Devant la fureur et l’engouement névrotique autour de la Coupe d’Afrique des nations (CAN), une réflexion autour du phénomène servira de prétexte à notre propos. De quoi cet évènement nous parle et de quoi nous parlent ceux qui en parlent ?
Le football est devenu un des phénomènes collectifs des temps modernes. En tant que phénomène social total, il convient d’en faire la déconstruction (au sens où l’entend le philosophe J. Derrida) pour en décrypter, au-delà du jeu, les véritables enjeux et fonctions. Les Ivoiriens ne disent-ils pas dans leur parler si savoureux : « Il ne faut pas s’amuser dans l’amusement qu’est le football » ? Il ne nous paraît pas superflu de rappeler que le sport est un champ privilégié des sciences sociales.
Dans la perspective que nous venons d’esquisser, nous nous contenterons de pointer quelques aspects :
La fonction ludique : le football, plus que tout autre sport, fait éprouver en 90 minutes toute la gamme des sentiments et émotions que l’on peut ressentir dans le temps long : la haine, l’angoisse, la tristesse, la jubilation. Chaque match draine une charge émotionnelle faite de passion intense. On peut passer du bonheur au malheur et du malheur au bonheur, en un temps très court (les Lions de moins de vingt ans viennent d’en faire l’amère expérience, pour avoir perdu leur match contre la Corée du Sud à la 97ème minute). Les défaites sont souvent pour les pays sources de psychodrames, ou de délire de joie en cas de succès.
Les cérémonies d’ouverture et de fermeture de CAN, scénarisées avec ingéniosité et créativité, démontrent le caractère festif de ce grand évènement dans la vie des nations africaines. Les symboles comme les drapelets qu’on agite, les corps peinturlurés, les hymnes nationaux, les déguisements, les percussions de djembés, les chants, les danses (12ème Gaïndé au Sénégal) constituent également un temps fort de liesse et d’esthétisation artistique dont le Brésil a naguère symbolisé l’expression la plus achevée. L’évènement est également spectacle. Sur les terrains de football, l’activité sportive n’est plus seulement le théâtre du rendement physique et de la performance. Elle se prête aussi à la mise en scène du corps et à la séduction, où le jeu de l’apparence s’exhibe. Les joueurs sont devenus des prescripteurs de mode et de tendances auprès des jeunes. Sur ce point, la chevelure, comme le langage, peut faire l’objet d’une analyse sémiologique : vers les années mil neuf cent soixante-dix, les cheveux longs à la Beckenbauer étaient à la mode. À partir des années quatre-vingts/quatre vingt-dix, les joueurs africains et asiatiques sont venus casser les codes avec des cheveux peroxydés. Ensuite, les crêtes sont apparues avec, comme joueur emblématique dans l’excentricité, Kydiaba, ex-gardien de but de la RD Congo. Les styles dabala, voire iroquois, ou le port de dreadlocks ont par la suite fait leur apparition. La prédilection va aux crêtes blondes en ligne droite (Balotelli, Mbaye Diagne) ou en demi-lune (Mané), avec une touche de sophistication par le Franco-sénégalais Mamadou Sakho qui ajoute des figures géométriques. Ces modes sont amplifiées par le phénomène du marketing publicitaire. Il semble qu’un joueur bling bling augmente sa valeur marchande (Pogba). En outre, dans ce jeu de la stratégie des apparences qui se réclame d’une logique sociale de la distinction se joue également le culte de la différence (Ronaldo et ses boucles d’oreille). Sur un autre registre, pour fêter un but, des sauts périlleux sont effectués en salto avant ou arrière dont le spécialiste incontesté est le Gabonais P.-E. Aubameyang (au risque de se casser le cou ou de perdre beaucoup d’énergie). Pour célébrer un but, les joueurs se livrent à une chorégraphie tellement synchrone qu’on est en droit de se demander si le temps consacré à répéter en chœur telle ou telle danse ne devrait pas être consacré à l’entrainement aux tirs aux buts et aux balles arrêtées.
La fonction d’exaltation patriotique : le football a désormais une fonction de catharsis, d’exutoire de stress et de cristallisation d’un consensus autour du sentiment d’appartenance à une seule et même nation. Il conforte les citoyens d’un pays dans l’assurance que le développement de la vie individuelle, avec tout ce que cela connote d’égoïsme, ne supprime pas l’existence de la vie collective, le « désir commun du vivre ensemble ». Le football donne à voir une théâtralisation des valeurs qui exaltent les mythes fondateurs d’une nation (évocation du passé historique à travers Ndiadiane Ndiaye et Lat Dior Diop (Pr Lamane Mbaye), ou de bravoure, symbolisé par le lion dont le courage est chanté par Youssou Ndour. Le communicateur traditionnel Mbaye Pekh, transformé en éthologue, nous apprend que le mâle comme la femelle, en cas de décès de l’un ou de l’autre, ne se remettent jamais en couple. On peut légitiment se demander si cela a une résonance chez des joueurs transformés, du jour au lendemain dans l’euphorie, en dignes héritiers de ces héros dont ils entendent peut-être parler pour la première fois. Du reste, chaque équipe nationale constitue pour ses supporteurs un objet de symbolisation de leur identité nationale. Le sentiment d’appartenance sous-jacent à cette identité se construit dans un rapport d’opposition parfois très virulent avec l’autre. C’est le terrain privilégié des antagonismes collectifs. En témoignent les pillages et autres exactions qui ont suivi la rencontre des deux Congo que l’on dit « pays frères » et, dans un passé pas si lointain, le comportement consternant des Togolais, qui sont allés mettre le feu à la maison de leur portier qui a servi et défendu les buts de leur équipe nationale pendant une dizaine d’années. La partisanerie n’est pas déterminée par le beau jeu, mais par l’appartenance à une nation. En outre, dans le lexique du foot, les métaphores guerrières utilisées à l’occasion des matches sont édifiantes à cet égard : attaquer, conquérir des espaces, perforer une défense, bombarder, voire pilonner le camp adverse, mitrailler ou fusiller un gardien, tir canon, envoyer un missile, armer un tir, quadriller un terrain, avoir une armada offensive, etc.
La fonction politique : le foot est un outil de communication politique. Sous ce rapport, il peut faire l’objet d’une récupération politique et permet, entre autres, la baisse des tensions sociales et politiques (une providence pour les problèmes soulevés par le gaz et le pétrole). À la suite d’une coupe d’Afrique remportée par la Côte d’Ivoire, c’est le président Ouattara lui-même qui était à la coupée de l’avion pour rendre hommage à ses champions avec, en prime, de hautes distinctions pour services rendus à la nation, journée chômée et payée…
Au Sénégal, les Libéraux ont eu à différer des marches et autres manifestations contre le pouvoir en place. Le président Wade a instrumentalisé le succès des Lions de 2012, arrivés en quart de finale de Coupe du monde, pour redorer son blason terni et polir son image (tournée avec Elhadj Diouf au gré de ses nombreuses pérégrinations). « J’ai investi, il est normal que j’en tire des dividendes », s’est-il piteusement justifié.
Le président Macky Sall n’est pas en reste. Il a dû sacrifier au rituel de la remise du drapeau national avec beaucoup d’emphase dans le discours. Il a titillé la fibre patriotique des joueurs « Laissez-nous ici la téranga et ramenez-nous la coupe, nous vous rendrons la téranga. »
La fonction magico-mystico-religieuse : Le sport en général et le foot en particulier sont des lieux où foisonnent des signes qui renvoient aux croyances, perceptions, représentations, mais aussi à l’affirmation du sentiment religieux. On peut relever une profusion de micro-rituels : certains joueurs font le signe de la croix avant leur entrée sur le terrain, portent des objets fétiches, entrent sur le terrain à cloche pied ou se livrent à des incantations. Pour d’autres joueurs musulmans, c’est le front au sol ou les mains tendues au ciel après avoir psalmodié des mots, pour signifier le geste de prière (Sadio Mané et Mohamed Salah). Durant certaines CAN, on a constaté le cas de joueurs qui répandaient de la poudre au sol pour conjurer les esprits maléfiques, ou qui ont refusé de serrer des mains de joueurs du camp adverse, quand ils n’avaient pas, comme les lutteurs, des bandages de protection ne protégeant pas contre une blessure. Certains entraineurs donnent le ton et sont les premiers à verser dans la superstition (chemise blanche d’Hervé Renard, costume noir de Bruno Metsu).
Toujours lors des CAN précédentes, la presse a fait état de consultants sportifs d’un genre nouveau venus du Ghana, trahis par leur accoutrement (chassez le naturel, il revient au galop….) qui ne laissait aucun doute sur leur état de sorcier (gangas). Au Sénégal, où le mysticisme règne en maitre, on s’en donne à cœur joie. Quand vous assistez à un match de « nawétanes », vous avez l’impression d’être dans une arène de lutte. Certains membres fédéraux dont on ne saurait mettre en doute la probité, ont eu à démentir avoir introduit ou accepté dans leur délégation des « xondiomeurs » attitrés.
L’ex-entraineur qui avait reçu à la figure trois paires de chaussures de marque Bata à Bata, en Guinée équatoriale (une paire de gifle pour chaque match perdu) ne rate jamais une occasion pour dire, comme une rengaine, que c’était une situation irrationnelle. Quand on en arrive à justifier les défaites par des forces occultes, l’on est disqualifié pour le métier d’entraineur dont les contreperformances ne doivent être justifiées que par des faits de jeu objectifs et uniquement au plan technico-tactique.
Ne soyons pas naïf, nous sommes dans un pays où la pensée magique détermine les attitudes et comportements des individus. Quand la vie de ces derniers est rythmée par des forces invisibles, voire surnaturelles, ancrées dans leur imaginaire et/ou conscience collective et animent leur vie du social au cosmique, on est à la limite devant deux logiques antinomiques qui s’affrontent, dont celle qui vous dit : « seul le travail paie » et celle qui vous dit : « nous sommes en Afrique avec ses réalités », qui est plus prégnante. Selbé Ndom a de beaux jours devant elle !!!
Point d’injonction du devoir être, mais ces pratiques, dénoncées par Henryk Kasperczack et Joseph Antoine Bell, ne doivent pas avoir cours dans un sport collectif comme le football moderne, où c’est la pédagogie de l’effort qui doit être inculquée aux jeunes. Autrement, c’est la porte ouverte à toutes les dérives et les charlatans sont toujours prêts à s’y engouffrer.
Ces derniers se nourrissent et font leur miel de l’angoisse et de la détresse des autres. C’est pourquoi il nous semble important de leur couper l’herbe sous les pieds par la prise en charge de la pression et du stress résultant du poids des attentes de tout un peuple qui pèsent sur les joueurs de l’équipe nationale. À ce propos, nous sommes toujours frappé d’entendre que le mental compte pour 50%. Lors des rencontres, beaucoup d’entraineurs soutiennent que quel que soit le système de jeu mis en place, c’est le mental qui fait la différence. Or, suprême paradoxe, les délégations pléthoriques ne comptent aucun psychologue. Qu’on ne vienne surtout pas nous dire que la formation de l’entraineur compte un module de formation en psychologie.
Au cours de la finale jouée contre le Cameroun, l’entraineur Cissé (sans lui faire un procès en sorcellerie), devant le bloc bas mis par l’équipe adverse du Sénégal, était comme pétrifié. Sous ce rapport, l’intervention d’un spécialiste du comportement comme un psychologue aurait été largement justifiée. L’action de ce dernier aurait consisté, non seulement à redonner confiance aux joueurs, mais aussi à aider l’entraineur lui-même, tétanisé qu’il était sur place car dépassé par l’enjeu et la tournure des évènements.
De la même manière, un psychologue rompu aux techniques de dynamiques de groupes peut aider à consolider la cohésion et l’esprit de groupe tels que souhaités par Idrissa Gana Guèye.
Un dernier mot ou viatique à l’endroit des joueurs et du staff : « Si l’on ne peut pas empêcher les oiseaux de mauvais augure de voler au-dessus de vos têtes, vous pouvez les empêcher de faire leur nid dans vos cheveux/dreadlocks ». Pour cela, si vous voulez avoir des résultats à la hauteur de l’immense espérance du peuple, une seule solution : « se battre sur le terrain jusqu’à la dernière goutte de sueur ». Bonne chance et que le succès soit au bout de l’effort.
Cheikh T. Ba est Sociologue