Une campagne électorale est un épisode essentiel, qui rythme, consacre et condense la vie politique d’un pays. On la compare à un combat où tous les coups sont permis, à une épreuve sportive qui requiert force et endurance ou à une lessiveuse qui peut broyer. La présidentielle, c’est tout ça à la fois. Et bien plus encore. Il faut bien sûr avoir l’envie. Une envie qui frôle l’obsession, dit-on.
L’espace public de notre pays qui n’a jamais été silencieux, bruit alors, pendant tout temps électoral, de mots hostiles au pouvoir, à mettre dans le registre de la contestation. Le 24 février 2019, les électeurs ont voté, les urnes ont parlé. Le peuple, dès le lendemain, est retourné à ses occupations. En matière d’élection et en politique plus généralement, il y a cela de binaire qu’il n’y a pas d’ambiguïté, pas de demi-mesure. On est élu ou on ne l’est pas. On est nommé ou on ne l’est pas. Ça passe ou ça casse.
Cinq candidats donc, après que le pic d’une centaine de candidat(e)s à la candidature, a passé le filtre du parrainage, voté au forceps, et assimilé par certains, au mieux comme l’accès à un cercle d’initiés ou à un club, au pire comme une pratique en usage dans certaines organisations criminelles.
Il serait si simple de commenter, quelques semaines après, leur campagne électorale selon le bord où l’on se trouve: déplorer un non-deuxième tour, se mettre en gaité pour le candidat sortant parce que vainqueur, se réjouir du score de Ousmane Sonko, très vite installé, depuis qu’il a été élu député, dans le rôle de l’opposant protestataire, indigné et accusateur véhément, regretter la décision du candidat Idrissa Seck de ne pas faire de recours, lui qui a entamé un lent travail de rédemption, avec une étonnante constance et une humilité qu’on ne lui connaissait pas, apprécier l’attitude de El Hadj Issa Sall et celle de Madické Niang.
On peut également, disserter avec mélancolie, du niveau de toute la campagne et même des précédentes, qu’elles soient locales ou législatives, qui n’est plus ce qu’il était il y a quelques décennies.
L’encre indélébile n’a pas encore séché sur nos doigts, que le pays entre dans une nouvelle campagne politique. Celle du troisième mandat du vainqueur de 2019, alors que nous ne sommes qu’en phase terminale du premier. A cela, s’ajoutent l’attente de la prestation de serment, la formation d’un nouveau gouvernement, les prochaines élections locales et législatives pour lesquelles le couplage ou non est mis sur la table, l’évocation de la prolongation du mandat des députés. Dans la foulée, l’existence de quelques institutions est remise en cause. Ce pays qui a le goût de l’homme providentiel, est dans l’expectative. En effet, le président de la République, demeure le seul maître du destin du pays et du sien propre, y compris de son propre mandat. Ne suffit-il pas de demander son avis au Conseil constitutionnel pour qu’il donne une décision qu’on ne lui avait pas demandée, qui pourrait conduire à un autre referendum? L’histoire ne se répète-t-elle pas des fois ?
Depuis plus de six mois, on évacue la plupart des sujets de fond qui peuent faire débat et on se focalise sur des élections passées et à venir, des coalitions et des ruptures, un sempiternel clivage pouvoir-opposition, et plus récemment, encore un appel au dialogue, comme pour rapprocher des familles supposées opposées par des allégeances « irréconciliables », alors que ce ne sont la plupart du temps que des conflits d’intérêts qui traversent tout notre espace public.
Le dernier appel au dialogue est lancé dans une très grande complexité. L’APR qui était jusque-là une armée mexicaine du fait de sa non structuration depuis sa création en 2008, s’est muée en auberge espagnole. Au PDS, les acteurs, y compris Maître Wade, se sont résignés à ne jouer que leur carte personnelle, chacun cherchant à être le personnage central de la pièce, fut-elle une tragédie. Paradoxalement, aujourd’hui, c’est Macky Sall dont l’exercice du pouvoir du premier mandat était marqué par le seul souci de sa réélection, qui hérite, au PDS, d’une position d’héritier que sa dissidence, en 2008, avait masquée.
Il est sans doute superflu de revenir sur la réalité de l’ampleur de la crise des partis politiques de la coalition Benno Bokk Yakaar, même si elle revêt des aspects différents d’un parti à l’autre. La crise de leadership qui s’est installée au sein du PIT, de la LD est encore vive. En 2012, en s’alliant au parti au pouvoir ces partis ont laissé apparaître leurs difficultés internes au grand jour, voire perdu ce qui leur restait de légitimité. Pour ceux qui en animent la dissidence, la raison principale évoquée est la suivante : à quoi sert un parti qui ne décide de rien, qui va jusqu’à sous-traiter la désignation de ses candidats et son programme ?
Quant au PS et l’AFP, contrairement à ce que leur création les destinaient, c’est-à dire des instruments taillés pour la conquête du pouvoir (comme tout autre parti politique d’ailleurs), leurs principaux dirigeants, après s’être faits porte-voix et porte-paroles de Macky Sall, s’exprimant depuis toujours dans un poudingue de prose lourde, prétexte pour paraître et simuler une prétendue présence malgré la pire des absences (la dernière élection présidentielle en est un exemple parfait), ils sont aujourd’hui les porte-drapeaux de l’état moribond de leurs partis respectifs.
En 2012, alors que Macky Sall avait fini de creuser son sillon et cultiver sa différence avec Maître Wade et le PDS, la coalition de l’opposition, Benno Siggil Sénégal, dans le même temps, ne parvenait pas à s’accorder sur un candidat unique pour faire face à Abdoulaye Wade. Moustapha Niasse et Ousmane Tanor Dieng s’agrippant à leurs candidatures, ignoraient royalement le pays, ses attentes, ses tourments, et imaginaient très sérieusement luire comme des étoiles dans la nuit d’un peuple d’incultes.
Rien d’étonnant pour cet interlocuteur qui a adapté l’analyse notée au cours d’une de ses lectures, au contexte local : « Depuis Abdou Diouf, ces deux-là, quand ils se croisent, leurs regards sont fixes, contraints et forcés, à l’instar de deux boxeurs qui savent tout l’un de l’autre. Ils se sont tellement cognés qu’ils ne savent plus très bien qui a asséné les premiers uppercuts, qui a décoché les premiers coups au-dessous de la ceinture. Ils savent en revanche qu’ils devront cohabiter jusqu’au bout à moins d’un cataclysme politique, que, tout compte fait, ni l’un, ni l’autre ne souhaite. Paradoxe, ils forment un vieux couple politique. Dramaturgie ordinaire : les rôles sont bien distribués, d’une pièce qui ne finit pas. On dirait qu’ils ne peuvent se passer l’un de l’autre. [Abdou Diouf] a adoubé [Ousmane Tanor Dieng] et n’a pas eu le courage d’exclure [Moustapha Niasse]. Ces deux-là, malgré les apparences, ne se quitteront jamais. Ils semblent unis par un pacte secret, un conflit d’héritage avec indivision, des secrets de famille et des cadavres dans le placard. Comme deux condottieri fatigués qui connaissent toute la panoplie de leurs bottes secrètes, ils se supportent en attendant l’agonie l’un de l’autre. Ils ont inscrit dans leur peau, d’ineffables balafres témoignant des blessures qu’ils se sont infligés au fil des ans ».
La semaine dernière, beaucoup ont été surpris d’entendre de la bouche d’un acteur de premier rang de l’AFP déclarer une éventuelle candidature du parti à l’élection présidentielle de 2024 et le Premier Secrétaire du Parti socialiste tendre la main à tous ceux qui en avaient été exclus. Si cela n’est pas penser le futur avec les lambeaux du passé, cela y ressemble fort.
C’est dans cette conjoncture qu’il faut lire le futur de la génération politique d’après indépendance, celle qui s’oppose aujourd’hui à Macky Sall. Est-elle capable de bâtir de nouvelles formes d’interventions politiques et d’alliances, pour promouvoir la rupture politique et mettre définitivement à la retraite la génération de l’indépendance ? Cette nouvelle génération est-elle capable de trouver un langage qui lui est propre, pour enfin cesser d’être celle des héritiers ? Heureusement, il y a des cracks ici et là. Il faut l’admettre. C’est un bonheur que sortent du troupeau, d’éclatantes figures.
Une campagne électorale est un moment décisif des systèmes démocratiques, les élections étant la voie unique d’accès au pouvoir. Si le peuple a le pouvoir d’élire, celui de Dakar et la Ville de Dakar elle-même est une dilection pour nombre d’hommes et de femmes. Nous ne nous étendrons pas sur l’importance qu’elle revêt aux plans économique, social, culturel, des affaires, de la notoriété lorsqu’on en est le maire et même le secret espoir qu’elle nourrit, car pouvant être la voie la plus rapide pour être président de la République. Façon Jacques Chirac. Rapide peut-être, mais l’Hotel de Ville de Dakar aussi peut se révéler l’autel des ambitions. Façon Khalifa Sall. « Ville cruelle » pour reprendre le titre du livre de Eza Boto avant qu’il ne devienne Mongo Béti
Profitant du silence d’autres potentiels candidats de son propre camp, Moustapha Cissé Lô, annonce très bruyamment sa candidature à la Mairie de Dakar, espérant sans doute mettre son parti, l’APR où les ambitions personnelles sont tellement plus fortes que le projet politique, devant le fait accompli. Celui qui ne s’interdit aucune introspection, se décrit comme un acteur politique qui passe de succès en victoires et de victoires en triomphes. Les électeurs de Mbacké n’en demandent sûrement pas autant.
C’est donc dans cette ambiance que l’on attend le 2 avril 2019, début du deuxième mandat de Macky Sall. On dit que le premier mandat d’un président d’une République lui permet d’imprimer sa marque et que le deuxième lui accorde de préparer sa place dans l’histoire. Pour le Sénégal aussi, le 2 avril sera un autre jour. Mais quel jour ? Pour quelle Histoire ?