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A Mon Cher Khalifa Touré : Ce Que Révèle Atlantique De Mati Diop

Mon cher Khalifa, je risque un propos en le formulant ainsi : que vaut la culture au Sénégal ? Je viens vers toi en ta qualité d’homme de culture pétri de valeurs humanistes que seule la culture installe en l’homme. Tes réflexions sur le cinéma sénégalais, en particulier et l’art africain, en général me nourrissent depuis la Licence 3. C’est grâce à toi que j’ai revu avec une attention soutenue Guelwar de l’indépassable Sembène Ousmane et La petite vendeuse de soleil de l’iconoclaste Djibril Diop Mambety.

A la veille de la Présidentielle du 24 février dernier, le Pr Abdoulaye Elimane Kane et Mouhamed Mbougar Sarr avaient nourri une réflexion sur la culture. Le premier appelait de ses vœux le replacement de la culture au cœur du développement, tandis que le second partait du constat d’une fracture culturelle au Sénégal. De part et d’autre de ces foyers d’idées, deux éminents compagnons intellectuels – au sens de lecture soutenue et de l’assomption de ce fait – de Léopold Sédar Senghor me dispensent de discourir sur le constat général : la culture est le cadet des soucis de nos gouvernants.

Ma question est en rapport avec la récente prouesse de Mati Diop qui fut gratifiée du Grand prix du jury du Festival de Cannes. C’est avec désolation que j’ai constaté la timidité qui a suivi, chez nous, la consécration d’une dame qui, avec une voix tremblante et chargée d’émotion, a dédié son prix à tous ces anonymes qui l’ont accompagnée dans son aventure. Atlantique est foncièrement une prouesse. Il nous faut nous incliner devant cette aura qui replace notre pays dans le cercle des Nations qui façonnent des talents. Mais nous devrions apprendre à entretenir les génies. Il y a quelque chose qui relèverait, je suppose et espère m’être trompé, de la haine de soi.

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Comme les sportifs, les artistes doivent être choyés et portés au rang qui devrait être le leur. Cependant, je me dois de reconnaître qu’il y a quelque chose de tragique que traînent tous les artistes. Justement, je viens de terminer cette nuit la lecture de la Lettre au père de Franz Kafka. Si ce n’est pas une vie de clochard au sens épuré du terme en tant que quelqu’un qui vit de miettes dans une société qui lui refuse jusqu’à sa lucidité, l’artiste est déjà enterré de son vivant sous le linceul de l’indifférence et parfois du mépris. C’est bien des années que quelques hommes finissent par dire : Et pourtant, il avait vu juste ! Mais là n’est pas le point focal du propos. Les artistes n’ont pas à conquérir le ciel. Il est déjà pénible de vivre à l’écart. Dans les temps qui courent, prendre de la hauteur devient acte de suicide pour tout créateur (Cf., L’albatros dans Les fleurs du mal de Baudelaire). Je pense à Joe Ouakam que la bonté de Aziz Samb a révélé au public en le plaçant au milieu des enfants dans ce spectacle culturel qui a raffiné bien des considérations sur la danse, le chant et la production théâtrale : «Oscar des vacances». Joe Ouakam brillait de par la blancheur de ses cheveux, mais il intriguait aussi de par le charme de son silence. Il a su vivre en marge et non en surplomb. Et ce fut son bonheur.

Pour revenir à cette dame qui s’est installée dans la liste très sélective des favoris, je dirais qu’elle a le mérite d’être célébrée par nos politiques. Je demeure sceptique quant à la vision des détenteurs du pouvoir politique sur ce qui résiste au temps. Résistance, ai-je dit ? Pas tout à fait. C’est là que je me plairai à visiter avec toi, mon cher Khalifa, le talent du Maître de l’académie.

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Dans Le banquet, Agathon, ayant triomphé dans un concours de productions artistiques (théâtrales, pour être précis), invita des amis pour l’honneur qui l’échût. En lieu et place d’éloges dithyrambiques à l’endroit de l’élu du moment, la discussion s’orienta vers une entreprise qui n’eut jamais d’initiateur : célébrer l’Amour en tant que divinité. Platon a su placer Socrate entre le lecteur et Diotime pour monter que la femme (ici, Diotime) est la trans-metteuse de la Grand parole comme Mati vient de le faire. Je fonde mon analyse sur la figure de deux jeunes que la défaite des politiques livra au vaste cimetière de la Méditerranée.

Ce rappel, mon cher Khalifa, c’est pour montrer qu’au moment des grandes conquêtes humaines, c’est non l’homme, mais son esprit qui doit être fêté pour avoir brillé de tous ses feux au milieu des ténèbres. Atlantique est un rappel des échecs des projets politiques depuis quelques années sur le continent africain. C’est dramatique et scandaleux de constater l’incurie de nos hommes politiques face à l’éveil de consciences qu’accomplit l’art. Le cinéma est un domaine de la culture comme la littérature, la peinture, la sculpture, la danse, …

J’ai compris la portée de la création artistique à l’image de ces jeunes enfants si innocents qui, avec le talent de Toni Morrison dans son discours de réception du prix Nobel de littérature en 1993, disent à une vieille dame aveugle et presqu’exilée du temps de ces mômes : «La passion n’est jamais suffisante, le talent non plus. Essayez tout de même ! Pour notre bien et pour le vôtre, oubliez votre nom dans la rue ; dites-nous ce que le monde a été pour vous dans les lieux sombres comme dans la lumière !»

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Et Atlantique dit ce que le monde est pour nous tous. Dans Un Dieu et des mœurs, Elgas parlait de Fodé qui partit à l’aventure en se perdant dans les embarcations de fortune. Deux mois après la lecture de ce magnifique ouvrage, je me retrouvais à Sédhiou pour les grandes vacances de 2016. Là, le même son de cloche lugubre sonna pour moi avec : «Yaya est mort en quittant Libye pour l’Espagne.» Des Fodé et des Yaya sont dans toutes les familles. Surtout celles défavorisées dans la distribution des richesses nationales.

Tu avais dit, il y a quelques années, avec une dramatique véracité que : «Le principal ennemi du cinéma aujourd’hui c’est l’inculture générale qui frappe l’homme contemporain.» J’y souscris à la lumière de ce qui se passe sous nos tropiques. Je me console avec l’idée qu’un jour nouveau sous un tamarinier d’un village perdu de l’Afrique, Mati Diop dira à la face du monde ces sublimes vers de Emile Verhaeren

«Quand les peuples nouveaux marcheront sur la terre

Je serai dans le corps, dans les mains, dans la voix

De ceux qui, malgré l’homme, obstinément espèrent

Et façonnent leur être ardent, quoiqu’éphémère

A ne vivre que pour l’effort et pour l’exploit.»

Ibou Dramé SYLLA

Doctorant en Philosophie Flsh/Ucad

xadkor.over-blog.com

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