Le paradoxe de la question linguistique africaine saute aux yeux. D’un côté, nous ne pouvons éternellement penser et créer dans les langues imposées par le colonisateur. De l’autre, nous ne pouvons, dans l’immédiat, nous passer de l’anglais, du français et du portugais. En effet, nos langues, avant les transports et la santé, subissent de plein fouet l’effet désastreux de notre colossal retard scientifique et technique. Le fait est là, frustrant, mais incontournable : le prodigieux essor des idées et des techniques modernes issues de la Renaissance a été essentiellement consigné dans les langues européennes. Il nous faudra donc beaucoup de temps, beaucoup d’énergie, un gigantesque sursaut politique et intellectuel, pour résoudre des équations du second degré en kikongo, expérimenter de la thermodynamique en ibo ou discuter d’épistémologie en kissi ou en gourmantché. Et pourtant, il nous faudra bien y arriver un jour, quitte à assécher les mers et à déplacer les montagnes. Nos langues disparaîtraient sinon, et nous avec, en tant que principe historique et culturel.
Deux écueils nous semblent aujourd’hui insurmontables : l’extrême diversité de nos dialectes et leur maigre lexique scientifique et technique. Au fond, cette diversité n’est pas plus grande qu’en Europe ou en Asie, et le mythe d’un cloisonnement étanche entre eux ne correspond à aucune réalité tangible.
L’heure du sursaut
Je fus agréablement surpris, il y a quelques années sur une plage de Durban, de constater que les uns en lingala, les autres en zoulou, Congolais et Sud-africains pouvaient parfaitement communiquer. Et dernièrement, en suivant une télévision soudanaise, j’ai presque tout compris de la langue peule de ce pays. On ne le dit pas suffisamment, mais le poular, le sérère, le ouolof, le balanto et le diola sont des langues cousines, issues d’une seule et unique langue : le wakourou, parlée au Tékrour vers le XIe siècle. Le soninké, le soussou, le malinké, le bambara, le sénoufo proviennent, eux, du wagara, la langue de l’empire du Ghana. Pas besoin de lire Saussure ou Pâthé Dieng pour comprendre que de l’ashanti au baoulé, en passant par l’agni et le fanti, les langues akans ne sont pas plus éloignées les unes des autres que ne le sont l’italien et le portugais, le catalan et le roumain. Bref, même dans les forêts les plus profondes (où la circulation des idées et des hommes s’avère particulièrement difficile), les langues africaines tissent le fil d’un seul un même continuum. Les Guérés de Côte d’Ivoire parlent la même langue que les Manos de Guinée et du Libéria ; de même les Yakoubas, les Bétés et les Didas (Côte d’Ivoire) et les Konos et Guerzés (Guinée) ressortent de la même aire linguistique.
Quant au lexique, rien ne nous empêche de l’enrichir, sinon l’incurable paresse politique des manitous qui nous gouvernent. Nos politiques linguistiques – quand elles existent ! – sont mal pensées et mal conduites. Par exemple, la Guinée, le Mali et le Sénégal qui partagent deux des grandes langues d’Afrique de l’Ouest (le peul et le mandingue) ne se sont jamais rapprochés pour former des maîtres et éditer des manuels communs dans ces deux langues.
Une question brûlante d’actualité
Sur ce sujet-là comme sur celui de l’alimentation (évoqué ici la semaine dernière), une vision régionale, voire panafricaine, s’impose. L’Union africaine (qui a enfin officialisé le swahili, mais où le yoruba et le haoussa, le peul et le mandingue, le lingala et le berbère ne sont toujours pas admis) doit d’urgence créer un institut africain des langues où des linguistes de très haut niveau pourraient travailler à leur réunification et à leur ouverture aux concepts modernes en s’inspirant de la structure de l’anglais, du français, du russe ou de l’allemand. Après tout, c’est en puisant abondamment dans le grec et le latin, l’hébreu et l’arabe que ces langues-là ont acquis le dynamisme qui est le leur aujourd’hui.
Modernisons nos langues et tout le reste suivra : les routes, les ponts, les idées et les mœurs !