L’enjeu, pour la Confédération africaine de football, est qu’elle sache devenir meilleure, et ne pas juste se contenter de donner l’impression d’être meilleure. C’est fondamentalement ce que la CAF doit aux peuples africains.
Magali Lagrange : A la CAN, la fête continentale du football, en Egypte, c’est pratiquement la moitié des pays du continent qui est représentée, depuis le 21 juin, et pour un mois. D’où cette impression que l’Afrique toute entière est en fête. Cependant, qualifier, comme vous le faites, ce simple événement sportif comme étant « un des rares moments de consensus national dans la plupart des Etats » ne revient-il pas à prêter au football plus de vertu qu’il n’en a, ou ne devrait en avoir ?
Bien au contraire, la CAN a davantage encore de vertu que celles qu’on lui prête. Interrogerez un Africain de n’importe quelle nationalité, et il vous répondra que quelle que soit l’hostilité qu’il peut nourrir vis-à-vis des dirigeants en place dans son pays, jamais il ne pourrait désirer autre chose que la victoire pour son équipe nationale. Jamais vous ne verrez un footballeur d’un groupe ethnique refuser de jouer avec un coéquipier d’un groupe que l’on présumerait hostile. Mieux, tous soutiennent la sélection dans une ferveur à peu près identique, et souffrent de la même façon, lorsque leur équipe nationale est défaite.
Au fond, c’est précisément la capacité à souffrir pour son pays, lorsque celui-ci subit une épreuve, et la capacité à se retrouver dans une joie débordante, lorsque l’équipe nationale, par exemple, remporte une victoire éclatante, qui est la meilleure définition de l’attachement à sa patrie.
D’aucuns vous diront que ce n’est, là, que de la récupération politique, une manipulation visant à transformer le sport en une sorte d’opium du peuple…
C’est, hélas, la lecture idéologique que font ceux qui n’imaginent pas que des populations puissent aimer naturellement le football ou, plus largement, le sport. Savez-vous pourquoi les gens, en Afrique, sont si attachés au football ? Ce n’est pas en raison d’un quelconque fanatisme de commande, mais simplement parce que c’est le lieu où les talents, lorsqu’ils sont réels, peuvent s’épanouir et s’apprécier, donc, être jugés directement par le public lui-même.
Dans les concours, les résultats peuvent être manipulés, et les meilleurs peuvent être injustement recalés, sans que l’opinion puisse apprécier les fondements de leur élimination. Dans une élection, une commission électorale indélicate peut proclamer vainqueur un candidat qui n’est pas celui choisi par le peuple dans les urnes. Dans l’entreprise, un élément de valeur peut végéter longtemps, parce qu’il est écrasé par un supérieur hiérarchique veule, ou parce qu’il est maintenu sous l’éteignoir d’un malicieux plafond de verre. Un bon écrivain peut ne jamais être édité. Même un très bon musicien peut ne jamais voir son talent parvenir jusqu’à l’oreille du public.
Mais sur les stades, les spectateurs sont présents pour juger par eux-mêmes. Et le plus mesquin des arbitres ne peut enchaîner des décisions injustes au point de travestir la réalité du jeu, sans risquer de se faire lyncher par les spectateurs. Un bon joueur de foot éblouit d’emblée le public, et le plus féroce des entraîneurs ne peut durablement étouffer un Mbappé, un Mo Salah sans que ce dernier aille voir ailleurs, où son talent finira par éclater au grand jour… Bref, le sport est un des rares domaines dans lesquels les Africains savent que leur talent ou celui de leurs enfants peut être apprécié et reconnu, sans devoir se soumettre au pouvoir discrétionnaire d’un politique, d’un chef d’entreprise ou d’un sous-chef complexé, qui ne rêverait que d’écraser les autres.
C’est là, et pas ailleurs, qu’il faut chercher l’explication à l’engouement des Africains pour un événement comme la CAN.
Il n’empêche que la fête de la CAN a été quelque peu gâchée, cette année, par les déboires judiciaires du président de la CAF…
Le président de la CAF a été entendu dans une affaire de marchés d’équipements enlevés à une entreprise pour être confiés à un autre fournisseur. Et un employé licencié de la CAF aurait produit des documents tendant à prouver que cela a été une occasion de corruption, favorisée par le président Ahmad Ahmad. Ce dernier a expliqué, dès que cette affaire a été éventée, que la décision incriminée avait été prise par un comité comprenant plusieurs membres. C’est d’ailleurs à cette occasion que l’on a su que celui qui se faisait le propagateur de ces nouvelles venait d’être licencié. Et c’est là, tout le problème.
Pourquoi serait-ce un problème ?
Parce que, pendant des décennies, alors que la CAF était réputée minée par la corruption, le Whistleblower d’aujourd’hui a prospéré dans ce système, sans broncher. Et voilà qu’il se découvre lanceur d’alertes, juste après son licenciement. C’est pour le moins troublant. Difficile de s’en tenir à ce seul témoignage, dans cette seule affaire, pour décréter que tous les enfers sont déchaînés, et qu’un édifice jusque-là vertueux serait subitement en danger.
L’on croyait savoir, au contraire, que cette direction nouvelle aurait engagé des réformes visant à réduire le discrédit pesant sur une institution passablement… discréditée. Si même elle avait été viscéralement corrompue, la nouvelle direction de la CAF n’a pas eu le temps de le montrer. Comment faire croire à l’opinion qu’une audition dont est, du reste, sorti libre le président de la CAF serait le signal d’un pourrissement sans nom ? A la Fifa, à l’UEFA, à la Conmebol (la Confédération sud-américaine de football) comme à la CAF, les scandales de corruption étaient, jusqu’à il y a peu, la règle. Il faut juste éviter de tomber dans le piège qui consisterait à laisser penser que c’est aujourd’hui que la CAF basculerait dans la corruption, alors qu’elle tenterait plutôt d’en sortir.
L’enjeu, pour cette institution qui procure tant de bonheur aux peuples africains, est qu’elle sache devenir meilleure, et ne pas juste se contenter de donner l’impression d’être meilleure.