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Imam Ndao, Les 99 Noms D’un ProcÈs

Imam Ndao, Les 99 Noms D’un ProcÈs

Entre les réquisitions lourdes de l’avocat général Aly Ciré Dia et la relaxe de l’imam Ndao, jour et nuit d’un épisode judiciaire complexe, il y avait là comme l’allégorie d’un procès atypique, où le ministère public a prononcé un verdict sans rendre la justice et les prévenus, demander justice sans être innocents. C’est un drôle d’attelage où les cerveaux sont blanchis ; les bras armés amputés. Relaxé en compagnie de plusieurs co-accusés pour soupçons de projet terroriste, « apologie » et « blanchiment d’argent » entre autres, celui qui a donné son nom au procès a presque éclipsé la condamnation dans la même affaire, d’un de ses disciples Matar Diokhané, sérieusement condamné à 20 ans avec quelques autres membres de la bande poursuivie.

Un procès symbolique

Le tribunal a établi sur la base des pièces à conviction explorées pendant l’audience qu’il était coupable. Les déplacements suspects, les mouvements de capitaux, les témoignages à charge, le recrutement, l’activisme, le rôle pivot, la documentation trouvée avec lui, tout confondait l’autre véritable héros de ce procès, symbole presque primal d’un Djihad aux portes du Sénégal qui ne cesse de frapper au mur sans réponse. Matar Diokhané est comme l’apprenti-terroriste zéro, le premier de l’ère moderne, celui qui défie la quiétude devenue légende au Sénégal, sur l’inexistence supposée d’une sensibilité au djihad violent grâce à l’antidote confrérique.

Si les larmes des proches de Diokhané ont tranché avec les cris de victoire de l’imam Ndao à l’annonce du verdict du juge Samba Kane, la complicité entre les deux hommes n’a pas franchement paru autrement ébranlée. Diokhané aurait, comme dans un pacte fraternel, endossé les habits du sacrifice pour mieux permettre au cygne blanc de renaître du soupçon.

Véritable saga judiciaire par les moyens mobilisés, la durée de l’instruction, les détentions préventives, le nombre de prévenus, l’ambiance surchauffée dans le tribunal et l’intérêt particulier de la presse, le procès de l’imam de Kaolack a nourri la chronique judiciaire de la période récente comme aucune autre affaire. Tout le long du procès, le prétoire est devenu lieu de propagande, le tribunal, une arène de partisans. La presse a bien couvert les différents chapitres même si elle a parfois substitué l’anecdote à l’information, les coulisses aux enseignements, les détails, à la portée de l’analyse sur un fait beaucoup plus profond.

Un imam troublant

Sous ses aires austères, sa barbe blanche de mollah des tropiques, son turban, Alioune Badara Ndao, l’imam de Kaolack, qui tient ses daaras, est resté tour à tour stoïque et offensif. Il se savait aimé des siens, d’une partie de sa ville. Plus globalement, il devait savoir que le récit sur le havre de concorde religieuse que serait le Sénégal, admettait un fanatisme mou, ou une piété rigoureuse. Il l’a plaidé le long du procès, rappelant sa foi inébranlable, mettant sur le compte de l’épreuve de Dieu, la circonstance qu’il vivait. Dans un mélange savant de rejet des valeurs dites modernes, l’inversion de l’accusation, le soupçon de conspirationnisme, il a joué une carte qui marche : celle de l’ascendance indiscutable de la religion. Ce qu’il partage du reste avec des millions de coreligionnaires. Bien aidé par ses avocats, le soutien de la foule, à défaut de gagner la bataille des faits, il pouvait gagner celle de l’opinion. La justice, devant l’impossibilité, ou l’incapacité, de démontrer sa culpabilité, malgré une masse d’éléments troublants, s’est pliée à la sagesse. Victoire pour l’émir du Saloum qui a aussi bénéficié de cette aura qui suscite la crainte et l’admiration, observable souvent dans la hiérarchie religieuse.

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Et puis Dakar n’est pas la province. Dans la ville de Kaolack, l’empreinte religieuse se mêle à une vraie piété sacralisée. Une forte tradition arabisante, de formation coranique, y reste bien implantée. Le Djihad y revêt sa forme d’ascétisme, d’endurance et dans la formation des esprits pieux, ces maîtres locaux se construisent de vraies réputations, dans le retrait des lumières de la capitale, où les foules de disciples leurs sont redevables. Dans ces zones profondes, ce qu’on reproche habituellement aux marabouts tape-à-l’œil n’a pas d’ancrages. En conséquence, ils deviennent presque des remparts contre la tentation de dévoiement de la religion et à ce titre, salués. Des imam Ndao, le Sénégal en compte des centaines. S’ils n’ont pas les mêmes desseins, une communauté de destin les unit.

L’inconscient d’un procès et les enseignements d’une littérature

C’est ce qui a rendu ce procès si singulier, on y jugeait finalement des monsieur-tout-le monde, des parents, amis, frères, cousins potentiels, que l’on ne pouvait pas imaginer terroristes. Mais au-delà des anecdotes, la découverte de cette affaire est bien terrifiante, et le verdict ne doit pas empêcher de pousser la réflexion. Dans une Afrique promise au grand péril depuis qu’elle est devenue continuellement et préférentiellement ciblée comme zone d’expansion du Djihad, les services secrets sénégalais et internationaux savent que des circulations clandestines de fonds et d’hommes, se font, que le pays exporte des candidats au martyre. Ce procès a permis de mettre en lumière l’existence de vraies filières sénégalaises, corroborées par une présence dans les troupes en Libye, au Mali, dans le centre de l’Afrique. Ce qui relevait du fantasme a pu être sérieusement documenté. Le Sénégal, à l’image des autres pays de la sous-région, produit des Djihadistes en cellules dormantes, ou de basses intensités, tapis dans l’ombre à l’affût des brèches, pour semer le chaos. Dans son ouvrage sur le bras droit de Ben Laden (L’histoire secrète du Djihad, Flammarion, 2018), Lemine Ould Salem, décrit d’ailleurs la porosité de la frontière entre la Mauritanie et le Sénégal, et des liens d’assentiment et de sympathie entre acteurs rigoristes qui se nourrissent de la proximité et qui pour l’heure n’ont pas encore embrassé les armes.

Cette chronologie ancienne sur la présence de forces obscurantistes, sinon violentes, à tout le néo-puritaines au Sénégal, a été l’objet d’un ouvrage de Moriba Magassouba (L’islam au Sénégal, demain les mollahs, Karthala, 1985) ou encore présent dans les travaux de Mar Fall. Cohabitant à côté du confrérisme, en conflit parfois, se sont développés, depuis longtemps, des courants d’ascendance wahhabites, attachés aux mœurs et œuvrant à une conquête par le bas. Si les tentatives ont manifestement échoué, l’échec n’est pas définitif, car même dans le champ confrérique, un néo-puritanisme fait son chemin et les piliers traditionnels anciens, part du syncrétisme, perdent de l’épaisseur au profit de la conformation aux normes religieuses. Le paysage religieux Sénégal garde donc cette composition complexe où les conflits sont silencieux, la cohabitation, une paix armée et le seul front religieux unificateur, est celui de la défense contre des influences.

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L’imam Ndao le sait bien, le contexte sous-régional en particulier et mondial en général, est de plus en plus acquis à l’idée d’une politique d’inspiration religieuse. Si au Mali les succès des imams Dicko et Haïdara alternent sur des fibres dures et conciliantes, leur audience montre que compte tenu du déficit de nation, caractéristique des Etats africains, la religion peut être l’élément fédérateur, la transcendance inquestionnée, pour le meilleur et pour le pire. Dans les lectures du terrorisme à l’échelle des sciences sociales dans le monde, la part de l’idéologie dans les motivations et celle de la religion sont souvent minorées. On se contente de dire que « cela n’a rien à voir avec l’islam », ce qui laisse la porte ouverte aux lectures sur un complot de l’Occident et donc une manipulation.

Querelle sur l’idéologie des terroristes

En France, les spécialistes de l’islam, Olivier Roy et François Burgat, ont donné à cette lecture plus d’envergure, en centrant leur analyse respectivement sur les causes sociales et coloniales. Si ces causes sont essentielles, elles ne sont pas seules. Dans la documentation interne et saisie de l’Etat islamique, et même dans les bases de données d’Al-Qaeda, il a pu être établi que les candidats au Djihad étaient issus de tous les milieux, des plus aisés, et que l’une des motivations était religieuse. Wassim Nasr (Etat islamique, le fait accompli, Plon 2016) ou encore David Thomson, (Les Revenants, Le Seuil, 2016) ont pu établir, sur la base de récits et de témoignages directs de djihadiste, la place importante de la religion en plus de la formation reçue sur la connaissance des textes. La persistance d’ailleurs du phénomène et l’attrait pour les nouvelles recrues s’expliquent par l’attachement à une idéologie qui se nourrit de phénomènes connexes comme le ressentiment colonial, l’envie de révolution, le sentiment d’injustice, la domination occidentale, la contre-violence face aux humiliations, le rejet de la société individualiste. Aux lectures mono-causales, il faut ainsi préférer des lectures plus générales, plus complexes. Les sociétés africaines, longtemps préparées par ce fanatisme mou, deviennent des sociétés plus perméables au projet des totalitarismes religieux. C’est la jonction entre les causes qui manque souvent à l’analyse : si la piété n’explique pas le Djihad, le fanatisme peut y conduire. C’est un monstre parfois à deux têtes dans les jours malheureux : la métaphore d’un imam Ndao et d’un Matar Diokhané, familiers d’un même discours dont ils font un usage différent, ou dans le prolongement.

Plus généralement, à l’échelle du monde, on aura capitulé à lutter contre l’idéologie « religieuse » qui sert de base et de justification au terrorisme. Démission collective car cette lutte suppose une relecture des textes, du Coran, inextricable dénominateur commun entre bons usagers du message divin et sanguinaires qui s’en nourrissent. Ce travail de philosophie se trouve en partie dans l’œuvre de Souleymane Bachir Diagne et de nombre de penseurs musulmans pluralistes, aux œuvres prodigieuses, oubliés au profit des seigneurs des accommodements déraisonnables qui promeuvent un islam politique et non spirituel, en prétendant que c’est indissociable.

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Le rôle des Sciences sociales et le piège des postulats

Il y a bien des lectures à faire de ce procès, sans doute plus de 99 pour s’amuser. Ce sont les noms des angles morts de l’analyse et des théories dominantes et confortables. Il manque de la profondeur, qui se joue des tabous. Sur le fil de la pelote imam Ndao, sur les liens, sur la porosité de la Gambie, les trafics suspects en Guinée, l’origine suspecte de beaucoup de fonds qui circulent dans le pays ; et dans le voisinage, l’embrasement de la situation sécuritaire au Burkina, le regain de forme de Boko Haram, l’intérêt nommément confirmé pour l’Afrique par la vidéo de Abu Bakr Al-Baghdadi, etc. Ce procès aurait dû mobiliser la recherche nationale, ne pas singulariser le Sénégal comme un îlot immunisé mais travailler sur le long terme, pour bâtir des sociétés pluralistes et inclusives qui n’abdiquent pas leur identité religieuse, mais n’en font pas non plus une essence refermée.

Avec le Timbuktu Institute, Bakary Samb essaie de créer une école, on ne peut que l’en féliciter. Ses productions explorent un temps long et sont généralement bien renseignées. Ses Contestations islamisées (Akrikana, 2018) ont un bon flair analytique sur la dimension composite et la place de la religion dans une mer des enjeux, mais il reste un effort à faire pour aller au-delà des postulats qui sont les siens : sur la confrérie comme rempart au Djihad par exemple. Ce fait a déjà été battu en brèche plusieurs fois et brillamment par Pérouse de Montclos dans son livre (L’Afrique nouvelle frontière du Djihad ? La Découverte, 2018). Et puis, la vocation d’un centre de recherche, ce n’est pas de jouer les bons offices entre protagonistes et de préparer un récit sur la concorde religieuse. Il faut idéalement éviter ce mélange des genres. Nos sciences sociales restent souvent emprisonnées dans des logiques d’affects qui empêchent la lucidité sur soi et la vitalité de la vertu scientifique. Cette recherche, ainsi orientée, au lieu de devenir indépendante de toutes les entités susceptibles d’influences, devient captive des réseaux qui confondent l’empathie nécessaire à la recherche aux biais d’intentionnalité. C’est du reste revenu, comme une ombre fantôme, hanter ce procès où on a oublié que le méfait terroriste n’était pas juste le sang, mais aussi et surtout la négation des acquis primaires de l’humanité. Le terrorisme des attentats ne doit pas masquer le terrorisme quotidien. Le poison à effet rapide Matar Diokhané ne doit pas éclipser le poison à effet lent Imam Ndao. 99 noms sans le plus important : la liberté de conscience.

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