Il en est du mot surga comme du mot aq, peu d’équivalents directs, en français, arrivent à en restituer le sens. La langue wolof garde des bastions si précieux, où se déploient tout son génie, sa singularité, son espièglerie. Plus que des mots, ce sont les véhicules d’une philosophie, d’une civilisation, toujours entre le mystère et l’évidence. Ils disent bien plus que leur signification. Leur sens, bien souvent, est le baromètre et le pouls d’un pays, pour peu qu’on fasse l’effort de définition, linguistique, et sémiologique, Avril s’est déjà apprêté, vêtu de drapeau, dansant au son des fanfares. Le faste des indépendances a embaumé le ciel dakarois. Protocoles et festivités devront faire face à la salve des critiques habituelles, sur « l’indépendance » factice, octroi de l’ancienne puissance de tutelle. Les querelles se dissiperont ensuite, baisseront d’intensité, jusqu’à disparaitre, rebasculées l’année d’après.
Or, l’indépendance n’est pas seulement un titre de conquête face à l’ex-bourreau. Elle est une émancipation de plusieurs ordres, perpétuelle, constante, jamais achevée, que l’homme doit toujours avoir comme horizon. Il faut souvent, la conquérir contre soi-même. L’indépendance, sa variante, la souveraineté, ainsi, ne se négocient pas seulement au miroir de l’autre, elles doivent être un fait intérieur. Notre quête de d’indépendance vis-à-vis de l’extérieur a voilé notre manque d’indépendance nationale. La dépendance est un fait social majeur. Originel mais aussi porté et nourri par un révélateur : la pauvreté. A l’heure où la théorie du ruissellement suscite de vives critiques, on peut noter qu’elle est à l’œuvre dans les pays pauvres : les démunis sont à la remorque des nantis. La subordination des hommes à leurs bienfaiteurs crée les bases de cette dépendance dont le surga est un des miroirs. Cet obligé social, de l’échelle familiale, à celle politique, révèle la verticalité des rapports.
Exemple parmi mille, Arona est un brillant élève dans un village reculé. Echelons gravis à grande vitesse et promesse d’une carrière fulgurante. Son village n’a pas de lycée. Il faut gagner la ville la plus proche. Ses parents y connaissent un cousin éloigné. Ce dernier, privilégié parmi la masse, a un salaire, un toit, une famille. Il accepte, après un instant de réticence, de recevoir Arona. Il dormira avec deux autres garçons venus pour les mêmes raisons. Au corps initial de la famille, se greffe la seconde couche. Les réticences et les envies de refus pour préserver le budget familial, n’y feront rien. Le risque de pauvreté collective est plus facile à vivre que l’accusation d’égoïste et de renégat culturel. Arona vit tant bien que mal. Il s’adapte. Il est un second couteau. Il a déjà tout ce qu’il peut espérer. Prière tacite lui est faite de se soumettre. Il formera avec les deux autres, la bande à part, chez qui le bénéfice de la générosité, produit la contrainte de l’allégeance. En retour de l’avantage qu’il a reçu, il doit rendre. Mais rendre quoi ? De la disponibilité, de la redevabilité. Il devient un obligé. Il a signé le contrat sans le savoir dès son admission dans la maison. Ainsi naît le surga, le dénuement fait de lui une page blanche à la merci de sa providence. Il y écrit ses vœux, et gagne doublement : la gratitude mais aussi les galons sociaux de la réputation du quartier au village.
Arona repart. De la petite ville, il lui faut l’université de la plus grande. Un autre oncle, cousin, tante, éloigné de la famille est trouvé. On prend les mêmes et on recommence. Il change d’échelle, mais pas de décor. Le bail est prolongé. Son rêve est subordonné à cela. Mais Arona a trouvé dans la grande ville, un autre surga, moins bien loti. Déjà hors d’âge, jeune vieillard, Amadou cherche du travail. La ruralité l’a envoyé chez son oncle, pour trouver du travail. Mais le pays n’en produit pas. Il vit d’errance, de recherches vaines, de frustrations. On lui reproche silencieusement son chômage et le regarde gober sa pitance avec la pitié méprisante. A force, sa fougue, son honneur, de jeune mâle, mis à rude épreuve, finissent par s’amenuiser. Il est presque le surga-type. Les familles sénégalaises en comptent des milliers. Il dépend. La débrouille, le caractère valeureux n’y font rien. L’indépendance d’esprit, d’initiative, de pensée, de vie, voilà autant de mots qui n’auront nul écho. Il a consenti. Il regarde avec envie Arona. Leur binôme est fait d’un rêve unilatéral car la réussite d’Arona, pourrait signifier un changement de tutelle pour Amadou.
A l’université, Arona ne déçoit pas son génie. Il réussit. Mais pour gravir encore les paliers de l’ascension sociale, le mérite seul ne suffit pas. Il faut s’adjoindre l’aide précieuse d’un autre intercesseur. On change de cadre, la mécanique demeure. Le surga n’en est plus un, mais un dérivé. Il devient agent de la connivence, du cercle de népotisme et de cooptation. Mais la dépendance reste. Arona veut faire de la politique pour changer tout ça, révolté qu’il est. Il le fait sous l’aile d’un mentor qui lui enseigne les bases du clientélisme. L’allégeance, lui apprend-il, a du bon. Du talibé-enfant au talibé-disciple, la soumission, la sous-traitance de son devenir à un tiers, est une vertu nationale érigée au rang d’art. Arona finit pas souscrire. Il n’a plus de force. Il enclenche la ritournelle.
Pour échapper à la lucidité meurtrière de son impuissance, Arona, les soirs, replonge dans la lecture. Ses cours de philosophie, de langage, d’histoire, qui avaient commencé à le bâtir, sont dissouts par la submersion de la figure du sourgheu. Il écoute le discours de Pierre-Henri Thioune pour se rebeller. Il entreprend, en retard, presque vainement, d’essayer de penser, d’avoir une liberté de conscience, de choix, d’actes. Dans la pénombre, esseulé, il sanglote. Toute sa vie lui a appris le contraire. Son ascension, même engendrée par son mérite, est le fruit d’une obéissance, d’une corruption passive. Alors, 4 avril venu, il fustige l’indépendance acquise, la seule qu’il peut critiquer sans se renier. Une saveur âcre remplit sa bouche et son âme.
Texte préalablement publié dans Le Quotidien en avril dernier