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Lettre D’un Pharmacien Sénégalais Au Président De La République

Lettre D’un Pharmacien Sénégalais Au Président De La République

Excellence,

Avec stupéfaction, j’ai appris de la presse du pays la grâce que vous avez accordée au sieur Amadou Woury Diallo jugé et condamné le 4 décembre 2018 à une peine de prison de 5 ans et à une amende de 200 millions à payer à l’Ordre national des pharmaciens et au syndicat des pharmaciens privés du Sénégal.

Faut-il rappeler que ce monsieur, la soixantaine, a été arrêté le 11 novembre 2017 à Touba-Bélel alors qu’il convoyait 300 colis de 21 types de faux médicaments d’une valeur de 1 335 160 000 F Cfa pour le compte de Bara Sylla, désigné comme le cerveau de cette affaire. Jugés, les 2 faussaires ont été reconnus coupables d’association de malfaiteurs, de contrebande et d’exercice illégal de la profession de pharmacien avant d’être condamnés à des peines de 5 et 7 ans.

Quatre mois seulement après la sentence, Maître Abdoulaye Babou, avocat de la partie civile, marque son indignation et son incompréhension face à la remise en liberté d’un détenu alpagué pour des faits aussi graves et surtout non éligible selon lui, à une grâce présidentielle car son conseil avait interjeté appel et l’audience devait se tenir le 13 mai 2019 à Thiès.

Monsieur le Président, le pharmacien que je suis, sans nullement penser outrager votre droit à accorder la grâce à certains d’entre nous qui ont maille à partir avec la justice, ni même juger de la légalité de la décision que vous avez prise en faveur de A.W.Diallo, ne peut néanmoins se soustraire de son obligation d’alerte quand la santé des populations risque d’être mise à rude épreuve.

Amadou Woury Diallo, comme toutes les personnes impliquées dans la mafia du médicament, qu’elles soient convoyeurs, distributeurs, revendeurs ou même du cartel politico-maraboutique au cœur du deal, sont des criminels en ce que leurs forfaits tuent et massacrent la santé publique du Sénégal.

Sans faire dans le corporatisme en défendant une profession qui a tant servi la science (Biologie, Chimie, Botanique, phytothérapie et pharmacognosie, Physique, Hydrologie et Bromatologie, Sciences pharmaceutiques…), qui a fourni d’illustres scientifiques parmi les plus éminents du pays et qui ne font pas dans la recherche de façade (Pr Souleymane Mboup sur le Vih, Pr Daouda Ndiaye sur le paludisme, Pr Doudou Ba, président de l’Académie nationale des Sciences et techniques du Sénégal, etc.), la démarche de l’agent assermenté que je suis ne poursuit d’autre objectif que la préservation de la santé, donc de la vie des populations. En détenant et en manipulant des drogues que constituent les médicaments sans en avoir la qualité, en mettant des médicaments contrefaits sur le marché, A. W. Diallo et ses acolytes empoisonnent quotidiennement les populations et les tuent. Le trafic illicite de médicaments tue plus que toute autre maladie dans ce pays et il est périlleux d’en mesurer la stricte ampleur, son rôle dans les échecs thérapeutiques et la recrudescence des pathologies cardiovasculaires, métaboliques, cérébrovasculaires est bien établi. C’est à Touba, épicentre de ce trafic odieux où les malfrats opèrent ouvertement dans une totale impunité, que les professionnels de santé ont tiré la sonnette d’alarme en ce que les populations locales paient un lourd tribut du fait de l’augmentation vertigineuse du nombre d’insuffisants rénaux imputés à ce crime aussi lucratif mais plus attentatoire à la santé et à la vie des populations que ne le sont les trafics de drogues, d’armes et d’êtres hu­mains.

Il devient dès lors urgent de considérer le trafic illicite de médicaments comme un crime et de lui appliquer, à l’image de la contrebande de drogues, des mesures répressives à la mesure du fléau qu’il constitue et du désastre qu’il engendre sur la santé et la vie des populations car, faut-il davantage rappeler que le médicament n’est pas un produit banal ; il est une drogue souvent soumise au régime de substances vénéneuses (stupéfiants et substances dangereuses) et dont l’enseignement majeur reçu de nos Maîtres, qui retentit toujours dans mon esprit et mon cœur et qui aiguillonne au quotidien ma pratique professionnelle est : «Primum noli nocere.»

Excellence, la lutte contre le marché illicite du médicament doit être une priorité absolue et mérite toute l’attention nécessaire car hélas, trop souvent hélas, les plus vulnérables d’entre nous y laissent leurs vies qui sont sacrifiées ainsi sur l’autel d’intérêts bassement coupables et mercantiles.

J’ai juré devant les maîtres de la faculté et devant mes condisciples de ne jamais oublier ma responsabilité et mes devoirs envers le malade et sa dignité humaine et le législateur m’a accordé un monopole sur le médicament et c’est avec le cœur meurtri que je constate, impuissant, tous les jours que mes concitoyens sont intoxiqués aux médicaments. Je ne pense pas avoir les moyens de continuer à me constituer garant d’un produit aujourd’hui davantage désacralisé et souillé par des mains inexpertes et assassines.

Aujourd’hui, vous invitez votre Peuple à un sursaut national pour améliorer son cadre de vie. Nous devons d’abord assainir nos cœurs et nos esprits par une bonne éducation et une bonne formation, ensuite assainir la cellule familiale pour préparer les Sénégalais au vivre-en­sem­ble et partant, le désencombrement tant souhaité devient facile à réaliser. Toutefois, toute stratégie de désencombrement, pour pertinente qu’elle soit, devrait en priorité débarrasser le pays de la mafia du médicament qui n’a que trop détruit des vies au Sénégal et ailleurs.

Vous en souhaitant bonne réception,

Veuillez agréer, Monsieur le chef de l’Etat, l’expression de mes sentiments distingués.

Dr Mamadou Badara SECK

Pharmacien

mamadoubadara@yahoo.fr

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