les habitants de la région naturelle de Casamance, les scores de Macky Sall dans ses fiefs sont logiques. Notre pays n’a pas encore achevé son processus de « sécularisation sociale » et reste largement traversé par des logiques claniques et régionalistes.
Avec son bilan rural, son parrainage sur mesure, ses prisonniers triés sur le volet, la distribution d’argent en zone urbaine pauvre et sa double culture qui fait de lui l’enfant de deux bassins électoraux, Macky Sall devait juste faire une campagne solide pour remporter démocratiquement une victoire qu’il avait bâtie de manière froide, brutale et méthodique, aidé par le capharnaüm autour des cartes d’électeurs qui a empêché des dizaines de milliers de personnes de voter (mauvaise saisie des données, changement de bureau de vote etc.). Accepter d’aller à ces élections, c’était accepter de faire face à un mastodonte qui allait valider démocratiquement et au 1er tour un processus électoral géré de manière inélégante, cavalière et, j’insiste, brutale. « Nous avons joué, nous avons perdu » m’a dit une amie sonnée par la défaite. Je le pense aussi.
Nous avons des élites toxiques et intolérantes, j’en suis désormais convaincu. Des élites symbolisées par les intellectuels, activistes et hommes de médias que je citais plus haut. Des élites qui préfèrent l’invective à l’analyse. L’injonction à la compréhension. La colère à l’empathie. L’arrogance au respect de l’autre. Des élites toxiques qui ont aidé le Président réélu à vicier le processus électoral en amont du vote. Des élites toxiques qui réclamaient urbi et orbi un second tour sans jamais nous dire pourquoi de manière rationnelle. Des élites qui, lors de ce scrutin qui était parti pour être calme, ont trouvé du grain à moudre avec les sorties hasardeuses et prématurées d’Idrissa Seck, d’Ousmane Sonko et de Mahammed Boun Abdallah Dionne, avec pour ce dernier, la complicité de la télévision publique. Ces acteurs de premier plan, alors que le dépouillement était en cours, devaient tous prendre de la hauteur en tant que parties prenantes à ce scrutin et en tant qu’hommes d’Etat.
Enfin, tous les militants et électeurs rationnels, républicains, sachant concéder une part de vérité aux autres et surtout respectant le choix de leurs compatriotes Sénégalais, quels qu’ils soient, devront tirer des leçons de ce qui s’est passé dans notre pays depuis 7 ans et à l’occasion de ce scrutin. Ils devront bâtir une offre politique sérieuse, de fond, lucide, riches en propositions concrètes et respectant toutes les sensibilités du pays. Sinon dans 5 ans, nous n’aurons encore que nos yeux pour pleurer.